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01 mai 2024

La loi naturelle dans l’enseignement social catholique

Traduction de « Natural Law in Catholic Social Teachings » de Stepen J. Pope

Christian Pian, Maître de conférence en théologie morale à l’Institut Catholique de Paris

La loi naturelle dans l’enseignement social catholique Crédits: :Bangon Pitipong @istock.com

Ce texte a été réalisé sur la base d’extraits traduits et repris du chapitre « Natural Law in Catholic Social Teachings » de l’ouvrage de Stepen J. Pope, Modern Catholic Social Teaching: Commentaries and interpretations, 2005. Que Stephen J. Pope soit ici remercié pour l’autorisation qu’il a donné à ce travail. La dernière section, « La loi naturelle dans le magistère social de l’Église après Jean-Paul II » a été ajoutée par l’auteur de cet article.

Christian Pian

La notion de loi naturelle avant la D.S.E.

Les origines de l’éthique de la loi naturelle

Les origines lointaines de l’éthique de la loi naturelle se trouvent dans la philosophie et le droit grecs et romains. Elle renvoie à une distinction entre les lois positives régissant des communautés politiques particulières et la loi naturelle qui existe partout avant d’être officiellement promulguée par un État particulier. Par exemple, c’est de la loi naturelle que découlent le mariage, la procréation et l’éducation des enfants.

L’Église s’est tournée vers la loi naturelle pour deux raisons principales. Le document normatif central de la foi, l’Écriture sainte, ne fournit ni philosophie morale ni corpus de lois qui permettrait de gouverner des communautés politiques. Or, la loi naturelle constituait une ressource pour aider à penser les implications de la foi sur les questions sociales, économiques et politiques, d’autant plus que les chrétiens en vinrent à assimiler la culture et le droit civil romains.

En second lieu, les chrétiens de l’Empire romain étaient déjà confrontés au problème de la communication de leurs convictions à des citoyens qui ne partageaient pas nécessairement leurs convictions religieuses. La loi naturelle fournissait un moyen conceptuel permettant de préserver, d’expliquer et de réfléchir aux exigences morales inhérentes à la nature humaine et d’exprimer celles-ci à des publics plus larges. Les premiers chrétiens se sont inspirés de la reconnaissance par saint Paul du fait que les païens sont capables de connaître les attributs divins à partir de ce que Dieu a fait dans la Création (Rm 1, 19-21). Paul remarquait aussi que lorsque les païens observent naturellement les prescriptions de la loi, ils montrent que « les exigences de la loi sont inscrites dans leurs cœurs » (Rm 2, 14-15).

La doctrine de la loi naturelle s’est progressivement élargie pour intégrer une nouvelle reconnaissance de ce que l’on appelle aujourd’hui les « droits subjectifs ». Les canonistes médiévaux commencèrent à parler du droit (jus) comme étant une « liberté », un « pouvoir » ou une « faculté » possédés par un individu. Cet usage fut précurseur du développement des « droits naturels » subjectifs modernes, mais à l’époque, il était subordonné aux devoirs et considéré comme secondaire par rapport à la loi naturelle.

Saint Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274) fut à l’origine de la présentation la plus connue de l’éthique de la loi naturelle. Il a donné à la loi sa définition classique : « une ordonnance de la raison pour le bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté ».

Ce fut la réintroduction récente de la philosophie aristotélicienne de la nature qui permit à Thomas d’Aquin d’élaborer sa théorie synthétique de la loi naturelle. Dans cette perspective, la « fin » ou la « nature » intrinsèque d’un être est simplement « ce que chaque chose est lorsqu’elle est pleinement développée » et sa fin extrinsèque concerne la place qu’elle occupe dans le monde naturel. Les êtres humains doivent vivre « selon la nature » (kala physin). La finalité intrinsèque de la nature humaine incline, bien sûr, mais ne détermine en aucun cas la volonté d’un être humain libre vers sa propre fin, à savoir le bien de l’humanité.

Thomas associa l’habitude de la synderesis à la loi « écrite dans le cœur » de saint Paul (Rm 2,15). La raison pratique oriente naturellement chaque personne vers le bien et l’éloigne du mal, et ainsi le premier principe de la raison pratique est donc que nous devons rechercher le bien et éviter le mal.

Ce contexte général permet de donner sens à la description la plus célèbre de la loi naturelle faite par Thomas, à savoir la « participation de la créature rationnelle à la loi éternelle ».

Les enseignements sociaux catholiques ultérieurs introduisirent un nouvel élément fondamental dans l’anthropologie thomiste : la reconnaissance du caractère naturellement social et politique de la personne. Nous existons naturellement en tant que parties d’ensembles sociaux plus vastes dont nous dépendons pour notre existence et notre fonctionnement, ce qui justifie instrumentalement notre participation à la communauté politique.

