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05 septembre 2011

Introduction à Gaudium et spes

L’Église dans le monde de ce temps

Jean-Yves Calvez, jésuite

La quasi totalité des textes officiels présentés sur ce site sont des documents d’origine pontificale : encycliques, autres lettres ou messages de divers papes. Gaudium et spes, ainsi d’ailleurs que Dignitatis humanae, sont au contraire des documents de Concile. Promulgués l’un et l’autre le 7 décembre 1965, dernier jour du concile œcuménique Vatican II, qui fut solennellement clôturé le lendemain 8 décembre.

 

Étape capitale dans l’histoire récente de l’Église, le concile s’était ouvert le 11 octobre 1962. Dès le 25 janvier 1959, en fait, Jean XXIII avait fait confidence de l’inspiration qui le mènerait à entreprendre ce Concile. Le 25 décembre 1961 il le convoquait, lui assignant trois buts essentiels : réforme de l’Église, rapprochement de tous les chrétiens, rapports de l’Église avec le monde.

Les conciles œcuméniques n’avaient pas été fréquents dans les temps modernes. Les deux qui précèdent Vatican II sont celui de Trente (XIXe œcuménique), de 1545 à 1563, au temps de la Réforme, et celui de Vatican I, en 1869-1870, à un moment où l’Église se sent assiégée par la pensée moderne et par la pratique des États modernes. Vatican I avait été interrompu, prorogé sine die, à la suite du déclenchement du conflit franco-prussien, lourd de répercussions sur le sort de l’État pontifical et, par là, sur la liberté du Concile. Il n’avait jamais été repris ensuite… Un nouveau Concile au milieu du xxe siècle, après tant de transformations du monde, ne pouvait manquer d’être un événement considérable. Il l’a effectivement été.

Vatican II, peut-on dire, s’occupa d’abord de l’Église en elle-même. Ce qui conduisit à la Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, promulguée le 21 novembre 1964, mais aussi à celle du 18 novembre 1965 sur la révélation divine, Dei Verbum, et à de nombreux autres documents : sur la liturgie, l’œcuménisme, l’éducation chrétienne ; les évêques, les prêtres, les religieux ; l’apostolat des laïcs.

Mais selon l’intention de Jean XXIII convoquant le Concile, Vatican II entreprit aussi peu à peu de traiter de la relation de l’Église avec le monde. Il s’y engageait en fait dès son message au monde au cours de la première session, le 20 octobre 1962 : « Nous apportons avec nous, disaient les évêques, de toutes les parties de la terre, les détresses matérielles et spirituelles, les souffrances et les aspirations des peuples qui nous sont confiés… Notre sollicitude veut s’étendre aux plus humbles, aux plus pauvres, aux plus faibles… Nous nous sentons solidaires de tous ceux qui, faute d’une entraide suffisante, n’ont pu encore parvenir à un développement vraiment humain. » « Aussi, poursuivait le message, dans nos travaux, donnerons-nous une part importante à tous ces problèmes et à une authentique communauté des peuples. » La question de la « paix entre les peuples » et celle de la justice sociale se trouvaient par là explicitement mises à l’ordre du jour.

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Au début du Concile cependant il n’y avait encore aucun schéma préparatoire concernant les problèmes qui seraient un jour abordés dans Gaudium et spes. Mais les cardinaux Montini, Lercaro, Suenens, Doepfner et Léger dénoncèrent la lacune dès la première session. Et leurs discours portèrent : le 7 décembre 1962, en effet, une nouvelle liste de schémas préparatoires était mise en circulation. Ils étaient au nombre de 17. Le Schéma XVII était intitulé : « Des principes et de l’action de l’Église pour promouvoir le bien de la société. »

Ce titre changerait assurément beaucoup ensuite, et avec le titre l’esprit aussi changerait, mais le départ était ainsi donné. Dès janvier 1963 la préparation était confiée à une Commission mixte composée d’évêques et d’experts provenant tant de la Commission doctrinale que de la Commission pour l’apostolat des laïcs. Le titre était devenu : « De la présence de l’Église dans le monde d’aujourd’hui. »

Il y aurait bien des péripéties pendant trois ans avant qu’on en arrive au document finalement voté. Projets successifs, rédactions successives. Mais la principale péripétie semble avoir consisté dans le passage d’une rédaction initiale où les perspectives théologiques d’ensemble occupaient assez peu de place – deux chapitres seulement, sur la vocation de l’homme et sur « la personne humaine dans la société », précédant toute une série de chapitres spéciaux, sur la famille, la culture, l’économie, la communauté des peuples et la paix -, à un texte où les questions théologiques fondamentales sont beaucoup plus élaborées et développées. Pendant quelque temps même, au cours des travaux préparatoires, les chapitres spéciaux eurent le statut de simples annexes.

