facebook
19 octobre 2012

Soudan du Sud : nouvelle nation, nouvelles responsabilités

Comment la doctrine catholique peut aider à façonner la vie de la nation

David Hollenbach, Jésuite

Soudan du Sud : nouvelle nation, nouvelles responsabilités<a id="> soudan-du-sud-nouvelle-nation-nouvelles-responsabilites

Jésuite, titulaire de la chaire universitaire droits de l’homme et justice internationale au Boston College où il enseigne l’éthique sociale chrétienne.

Une cérémonie débordante de joie et d’espérance a marqué, le 9 juillet 2011, la naissance de la République du Soudan du Sud, le plus jeune pays du monde. Joie d’un peuple enfin libre, après des décennies de ce qu’il avait vécu comme une exploitation de la part du gouvernement nordiste de Khartoum, et après une guerre qui avait tué des millions de gens et déplacé des millions d’autres. Espérance, pour que le nouveau gouvernement démocratique le conduise vers un avenir paisible fondé sur la justice pour tous.

Assumer sa responsabilité d’État souverain

Pourtant les participants à la célébration avaient bien conscience que la réalisation de cette espérance n’était en aucune manière garantie. Le conflit, en effet, qui continue d’opposer Khartoum à des groupes nordistes qui furent alliés au Sud pendant la longue guerre civile, pourrait rallumer la guerre entre le nouveau pays et ses anciens gouvernants. Et le Soudan du Sud est confronté à d’inquiétants défis internes. Il fait partie des pays les plus pauvres du monde et commence tout juste à mettre en place les institutions politiques et économiques nécessaires à la vie nationale. Travailler à la création de l’avenir espéré sera très exigeant pour le gouvernement et pour le peuple. Il devrait compter sur des aides comme celles du gouvernement et de l’Église des États-Unis avant l’indépendance, qui ont soutenu la lutte. Les défis à relever seront ardus, pour les Soudanais du Sud comme pour tous ceux qui se sentent concernés par leur avenir.

Le fait d’être une nouvelle nation entraîne de nouvelles responsabilités. Au milieu de la longue guerre entre le Nord et le Sud, Francis Mading Deng, l’un des grands intellectuels du Soudan, co-écrivait La souveraineté en tant que responsabilité. Il y parlait des souffrances subies par les millions de Soudanais du Sud, tués ou déplacés par leur propre gouvernement à Khartoum. Il affirmait que la souveraineté d’un pays exigeait pourtant de celui-ci qu’il protège les droits de son peuple et lui assure la justice. S’il faillit à cette responsabilité, il perd l’immunité que lui assure normalement sa souveraineté vis-à-vis d’une intervention internationale. C’est à cette vision de la responsabilité gouvernementale que le Soudan du Sud s’est référé pour faire appel à l’aide internationale. Le gouvernement du nouveau pays, devenu désormais État-nation souverain, a la responsabilité d’assurer la justice et de protéger les droits de ses citoyens. Une responsabilité partagée avec le peuple comme dans toute république démocratique. Un échec conduirait à répéter les injustices qui amenèrent le Soudan du Sud à la révolte. Garder vivantes la joie et l’espérance de ce 9 juillet exigera donc beaucoup de la part du gouvernement et du peuple.

Construire la paix et la justice sociale

La communauté catholique du Soudan du Sud partage, de façon particulière, cette responsabilité de contribuer à façonner la vie du nouveau pays. Elle représente une part importante de la population et l’affaiblissement de la vie sociale est tel, après la longue guerre civile, que l’Église est l’une des rares institutions qui fonctionnent encore aujourd’hui. C’est en pensant à ce rôle que les organismes caritatifs catholiques, et l’association Solidarité avec le Soudan du Sud, fondée par des congrégations religieuses, m’a invité à mener un séminaire d’une semaine à l’intention des responsables de l’Église. Il m’était demandé de parler de la manière dont la vision catholique de la justice sociale et de la paix pourrait contribuer au développement du nouveau pays. C’est un privilège qui rend humble. J’esquisserai ici quelques-unes des suggestions que j’ai avancées, en partant du principe fondateur de la pensée sociale catholique jusqu’à des recommandations présentant un caractère plus pratique.