En revanche, la personne ne peut pas être complètement subordonnée au groupe. Ceci non pas parce que la personne serait une monade isolée, mais parce qu’elle est membre d’un corps beaucoup plus vaste et plus important, à savoir la communauté universelle de toute la Création. En dernier ressort c’est l’Etat qui est au service de la personne et non l’inverse en raison de l’antériorité ontologique de celle-ci. La loi naturelle fixe donc le cadre permettant de rejeter deux extrêmes auxquels s’opposeront plus tard les enseignements sociaux de l’Eglise catholique : l’individualisme, qui valorise la partie au détriment du tout et le collectivisme qui valorise le tout aux dépends de la partie.

Thomas interprétait la justice en termes de fins naturelles. Le droit (jus) existe lorsque les fins sont respectées et accomplies, par exemple lorsque les parents prennent soin de leurs enfants. Thomas pensait que les normes morales les plus fondamentales pouvaient et, en fait, étaient connues de presque tout le monde. Elles contenaient sous forme condensée la Règle d’or et, sous une forme un peu plus développée, la deuxième table du Décalogue. Cependant, il pensait que la loi divine révélée était nécessaire, notamment pour compenser la déficience du jugement humain, fournir une certaine connaissance morale, en particulier dans les questions concrètes, et donner aux êtres humains finis la connaissance du bien suprême qui est la vision béatifique.

L’essor de la loi naturelle moderne

Les historiens attribuent les origines de la nouvelle théorie moderne de la loi naturelle à un certain nombre d’influences majeures. Il suffira de mentionner quatre facteurs : le nominalisme, la « seconde scolastique », le droit international et la théorie libérale des droits de Hobbes et de ses héritiers intellectuels.

L’émergence du nominalisme inaugura un mouvement s’éloignant de la tentative thomiste de fonder l’éthique sur les caractéristiques universelles de la nature humaine. Le déplacement de l’attention du général vers le particulier fit apparaître un nouveau centre d’intérêt tourné vers l’individu et ses droits subjectifs. Ockham modifia subtilement la théorie de la loi naturelle en l’interprétant d’une manière donnant une force nouvelle à la notion subjective de droit.

L’essor de la « seconde scolastique » à la Renaissance fut un autre facteur influençant le développement de la théorie moderne du droit naturel. Le dominicain espagnol Francisco de Vitoria (1483-1546) élabora une théorie de la dignité humaine universelle dans le cadre de son argumentation visant à réfuter les justifications philosophiques de l’exploitation des peuples indigènes des Amériques par les Européens. Le jésuite espagnol Francisco Suarez (1548-1617) contribua de manière significative à la lente accrétion des présupposés volontaristes dans le droit naturel. Suarez concevait la moralité avant tout comme conformité à la loi. Il assuma sans discussion la compatibilité totale de la loi naturelle thomiste avec la notion plus récente de droits subjectifs.

La nécessité pratique d’obtenir une plus grande stabilité dans les relations entre les nouveaux États-nations européens offrit un troisième stimulant majeur pour le développement de la théorie moderne du droit naturel. La violence et la durée des guerres de religion aux XVIe et XVIIe siècles firent fortement ressentir la nécessité d’une théorie du droit et de l’organisation politique capable de transcender les frontières confessionnelles. Hugo Grotius (1585-1645) élabora à cet égard une version du droit naturel fondée sur les droits afin de fournir un cadre éthique à son époque extrêmement combative et divisée sur le plan religieux.

Une quatrième interprétation, définitivement moderne, du droit naturel fut développée par Thomas Hobbes (1588-1679) et ses disciples. Hobbes produisit la première théorie entièrement moderne de la loi naturelle fondée sur les droits. Son originalité réside en partie dans sa tentative de commencer son analyse de la nature humaine à partir de la « nouvelle science » et de rompre complètement avec la philosophie téléologique aristotélicienne classique de la nature. Selon Hobbes, chaque individu est avant tout égoïste et n’est pas naturellement enclin à « faire le bien et à éviter le mal ». Hobbes abandonne l’exhortation classique à « suivre la nature » et à cultiver les vertus qui lui sont propres. Il n’y a donc pas envers autrui de devoirs naturels qui correspondraient à des droits naturels. Le « droit de nature » est antérieur à l’institution de la morale. Du fondement de l’auto-préservation Hobbes déduit un ensemble de « lois naturelles ». Seule la volonté du souverain peut imposer un ordre politique à des individus qui sont naturellement en état de guerre les uns contre les autres. Le droit n’est, et ne devrait être, que l’expression de la volonté du souverain. Il n’y a pas de loi morale supérieure en dehors du droit positif et du contrat social.

John Locke (1632-1704) s’inscrivit dans la ligne de ses prédécesseurs cherchant à limiter les querelles en établissant des lois indépendantes à la fois des croyances religieuses sectaires et des revendications métaphysiques controversées sur le bien suprême. Locke est d’accord avec Hobbes pour dire que la loi naturelle existe dans l’état de nature présocial. Les êtres humains abandonnent l’état anarchique naturel et concluent un contrat social en vue d’obtenir une plus grande sécurité. Le but du gouvernement consiste alors à protéger « les vies, les libertés et les biens ». Lorsqu’il n’y parvient pas, le peuple a le droit de se chercher un meilleur régime. La loi naturelle de Locke a servi de « fondement » aux lois positives.