L’élaboration plus poussée des perspectives théologiques avait été demandée surtout par le cardinal Suenens. D’autres évêques y firent ensuite d’importants apports, y compris un jeune évêque auxiliaire de Cracovie, Mgr Karol Wojtyla, futur Jean-Paul II. La réflexion en vint à se centrer de plus en plus sur la signification même de l’activité humaine dans l’univers au sein du plan de Dieu et dans l’œuvre du Christ. La perspective christologique fut d’ailleurs renforcée elle aussi. On s’éloignait ainsi, très heureusement en fait, d’un document qui n’aurait été que la reprise synthétique de l’enseignement social catholique tel qu’il résultait des encycliques pontificales durant les trois quarts de siècle récents.

Il est certes vrai que, même sur les thèmes plus spéciaux, les questions graves et les objets de grande controverse ne manquaient pas : particulièrement le problème de la contraception artificielle, d’un côté, et de l’autre, celui des armes nucléaires (de leur usage, de leur détention, de leur fabrication). La pilule et la bombe, comme titrait volontiers la presse.

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Deux documents d’origine pontificale, publiés pendant le cours des travaux préparatoires, ont considérablement influé sur la rédaction. D’abord, Pacem in terris, la dernière encyclique de Jean XXIII, publiée le 11 avril 1963, peu avant sa mort. Pacem in terris a influé de bien des manières : par sa doctrine sur la paix et sur l’armement nucléaire, par ses principes sur la communauté politique, par sa prise de position en faveur des droits de l’homme ; mais aussi, par l’esprit d’ouverture et de sympathie à l’égard de tout homme que Jean XXIII avait fait passer dans cette encyclique, plus particulièrement par la distinction que faisait le vieux Pape entre l’erreur et ceux qui la commettent, comme entre d’importants mouvements historiques à portée sociale et les doctrines inacceptables qui leur ont donné naissance…

Jean XXIII mourut le 3 juin 1963, et le 21 du même mois Paul VI lui succéda. Le 6 août de l’année suivante, alors qu’était déjà très engagé le travail de rédaction du Schéma sur l’Église dans le monde – devenu Schéma XIII, nom sous lequel il fut longtemps connu, – le nouveau pape publia son encyclique inaugurale, Ecclesiam suam. Or celle-ci aussi allait marquer fortement le Schéma XIII. On l’a dite l’encyclique du « dialogue » : c’est par son entremise que ce thème allait occuper une telle place dans Gaudium et spes. D’autre part, le souci de l’incroyance, si caractéristique d’Ecclesiam suam, entraînerait la préparation du long passage que Gaudium et spes consacre à la question de l’athéisme.

C’est au cours de la discussion du Schéma XIII qui eut lieu à la session d’octobre-novembre 1964 que ces requêtes, issues d’Ecclesiam suam, furent présentées. À cette session eut lieu aussi un vote de prise en considération. Résultat : 1579 voix pour, 296 contre. La commission fut chargée de revoir plusieurs points des chapitres spéciaux, dont les questions touchant la famille et la guerre nucléaire, et simultanément de réécrire encore la partie théologique en lui donnant un contenu anthropologique plus développé. Techniquement le nouveau travail fut confié à une équipe de rédaction restreinte : Mgr Pierre Haubtmann, secrétaire à l’information de l’épiscopat français, futur recteur de l’Institut catholique de Paris, le P. Johannes B. Hirschmann, théologien jésuite allemand de Francfort, le P. Roberto Tucci, directeur de la Civiltà Cattolica, et le chanoine Moeller de Louvain. Mgr Haubtmann, dont le rôle fut très important dans les dernières étapes de la rédaction, assurait la direction de l’équipe, Mgr Philips de Louvain l’ultime coordination du travail.