Protéger la dignité humaine. Fondée sur une participation active à la vie de la société, la protection de la dignité humaine de chaque personne constitue la responsabilité centrale dans toutes les interactions sociales. La responsabilité particulière du nouveau gouvernement du Soudan du Sud est de protéger les exigences les plus fondamentales de la dignité humaine. Ce principe est fondateur : tous les citoyens sont créés à l’image de Dieu. Et cette dignité exige qu’ils contribuent tous à la vie qu’ils partagent en commun et qu’ils en profitent tous. Comme le disait le pape Jean XXIII dans l’encyclique Mater et magistra, en 1961 : « l’homme est le fondement, la cause et la fin de toutes les institutions sociales » (MM 219). Instaurer une nouvelle vie civile et politique au Soudan du Sud appelle donc à protéger les droits des citoyens, pour leur permettre de façonner activement leur vivre ensemble.

Éduquer au bien commun. Aider le peuple du Soudan du Sud à devenir un peuple de citoyens actifs passe par une éducation civique qui enseigne comment travailler ensemble pour le bien commun de tous. Le risque, pour le Soudan du Sud, comme pour de nombreux autres pays en développement, est que le manque de maturité de ses institutions et de sa culture politique rende difficile le maintien durable d’une démocratie stable. Le référendum d’indépendance et la tenue d’élections occasionnelles n’y suffiront pas. L’Église peut aider les Soudanais du Sud à apprendre leur nouveau rôle de citoyens. Elle a déjà contribué à cette éducation civique en préparant le peuple au référendum sur l’indépendance.

Responsabiliser les gouvernants. Une société démocratique juste et paisible à long terme nécessite que les responsables politiques et les institutions publiques soient tenus de rendre des comptes à ceux qu’ils servent. L’Église aidera les citoyens à prendre conscience de leur droit à demander des comptes. Elle apportera aussi aux fonctionnaires un soutien éducatif et pastoral, pour développer les vertus civiques et professionnelles dont ils auront besoin afin de résister à la tentation d’utiliser le pouvoir à leur propre avantage. Le pouvoir politique et économique doit servir le bien commun et non enrichir ceux qui le détiennent.

Une très jeune nation, d’autant plus qu’elle est pauvre, doit résister à la corruption. La tradition catholique dispose de ressources utiles pour cela, en particulier l’accent qui est mis sur le rôle de l’action politique et juridique dans la construction du bien commun. Commentant Aristote, Saint Thomas d’Aquin déclarait que la « tyrannie » est l’usage, par les gouvernants, de leur pouvoir à des fins privées (Somme théologique, I-II, q. 42, art.2). Un pays né au travers d’une lutte de grande ampleur contre la tyrannie sera d’autant plus attaché à mettre en place une culture publique capable de résister à la corruption. L’Église devra elle-même donner un exemple fort dans sa gouvernance. Les enjeux ne sont pas minces comme l’ont montré les effets d’un mauvais usage du pouvoir dans d’autres pays en développement.

Reconnaître à chacun le droit à la considération et au respect. Chaque personne doit être traitée avec considération et respect, quelle que soit son appartenance ethnique, sa race ou sa religion. Le tribalisme est une menace sérieuse pour l’instauration de la justice et de la paix promises par l’indépendance. La création de nouvelles institutions politiques et juridiques, et notamment l’élaboration d’une constitution, est une tâche énorme. Ces institutions devront respecter la riche diversité ethnique, culturelle et religieuse du pays. Quand les minorités se sentent exclues du processus, la paix et la justice sont menacées : il serait alors difficile de créer une identité nationale partagée, où chacun se considère d’abord comme Soudanais du Sud et seulement ensuite membre de sa tribu. Ceci nécessitera une véritable égalité de respect pour les différentes identités culturelles.