Les juristes naturalistes modernes se sont mis d’accord sur le fondement individualiste des droits naturels et sur la priorité de ceux-ci par rapport à la loi naturelle. La loi naturelle de Locke a exercé une profonde influence sur Rousseau, Hume, Jefferson, Kant, Montesquieu et d’autres penseurs sociaux modernes importants, mais ces philosophes de premier plan ont à leur tour soumis la loi naturelle moderne à toute une série de critiques importantes. Emmanuel Kant (1724-1804), pour ne citer que cette grande figure, considérait la théorie traditionnelle de la loi naturelle comme fatalement défectueuse dans sa compréhension de la « nature » et du « droit ». Il jugeait la philosophie aristotélicienne de la nature et de l’éthique totalement inadéquate.

Kant considérait que le droit naturel classique souffrait du défaut fatal d’« hétéronomie ». La conception kantienne de l’agent rationnel a fourni une base solide à une éthique fondée sur le « respect des personnes », une doctrine des droits individuels et une affirmation de la dignité de la personne humaine.

Au XIXe siècle, le droit naturel fut supplanté par l’utilitarisme de Jeremy Bentham (1748-1832) et de John Stuart Mill (1806-1873). Bentham tenta de fonder l’éthique sur une vision de la nature – « la nature a placé l’humanité sous la gouvernance de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir » – mais il s’opposait catégoriquement à la loi naturelle et rejetait les droits naturels comme des « fictions » constituant des obstacles à la réforme sociale. Au cours des deux derniers siècles, la principale opposition à la loi naturelle est venue de diverses formes de positivisme qui considéraient la morale comme une tentative de codifier et de justifier les normes sociales conventionnelles.

La loi naturelle dans l’enseignement social catholique

 

De Léon XIII à Jean-Paul II les enseignements sociaux catholiques furent influencés de diverses manières par ces traditions de la loi naturelle, qu’ils s’y soient ralliés ou opposés. Ils ont intégré de manière sélective à la fois les théories modernes des droits naturels et les points de vue plus anciens des juristes médiévaux et des théologiens scolastiques. Les enseignements sociaux catholiques sont souvent divisés en deux grandes périodes : l’une précédent Gaudium et spes, et l’autre lui succédant. Les textes de la première période se sont appuyés principalement sur des ressources philosophiques et leurs propositions théologiques s’inspiraient généralement de la doctrine de la Création. Ils utilisaient l’argumentation de la loi naturelle de manière explicite, directe et assez cohérente. Leur cadre philosophique était néoscolastique. La littérature de la période plus récente (post Vatican II) est d’une teneur plus explicitement biblique et ses affirmations sont plus souvent tirées de la doctrine du Christ. Elle présuppose l’existence de la loi naturelle mais l’utilise de manière plus restreinte, indirecte et sélective. Sa matrice philosophique cherche à combiner la néoscolastique avec d’autres courants philosophiques, notamment l’existentialisme, le personnalisme et la phénoménologie.

Le terme « néoscolastique » fait référence à un mouvement philosophique du XIXe siècle et du début du XXe siècle visant à revenir aux scolastiques médiévaux et à leurs commentateurs (en particulier jésuites et dominicains) afin de fournir un système philosophique complet capable de contrer les philosophies séculières régnantes.

Léon XIII

Dès le début de son pontificat, Léon XIII (pape de 1878 à 1903) s’est inquiété du danger que représentaient le socialisme et le communisme pour la société civile. Les adeptes de ces idéologies, pensait-il, refusent d’obéir aux pouvoirs supérieurs, proclament l’égalité absolue de tous les individus, avilissent l’union naturelle de l’homme et de la femme et attaquent le droit à la propriété privée.

L’encyclique Immortale Dei (Sur la constitution chrétienne des États), publiée en 1885, justifie le gouvernement en tant qu’institution naturelle. L’encyclique Libertas praestantissimum (Sur la liberté humaine), publiée en 1888, déplorait que l’oubli de la loi naturelle soit à l’origine d’un désordre moral massif. Une bonne compréhension de la liberté et le respect de la loi commencent par la reconnaissance de Dieu comme législateur suprême. Le libre arbitre doit être régulé par la loi, « une règle fixe qui enseigne ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire ». La raison « prescrit à la volonté ce qu’elle doit rechercher ou éviter, afin d’atteindre la fin dernière de l’homme, en vue de laquelle toutes ses actions doivent être accomplies ». La loi naturelle est « gravée dans l’esprit de chaque homme » dans le commandement de faire le bien et d’éviter le mal ; chaque personne sera récompensée ou punie par Dieu en fonction de sa conformité à la loi.