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À la dernière session du Concile, à l’automne de 1965, il y eut un nouveau grand débat. En particulier sur l’ambiguïté des valeurs humaines, que le schéma mettait tellement en relief. L’évêque de Versailles, Mgr Renard, concluait ainsi une intervention : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. Mais il faut ajouter avec saint Irénée : l’homme vivant, c’est la vision de Dieu. » Le cardinal Frings (Cologne), Mgr Volk (Mayence) insistèrent aussi, à l’encontre d’un trop fort optimisme, pour que soient exactement exposés la place du mal et du péché, et le sens de la Rédemption par le Christ. Les Pères orientaux, de leur côté, obtinrent l’introduction d’une anthropologie plus expressément religieuse, axée sur la conception de l’homme comme image de Dieu, et comme appelé à le glorifier.

Le débat sur les armes nucléaires fut aussi fort vif : le cardinal Spellman en particulier redoutait une condamnation pure et simple de la dissuasion. Sur le problème de la contraception au contraire il n’y eut plus de véritable débat : au terme de la session précédente, à la fin de 1964, il avait été entendu qu’elle serait réservée au pape, aidé d’une commission de théologiens et d’experts. Ceci fut indiqué dans une note de Gaudium et spes et, comme l’on sait, c’est par l’encyclique Humanae vitae (1968) que Paul VI se prononça enfin, confirmant le jugement traditionnel défavorable aux contraceptifs artificiels.

Une fois votée Gaudium et spes, « constitution pastorale », intitulée « l’Église dans le monde de ce temps », Paul VI résuma ainsi l’événement : « Le magistère de l’Église, bien qu’il n’ait pas voulu se prononcer sous forme de sentences dogmatiques extraordinaires, a étendu son enseignement autorisé à une quantité de questions qui engagent aujourd’hui la conscience et l’activité de l’homme ; il en est venu, pour ainsi dire, à dialoguer avec lui… Il ne s’est pas adressé seulement à l’intelligence spéculative, mais il a cherché à s’exprimer aussi dans le style de la conversation ordinaire. » Mais Paul VI se voyait déjà obligé aussi à défendre, si l’on peut dire, le Concile contre qui l’accusait de déviation anthropocentrique : « Notre humanisme, disait-il, se fait christianisme, et notre christianisme se fait théocentrique, si bien que nous pouvons également affirmer : pour connaître Dieu, il faut connaître l’homme. » En concluant il s’écriait : « Aimer l’homme… non pas comme un simple moyen, mais comme un premier terme dans la montée vers le terme suprême et transcendant, vers le principe et la cause de tout amour. » Écho aux pensées du P. Teilhard de Chardin.

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Les rappels historiques qui précèdent font déjà voir la portée de notre document, de forme et de contenu très nouveaux pour un Concile. On en devine également le plan : Première partie, plus théologique et doctrinale ; Seconde partie, plus morale et pastorale.

La première partie a pour titre « L’Église et la vocation humaine » et s’articule en quatre chapitres. Les deux premiers sont, nous l'avons dit, ceux qui sont apparus le plus tôt dans la rédaction, comme une introduction aux chapitres spéciaux sur les diverses questions de la vie sociale. Ils ont désormais pour titres : « La dignité de la personne humaine » et « La communauté humaine ». Suit un chapitre III, devenu vraiment le chapitre central, où est élaborée, dans le contexte des humanismes modernes, une théologie du sens de « l’activité humaine dans l’univers », et du sens même de toute l’activité quotidienne des hommes. La réalité du péché n’est pas ignorée, mais le Concile n’a pas hésité à manifester l’achèvement de l’activité humaine dans le Christ ressuscité, à travers le mystère pascal, et le rapport entre toute l’œuvre de l’homme et « la terre nouvelle, les cieux nouveaux », le royaume éternel que le Christ remet à son Père.

Le chapitre IV ramène, dans ce contexte anthropologique, christologie et eschatologique d’ensemble, à la considération de l’Église, non seulement porteuse de ce message, mais aussi « sacrement » du salut et de l’unité de l’humanité réconciliée. Cette Église est donc du ciel, mais bien dans le monde cependant. Et le Concile de s’efforcer de faire voir tout ce qu’elle peut offrir à l’homme et au monde, et de même ce qu’elle en reçoit (« Rapports mutuels de l’Église et du monde »).