Le Soudan du Sud est né des divisions dévastatrices entre le Nord et le Sud, fondées sur l’appartenance ethnique et la race (Arabes contre Africains) ou la religion (musulmans contre chrétiens et adeptes des religions africaines traditionnelles). Par la prédication et d’autres efforts en matière d’éducation, l’Église doit aider le pays à surmonter le tribalisme. Elle peut aussi servir d’exemple par la manière dont elle structure ses propres communautés et exerce ses ministères. Pour préparer l’indépendance, l’Église avait lancé, à l’échelle de tout le pays, un projet pastoral dont l’intitulé s’inspirait d’Apocalypse 5,9 : « Une nation fondée sur chaque tribu, chaque langue et chaque peuple ». La réalisation d’une véritable unité nationale constitue un projet à long terme : les récents affrontements qui ont fait des centaines de victimes dans l’État de Jonglei l’ont bien montré. S’atteler durablement à la construction d’une culture nationale respectant la dignité de tous au travers des différences tribales sera l’une des plus importantes tâches de l’Église.

Gérer les ressources de façon juste. L’unité nationale dépendra de la justice dans la distribution des terres. Le Soudan du Sud est un pays béni par l’abondance des terres. À la différence des régions du Nord et de l’Est, il dispose des ressources en eau nécessaires à l’agriculture et au pâturage du bétail. Mais la gestion de ces ressources sera décisive pour la capacité du pays à affronter son extrême pauvreté. Depuis les Pères de l’Église jusqu’à aujourd’hui, la tradition catholique a longuement insisté sur le fait que la terre est un don de Dieu pour l’usage de tous et pas seulement pour les riches ou pour une élite privilégiée. Pourtant, l’« accaparement des terres » par les puissants et la vente de droits fonciers à des nations étrangères comme la Chine risque, malheureusement, de retarder les efforts engagés pour réduire la pauvreté. Le nouveau gouvernement prépare une loi foncière : elle sera déterminante pour l’avenir économique du pays. L’Église aura à se faire l’avocate des nombreux Soudanais du Sud qui pourraient améliorer leur autosuffisance économique s’ils disposaient de terres. Quant à l’Église universelle, elle peut faire appel à la responsabilité internationale surtout en ce qui concerne la vente de droits fonciers à des pays ou à des firmes étrangères.

Répartir équitablement les richesses. L’unité nationale dépendra aussi d’une juste répartition des recettes tirées de l’extraction des ressources naturelles. Le Soudan du Sud possède de riches réserves de pétrole. Par le passé, la quasi-totalité des bénéfices économiques qui en étaient tirés allait vers le Nord. Le contraste entre l’opulente capitale Khartoum et Juba, la nouvelle capitale du Sud, témoigne de l’injustice dans la façon dont le pétrole a été géré avant l’indépendance. Le nouveau pays devra relever le défi d’une politique juste pour l’extraction du pétrole et l’utilisation des recettes qui en découleront. Bien rares – s’ils existent ! –, sont les pays africains possesseurs de pétrole ou d’autres précieuses ressources minérales qui y sont parvenus. Ces ressources, en effet, sont trop souvent utilisées au seul bénéfice des élites en place, creusant ainsi les inégalités et attisant le ressentiment de ceux qui n’en profitent pas. On parle, dans les pays africains pauvres, de la « malédiction des ressources » ! Le Soudan du Sud aura besoin, dans l’utilisation du pétrole, d’une politique qui évite que les bénédictions ne se transforment en malédiction. Il devra compter pour cela sur l’aide d’autres gouvernements et d’ONG internationales ayant déjà œuvré ailleurs pour que les pauvres profitent des ressources naturelles de leur pays. Il aura besoin de cette aide pour faire pression sur les multinationales pétrolières, américaines et européennes, comme sur les pays importateurs comme la Chine. Si la tradition catholique considère que les ressources naturelles sont des bénédictions de Dieu, c’est toujours dans la perspective de leur utilisation pour le bien de tous.

Le peuple du Soudan du Sud place une immense espérance dans la justice et la paix promises par son indépendance. L’Église locale a travaillé efficacement à assurer une transition étonnamment paisible vers cette indépendance. Mais les défis que le peuple et l’Église du Soudan du Sud ont à relever aujourd’hui sont peut-être plus grands encore.

La version originale de cet article a été publiée dans America, 7 novembre 2011, pp. 22-26, sous le titre « Creating South Sudan. The Challenges of Nation-building ».

Traduit de l’anglais par Christian Boutin.

Photographie © DR