Léon XIII a appliqué ces principes à la « question sociale » dans Rerum novarum (1891). La destruction des corporations à l’époque moderne a rendu les membres de la classe ouvrière vulnérables à l’exploitation et au capitalisme prédateur. La réponse à cette injustice, selon Léon XIII, comprend à la fois un retour à la religion et le respect des droits – propriété privée, droit d’association (syndicats), droit à un salaire décent, à des horaires raisonnables, à un repos sabbatique, à l’éducation, à la vie de famille – qui sont tous enracinés dans la loi naturelle.

Le modèle de société ordonnée de Léon XIII s’inspirait de ce qu’il considérait comme l’ordre de la nature – une position qui avait été abandonnée par les juristes naturalistes modernes. Adoptant une vision néoscolastique plutôt que darwinienne du monde naturel, Léon XIII soutenait que la nature elle-même avait ordonné les inégalités sociales. Il proposait un modèle organique de la société, inspiré d’une image de l’unité médiévale, au sein de laquelle les classes vivent dans un ordre et une harmonie mutuellement interdépendants.

La loi naturelle confère des responsabilités à l’État, tout en lui imposant des limites. L’État a « la responsabilité particulière de protéger le bien commun » et de « promouvoir au maximum les intérêts des pauvres ». La fin de la société étant de « rendre les hommes meilleurs », l’État a le devoir de promouvoir la religion et la moralité (RN 32). La famille étant antérieure à la communauté et à l’État (RN 13), celui-ci n’exerce aucun contrôle souverain sur la première. Anticipant le « principe de subsidiarité » de Pie Xl (QA 79-80), Léon XIII a enseigné que l’État doit intervenir chaque fois que le bien commun (y compris le bien d’une seule classe) est menacé et qu’aucune autre solution n’est possible (RN 36).

Pie XI

Pie XI (pape de 1922 à 1939) a écrit un certain nombre d’encycliques appelant à un retour aux vrais principes de l’ordre social. En 1931, « quarantième année » après Rerum novarum, il a publié Quadragesimo anno, (De la reconstruction de l’ordre social). Pie XI s’est appuyé sur la loi naturelle pour défendre un ensemble de droits violés par le fascisme, le nazisme et le communisme. Il a aussi invoqué les droits pour souligner les limites morales du pouvoir de l’État. Le droit à la propriété privée, par exemple, vient directement du Créateur afin que les individus puissent subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille et pour que les biens de la Création puissent être distribués à l’ensemble de la famille humaine. Même si elle est autorisée par le droit positif, l’appropriation par l’État de la propriété privée en violation de ce droit, contredit la loi naturelle et est donc moralement illégitime.

Le document Casti connubii (31 décembre 1930) de Pie Xl, généralement traduit par « Sur le mariage chrétien », fait plus explicitement appel à la loi naturelle que Quadragesimo anno.

Dans ce document, Pie XI condamne la contraception artificielle au motif qu’elle est « intrinsèquement contre nature ». La violation de cet ordre naturel est une insulte à la nature et une tentative autodestructrice de contrecarrer la volonté du Créateur.

Bien qu’elle ne soit pas habituellement considérée comme relevant de « l’enseignement social », l’encyclique Casti connubii eut de fortes implications sociales et politiques (en réaction avec le régime nazi et les lois qu’il promulgua). À l’époque, le droit naturel fut confronté à son adversaire le plus résolu, le naturalisme raciste.

Pie XI condamna ainsi comme violation du droit naturel la pratique de la stérilisation forcée et la politique d’interdiction par l’État du mariage aux personnes risquant de donner naissance à des enfants atteins de déficiences génétiques. Il devrait être déconseillé à ceux qui ont une forte probabilité de mettre au monde des enfants génétiquement défectueux de se marier, soutint le pape, mais l’État n’a aucune autorité morale pour restreindre le droit naturel de se marier.

Pie XII

Pie XII (pape de 1939 à 1958) poursuivit les critiques de son prédécesseur à l’encontre du fascisme et du totalitarisme au double motif que ces régimes portent atteinte à la dignité de la personne et étendent indûment le pouvoir de l’État.

Pie XII avait initialement repris à son compte la défiance de Pie Xl à l’égard du libéralisme ainsi que son engagement en faveur de l’idéal d’un ordre social catholique distinctif fondé sur la loi naturelle, mais il était plus préoccupé par les dangers du communisme que par ceux du fascisme et du nazisme. Les ravages de la guerre, cependant, le conduisirent progressivement à mieux apprécier la valeur morale de la démocratie libérale. Cette avancée vers la démocratie représentative, tenue à distance par les papes précédents, marqua le début d’une nouvelle façon d’interpréter la loi naturelle. Pie XII s’éloignait ainsi de la vision organiciste de la loi naturelle de son prédécesseur immédiat et de son modèle corporatiste de société bien ordonnée. La démocratie devant permettre le libre jeu des idées et des arguments, cette reconnaissance, même modeste, de la supériorité morale de la démocratie allait bientôt conduire l’Église à abandonner ses politiques de censure dans Pacem in terris (1963) et de religion établie dans Dignitatis humanae (1965).