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Dans ce cadre, le Concile veut traiter « De quelques problèmes plus urgents ». C’est le titre et c’est le sens de la Deuxième Partie de Gaudium et spes. Il s’agit d’aider les hommes autant qu’il est possible en projetant sur ces problèmes la « lumière des principes qui nous viennent du Christ ».

Les domaines ainsi retenus sont : la famille (ch. 1) ; la culture (ch. 2) ; la vie économico-sociale (ch. 3) ; la communauté politique (ch. 4) ; la communauté des nations à construire et la paix à sauvegarder (ch. 5). Même sur ces sujets l’enseignement du Concile est particulièrement autorisé. Celui que donne un pape ou l’autre a toujours un caractère quelque peu personnel, l’enseignement du Concile a l’avantage d’être celui de tout l’épiscopat, et d’avoir été soumis effectivement à la critique des deux mille évêques réunis.

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Gaudium et spes sera vite retenu comme l’un des deux documents clés du Concile. Un peu injustement sans doute en ce qui concerne d’autres textes importants, pour beaucoup le Concile tout entier ce fut : Lumen gentium, donc l’Église dans sa nature et dans sa structure, et Gaudium et spes, l’Église dans le monde, l’Église envoyée au monde.

Peut-être y eut-il d’ailleurs, dans une première étape, simple ouverture au monde, et parfois bien naïve, plutôt que vrai dialogue, dans lequel les chrétiens eussent l’audace de transmettre à leurs frères en humanité ce que le message chrétien dit du sens de leur existence et de son possible achèvement. Il y eut ainsi crise. Il est même arrivé que la foi ait cédé. Il y a eu aussi des lectures unilatérales de Gaudium et spes, par exemple quand au sujet des réalités terrestres on ne retenait que l’idée d’autonomie, comprise d’ailleurs comme complète indépendance, alors que la constitution pastorale voulait essentiellement souligner l’existence d’un « lien étroit entre l’activité concrète et la religion ». Lien étroit dont certains prennent peur, comme le Concile en était bien conscient, ou dans lequel beaucoup d’hommes n’osent pas croire… Le message fondamental du Concile n’était en fait d’aucune façon dichotomique et dualiste, il tendait à l’intégration de la vie dans le monde et de la vie devant Dieu (et en Dieu).

Il est très important en fait, à bonne distance déjà du Concile, et après avoir vécu les premiers mouvements, parfois contradictoires, qu’il a suscités, de relire Gaudium et spes, qui reste comme une charte majeure de la relation de la foi à la vie, de la relation de l’Église au monde et aux divers secteurs de la vie sociale, et de la relation du chrétien à ses frères non chrétiens ou non croyants.

Il vaut aussi la peine de remarquer combien Jean-Paul II, le premier pape vraiment d’après le Concile, s’est inspiré comme tout naturellement de Gaudium et spes. Dans deux de ses premières encycliques, par exemple. Dans Redemptor hominis d’abord, en 1979, il s’attache à l’anthropologie et à la christologie conciliaires. Il cite cette phrase, qu’il répétera ailleurs aussi, fort souvent, et qu’il affectionnait : « Par l’incarnation le fils de Dieu s’est uni d’une certaine manière à tout homme. » Et le voici bientôt présentant l’homme comme une « route » pour l’Église. Bien dans l’esprit des propos conclusifs de Paul VI sur l’humanisme de Vatican II.

En 1981, ensuite, Jean-Paul II publia, pour l’anniversaire de Rerum novarum, une encyclique sur le travail de l’homme, Laborem exercens. À nouveau Gaudium et spes lui est proche, en particulier quand il en vient à traiter de la signification du travail, de sa spiritualité (Laborem exercens, LE 24-27). Là, ce sont pratiquement tous les passages majeurs du chapitre III de la Première Partie de Gaudium et spes, sur l’activité humaine dans l’univers, qui sont littéralement cités. Afin, dit le pape, d’exprimer « une spiritualité du travail susceptible d’aider tous les hommes à s’avancer grâce à lui vers Dieu Créateur et Rédempteur, à participer à son plan de salut sur l’homme et le monde, et à approfondir dans leur vie l’amitié avec le Christ ». Programme en pleine harmonie avec la Constitution pastorale… mais n’est-ce pas d’ailleurs toute la théologie contemporaine qui a poursuivi ainsi l’examen des principales questions abordées dans Gaudium et spes ?