Jean XXIII

Jean XXIII (pape de 1958 à 1963) eut recours au droit naturel pour tenter de répondre aux questions internationales pressantes de son époque. Mater et magistra, son encyclique sur la justice sociale et économique, reprend les enseignements fondamentaux de ses prédécesseurs sur la nature sociale de la personne, la société orientée vers l’amitié civique et l’obligation pour l’État de promouvoir le bien commun. Mais le pape le fait en mariant pour ce faire, de manière créative, le langage des droits et la loi naturelle.

Pour Jean XXIII, l’imago Dei fonde un ensemble de droits universels et inviolables et un profond appel à la responsabilité morale pour soi-même et pour les autres. Alors que Léon XIII reconnaissait la notion de droits dans le cadre d’une vision néoscolastique qui donnait la primauté à la loi naturelle, Jean XXIII relia les deux langages d’une manière beaucoup plus large et accorda une place beaucoup plus centrale à la notion de droits de l’homme.

L’encyclique la plus célèbre de Jean XXIII, Pacem in terris, développa un cadre de droit naturel étendu pour les droits de l’homme en réponse aux questions soulevées par la crise des missiles de Cuba. Jean XXIII élabora des critères fondés sur les droits pour évaluer le statut moral des politiques publiques.

Comme Grotius, Jean XXIII pensait que la loi naturelle constitue une charte morale universelle transcendant les confessions religieuses particulières. Il pensait également, avec Thomas d’Aquin et Léon XIII, que la conscience humaine reconnait facilement l’ordre imprimé par Dieu le Créateur en chaque être humain. Jean XXIII était de manière générale plus favorable à la culture de son époque que Léon XIII et Pie XI à la leur, mais tous ces papes affirmèrent que la raison pouvait identifier la dignité propre de la personne et reconnaître les droits qui en découlent.

Jean XXIII fut le premier pape qui interpréta la loi naturelle dans le contexte d’un véritable pluralisme social et politique et considéra les droits de l’homme comme le critère d’évaluation de tout ordre social. Il s’agissait d’un changement significatif au regard d’une éthique de la loi naturelle promouvant un modèle spécifique de société et ce, pour reconnaître la validité d’une pluralité de façons de structurer la société, à condition qu’elles passent le test des droits de l’homme. Pacem in terris marqua ainsi le début d’une reconnaissance de la nécessité d’un cadre moral ne se contentant pas d’imposer à toutes les cultures une interprétation particulière et culturellement spécifique de la nature humaine.

Vatican II : Gaudium et spes

Gaudium et spes (1965) commence par déclarer son intention de lire « les signes des temps » à la lumière de l’Évangile. Ces simples mots indiquent une transformation tout à fait fondamentale du caractère des enseignements sociaux catholiques à cette époque. Nous pouvons citer quatre traits d’évolution importants : une nouvelle ouverture au monde moderne, une attention accrue au contexte et au développement historiques, un retour à l’Écriture et à la christologie et, enfin, une insistance particulière sur la dignité de la personne.

L’accent mis sur la dignité de la personne (pour ne retenir que ce dernier point) s’est naturellement accompagné d’une plus grande attention à la conscience comme source de moralité. La reconnaissance de la dignité de la conscience individuelle encouragea l’Église à adopter un style de discernement moral plus inductif que celui que l’on trouve généralement dans la méthodologie de la loi naturelle néoscolastique. Elle donne aux laïcs une plus grande responsabilité pour leur propre développement spirituel et les encourage à développer une plus grande maturité morale.

Les pères conciliaires n’ont pas rejeté la loi naturelle, mais l’ont intégrée dans une compréhension plus explicitement christologique de la nature humaine. Les thèmes classiques de la loi naturelle ont été conservés. « Au plus profond de sa conscience, l’homme découvre une loi qu’il ne s’impose pas à lui-même, mais qui le contraint à l’obéissance » (GS 16). Tout être humain est tenu de se conformer aux « normes objectives de la moralité » (GS 16). Le comportement humain doit s’efforcer d’être « pleinement conforme à la nature humaine » (GS 75). Tous les hommes, même ceux qui ignorent totalement les Écritures et l’Église, peuvent parvenir à une certaine connaissance du bien en vertu de leur humanité. « Tout cela vaut non seulement pour les chrétiens, mais aussi pour tous les hommes de bonne volonté dans le cœur desquels la grâce agit de manière invisible » (GS 22).

Les pères conciliaires ont beaucoup insisté sur la dignité de la personne, mais comme Jean XXIII, ils ont compris que la dignité était protégée par les droits de l’homme, lesquels s’enracinaient dans la loi naturelle.

Paul VI

Paul VI (pape de 1963 à 1978) représenta à la fois les courants de l’enseignement social catholique néoscolastique et sensible à la dimension historique. Influencé par Jacques Maritain, Paul VI enseigna que l’Église et la société devaient promouvoir le « développement humain intégral », c’est-à-dire le bien total de chaque personne humaine.

L’anthropologie de Paul VI était personnaliste : chaque être humain a non seulement des droits et des devoirs, mais aussi une vocation (PP 15). Ainsi l’encyclique Populorum progressio (1967) se préoccupait non seulement de la subsistance physique de chaque salarié (à la manière de Rerum novarum), mais aussi de la possibilité pour chaque personne d’utiliser ses talents afin de s’épanouir pleinement dans ce monde et dans l’autre (PP 16).

Paul VI a compris qu’étant donné que le contexte du développement intégral varie dans le temps et d’une culture à l’autre, les questions sociales doivent être examinées à la lumière des résultats des sciences sociales ainsi qu’à travers l’analyse philosophique et théologique plus traditionnelle. Il savait que le magistère ne pouvait pas apporter de solutions claires, définitives et détaillées à tous les problèmes sociaux et économiques.

Cette qualité de vue est particulièrement évidente dans la lettre apostolique Octogesima adveniens (1971). Alors que Léon XIII attendait des principes de la loi naturelle des solutions claires, Paul VI laisse aux communautés locales le soin d’appliquer l’Évangile à leur propre situation. La loi naturelle fonctionne différemment dans un contexte mondial plutôt que simplement européen. Au lieu de se prononcer « d’en haut » sur le monde, l’Église « accompagne l’humanité dans sa recherche ». Elle « n’intervient pas pour authentifier une structure donnée ou pour proposer un modèle tout fait » à tous les problèmes sociaux. Au lieu de se contenter de rappeler aux fidèles des principes généraux, elle « se développe par la réflexion appliquée aux situations changeantes de ce monde, sous la force motrice de l’Évangile » (OA 42).

Les enseignements sociaux de Paul VI n’ont pas abandonné, et encore moins répudié explicitement, la loi naturelle. C’est dans sa célèbre encyclique Humanae vitae (1967), qui traite de la sexualité et de la reproduction, que Paul VI a le plus explicitement fait appel à la loi naturelle. Humanae vitae reprend l’affirmation téléologique selon laquelle la vie possède des fins intrinsèques auxquelles chaque personne doit se conformer. Tout être humain a l’obligation morale de se conformer à cet ordre naturel. En matière d’éthique sexuelle, cette vision de la nature génère des interdictions morales spécifiques fondées sur le respect des « fonctions naturelles » du corps, dont l’entrave est « intrinsèquement mauvaise ».

Les critiques ont affirmé que l’interprétation « physicaliste » de Paul VI de la loi naturelle ne tenait pas suffisamment compte de la complexité des circonstances particulières, de la primauté de la réciprocité personnelle et de l’intimité dans le mariage ainsi que de la différence entre la valorisation du don de la vie en général et l’exigence de son expression spécifique dans l’ouverture à la conception dans chaque acte sexuel.

Jean-Paul II

Jean-Paul II (pape de 1978 à 2005) a interprété la loi naturelle à partir de deux points de vue : le personnalisme et la phénoménologie. Les enseignements moraux du pape et sa description des événements dont il fut contemporain font un usage significatif de la catégorie de loi naturelle dans un cadre plus explicitement biblique et théologique.

Les enseignements sociaux de Jean-Paul II mentionnent rarement la loi naturelle de manière explicite. En fait, l’expression n’est même pas utilisée une seule fois dans Laborem exercens (1981), Sollicitudo rei socialis (1987) ou Centesimus annus (1991). L’argument moral de ces documents se concentre sur les droits qui promeuvent la dignité de la personne ; il prend simplement pour acquis l’existence de la loi naturelle.

Les enseignements sociaux de Jean-Paul II invoquent l’Écriture beaucoup plus fréquemment, et de manière plus soutenue et méditative, que ceux de ses prédécesseurs. Il met l’accent sur la condition de disciple chrétien et sur les obligations particulières qui incombent aux chrétiens vivant dans un monde non chrétien, voire anti-chrétien. Il accorde à l’épanouissement humain une place centrale dans sa théologie morale, mais l’interprète davantage à la lumière de la grâce que de la nature.

La réflexion la plus approfondie de Jean-Paul II sur la loi naturelle ne se trouve pas dans ses encycliques sociales, mais dans Veritatis splendor (1993), encyclique consacrée à l’affirmation de l’existence d’une moralité objective. L’éthique du pape continue de combiner deux principes généraux de la théorie de la loi naturelle. Tout d’abord, il pense que la structure normative de l’éthique est fondée sur une description de la nature humaine et, ensuite, il insiste sur le fait que la connaissance de cette structure est révélée par la Révélation et explicitée par l’interprétation appropriée du magistère hiérarchique qui fait autorité. Puisque la conscience de la loi naturelle a été brouillée dans la « conscience moderne », le pape soutient que le monde a besoin de l’Église, et en particulier de la voix du magistère, pour clarifier les exigences pratiques spécifiques de la loi naturelle. En tant qu’ « experte en humanité », l’Église dispose de la compréhension la plus profonde des principes de la loi naturelle et du meilleur point de vue pour en comprendre les principes secondaires et tertiaires (voire les plus éloignés).

Le pape a toutefois continué de s’en tenir à l’ancienne tradition selon laquelle les normes morales sont intrinsèquement intelligibles. Les peuples de toutes les cultures reconnaissent aujourd’hui l’autorité contraignante des droits de l’homme. La loi naturelle, via les droits de l’homme, fournit la base pour la diffusion des principes éthiques dans l’arène politique des démocraties pluralistes. Elle fournit aussi des critères permettant de tenir pour responsables les États criminels ou les acteurs transnationaux qui violent la dignité humaine. La loi naturelle offre encore des critères pour l’évaluation morale des systèmes économiques et politiques.

L’interprétation de la loi naturelle par Jean-Paul II a fait l’objet de plusieurs critiques : l’accent mis sur la loi, et en particulier sur la loi divine, au détriment de la raison et de la nature ; le manque de cohérence dans le recours au langage biblique, à la loi naturelle et au langage axé sur les droits ; une compréhension très sélective et anhistorique de la loi naturelle (ce qu’il décrit comme constituant des préceptes « immuables » interdisant le mal intrinsèque ayant parfois subi des changements).

La loi naturelle dans le magistère social de l’Église après Jean-Paul II

Pour le dire en une formule, avec Benoît XVI (pape de 2005 à 2013) la loi naturelle a fait un retour en force dans l’enseignement et les documents pontificaux. Déjà en 2004, celui qui allait devenir Benoît XVI pouvait déclarer dans un entretien avec le philosophe Jürgen Habermas qui a marqué : « Le droit naturel est resté, spécialement dans l’Église catholique, la structure d’argumentation par laquelle elle en appelle à la raison commune dans ses dialogues avec la société séculière et avec d’autres communautés religieuses, par laquelle aussi elle cherche les fondements d’une entente à propos des principes éthiques du droit, dans une société séculière et pluraliste. » (J. Habermas, J. Ratzinger, « Les fondements pré-politiques de l’État démocratiques », dans Esprit, juillet 2004, p. 5-28).

Le souci qui sera celui de Benoît XVI apparait bien ici : maintenir le dialogue avec d’autres pensées face au défi du monde d’aujourd’hui en misant sur le recours à la loi naturelle. Cette volonté s’est traduite par le document de la Commission Théologique Internationale paru sous le pontificat de Benoît XVI, en 2009, À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle. Dans le discours qu’il tint au Congrès international sur la loi naturelle peu avant (Université du Latran, 12/02/2007) le pape affirmait clairement que « le respect de la loi naturelle » constitue un remède au « relativisme éthique » dont la vie, la famille et la société sont victimes. La loi naturelle, expliquait encore le pape, « est en définitive le seul rempart valide contre l’arbitraire du pouvoir ou des tromperies de la manipulation idéologique. La première préoccupation de tous – et particulièrement pour qui a la responsabilité publique, est donc d’aider au progrès de la conscience morale. »

Dans sa seule encyclique sociale, Caritas in veritate (2009), Benoît XVI ne mentionne explicitement la loi naturelle qu’à deux occasions mais en des passages significatifs. Tout d’abord dans son chapitre consacré à « la collaboration de la famille humaine » au sujet de la coopération au développement dans ses dimensions culturelle et humaine. Il revient à cette occasion sur des propos de 2007 : « De multiples et singulières convergences éthiques se trouvent dans toutes les cultures ; elles sont l’expression de la même nature humaine, voulue par le Créateur et que la sagesse éthique de l’humanité appelle la loi naturelle. Cette loi morale universelle est le fondement solide de tout dialogue culturel, religieux et politique et elle permet au pluralisme multiforme des diverses cultures de ne pas se détacher de la recherche commune du vrai, du bien et de Dieu. L’adhésion à cette loi inscrite dans les cœurs, est donc le présupposé de toute collaboration sociale constructive. Toutes les cultures ont des pesanteurs dont elles doivent se libérer, des ombres auxquelles elles doivent se soustraire. La foi chrétienne, qui s’incarne dans les cultures en les transcendant, peut les aider à grandir dans la convivialité et dans la solidarité universelles au bénéfice du développement communautaire et planétaire. » (CV 59). La seconde référence explicite à la loi naturelle dans cette encyclique est faite dans le chapitre où le pape propose des points de repère autour des développements de la technique qui le conduisent à affirmer dans le contexte de la bioéthique que la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique : « Tandis que les pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain. Dieu révèle l’homme à l’homme ; la raison et la foi collaborent pour lui montrer le bien, à condition qu’il veuille bien le voir ; la loi naturelle, dans laquelle resplendit la Raison créatrice, montre la grandeur de l’homme, mais aussi sa misère, quand il méconnaît l’appel de la vérité morale. » (CV 75).

Le pape Benoît XVI a bien signifié ici, jusque dans son enseignement social, que le défi auquel l’Église catholique était confrontée en ce XXIe siècle n’était plus seulement de pouvoir s’appuyer sur une éthique quelque peu unifiée et convergente mais sur une anthropologie pouvant être considérée comme quelque peu partagée.

Comme dans un mouvement de balancier – mais dont on ne peut toutefois prévoir le comportement futur – le pontificat de François (pape depuis 2013) est marqué par un retrait significatif des références explicites à la loi naturelle en tant que telle dans le magistère social proposé. A vrai dire c’est d’ailleurs tout l’enseignement du pape François qui est marqué par ce retrait.

Retrait significatif ne signifie toutefois pas absence et l’exhortation apostolique inaugurale de ce pontificat, Evangelii gaudium (2013) sur l’annonce de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui mentionne une fois la loi naturelle dans une section au enjeux importants qui concerne le dialogue entre la foi, la raison et les sciences. Dans la lignée de ses prédécesseurs immédiats – Jean-Paul II qu’il cite, mais plus originellement en référence à Thomas d’Aquin – le pape François rappelle ainsi que « la foi ne craint pas la raison et qu’au contraire elle la cherche et lui fait confiance, parce que “la lumière de la raison et celle de la foi viennent toutes deux de Dieu” et ne peuvent se contredire entre elles ». Il continue en ces termes : « L’évangélisation est attentive aux avancées scientifiques pour les éclairer de la lumière de la foi et de la loi naturelle, de manière à ce qu’elles respectent toujours la centralité et la valeur suprême de la personne humaine en toutes les phases de son existence. Toute la société peut être enrichie grâce à ce dialogue qui ouvre de nouveaux horizons à la pensée et augmente les possibilités de la raison. Ceci aussi est un chemin d’harmonie et de pacification. » (EG 242)

Dans ses deux encycliques relevant explicitement du magistère social, le pape François n’emploie pas le terme de loi naturelle. Dans Laudato si (2015), il semble s’y référer cependant une fois lorsqu’il écrit : « L’écologie humaine implique aussi quelque chose de très profond : la relation de la vie de l’être humain avec la loi morale inscrite dans sa propre nature, relation nécessaire pour pouvoir créer un environnement plus digne. » (LS 155) Dans Fratelli tutti (2020), alors que François fait référence plusieurs fois à la notion de loi mais dans le sens de la loi révélée, on peut aussi repérer un emploi qui pourrait suggérer une référence à la loi naturelle. Il évoque en effet « la loi fondamentale de notre être » qui est « que la société poursuive la promotion du bien commun et, à partir de cet objectif, reconstruise inlassablement son ordonnancement politique et social, son réseau de relations, son projet humain ». (FT 66) Mais cette mention à la loi prenant place dans le commentaire que propose le pape de la parabole du bon Samaritain (deuxième chapitre de l’encyclique), la référence à la loi relève ici tout autant de la loi révélée par Jésus-Christ.

Il faut se tourner vers l’exhortation apostolique Amoris laetitia (2016) sur l’amour dans la famille pour trouver une référence à la loi naturelle. Il s’agit en fait d’une référence au document de la Commission Théologique Internationale de 2009 mais le choix de la citation dit bien la grande prudence avec laquelle le pape François entend renvoyer à la loi naturelle – fût-ce implicitement – dans son enseignement : « La loi naturelle ne saurait donc être présentée comme un ensemble déjà constitué de règles qui s’imposent a priori au sujet moral, mais elle est une source d’inspiration objective pour sa démarche, éminemment personnelle, de prise de décision ». (AL 305 ; n° 59 pour le document de la CTI)

Alors même que François aurait pu choisir de s’appuyer sur la loi naturelle dans son souci constant d’instaurer un dialogue en contexte de pluralisme, et ce depuis Evangelii gaudium, il a adopté une position à la fois plus humble et plus exigeante. Il écrit ainsi dans sa première exhortation apostolique : « Ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. » (EG 184) Il avance, dans le même sens, la conviction suivante dans Laudato si : « Sur beaucoup de questions concrètes, en principe, l’Église n’a pas de raison de proposer une parole définitive et elle comprend qu’elle doit écouter puis promouvoir le débat. » (LS 61)

Sur la base de telles formulations, on conclura avec Christoph Theobald qui résume clairement la posture du pape François dans son enseignement social, posture qui explique son recours très prudent et très discret à la notion de loi naturelle dans la mesure où cela pourrait laisser entendre que l’Église aurait le monopole d’une interprétation autorisée de celle-ci. Notre confrère théologien estime ainsi que, se démarquant de l’approche anthropocentrique et homogène (qui porte en fait l’enseignement social de l’Église depuis Vatican II et Gaudium et spes jusque dans sa volonté de dialogue), François montre une autre « manière de donner droit de cité à l’altérité et à ce qui est divers et pluriel – signifié par le polyèdre – et donc au dialogue social ». Le corollaire d’une telle façon d’envisager le dialogue social est que, si celui-ci « est mené avec vérité », alors, il « ne peut qu’introduire la foi chrétienne comme “ressource” vitale ou comme style de vie, fondé sur le principe de “gratuité” ». (cf. « L’enseignement social de l’Église selon le pape François » dans La pensée sociale du pape François, dir. Bertrand Hériard Dubreuil, 2016, p. 25)