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24 novembre 2020

Les signes des temps

Monique Baujard, ancienne directrice du Service national famille et société de la Conférence des évêques de France (CEF),

Les signes des temps PublicDomainePictures - Pixabay - Creative commons

L’expression « signes des temps » trouve son origine dans une parole du Christ. Interrogé par des pharisiens et des sadducéens qui réclamaient un « signe du ciel », Jésus leur répondit : « Quand vient le soir, vous dites : “Voici le beau temps, car le ciel est rouge.” Et le matin, vous dites : “Aujourd’hui, il fera mauvais, car le ciel est d’un rouge menaçant.” Ainsi l’aspect du ciel, vous savez en juger ; mais pour les signes des temps, vous n’en êtes pas capables » (Mt 16,2-3). Une affirmation semblable se trouve chez Saint Luc (12, 54-56). Dès le départ, il y a donc cette idée d’une réalité qui demande un effort d’interprétation de la part des humains, mais l’expression est longtemps restée liée à ce contexte biblique particulier.

C’est le pape Jean XXIII qui a introduit les signes des temps dans le vocabulaire du Magistère. Son approche a largement irrigué les travaux du Concile Vatican II et l’expression a trouvé écho bien au-delà des cercles catholiques. Elle reste aussi emblématique de la dynamique que les papes Jean XXIII puis Paul VI ont voulu insuffler dans l’Eglise. La référence explicite aux signes des temps s’est faite plus rare ou plus restrictive chez Jean-Paul II et Benoît XVI. Le pape François y a parfois recours, mais il se distingue surtout par la mise en œuvre de la méthode léguée par le Concile, qui ne se limite pas au champ de la pensée sociale.

Le regard du pape Jean XXIII

Le pape Jean XXIII emploie pour la première fois le terme « signes des temps » en 1961 dans la Constitution apostolique Humanae Salutis dans laquelle il annonce la tenue du Second Concile du Vatican. Se référant directement à l’Evangile de Saint Matthieu, il affirme sa confiance inébranlable dans le Christ Sauveur qui n’abandonnera jamais l’humanité. Au milieu des ténèbres de ce monde, il discerne des signes qui indiquent la venue d’une période meilleure pour l’Eglise et pour l’humanité (HS 4). Cette même confiance dans le Christ Sauveur et son refus de céder au pessimisme ambiant se retrouvent dans son discours d’ouverture du Concile Vatican II (Gaudet Mater Ecclesia) en 1962. Sans utiliser l’expression « signes des temps », il dénonce ceux qui ne voient que « ruines et calamités » dans la société actuelle et dit son « complet désaccord avec ces prophètes de malheur ». Il réaffirme sa confiance dans les « desseins mystérieux de la Providence divine ».

Dans son encyclique Pacem in Terris de 1963, Jean XXIII parle des « caractéristiques de notre temps ». L’expression « signes des temps » ne figure pas dans le texte même, mais seulement dans les intertitres des différentes traductions. Elle revient ainsi à quatre reprises, avant les n° 39, 75, 126, 142, là où le pape pointe des changements importants dans la société, dont il estime qu’il faut tenir compte. Par exemple aux n°39 et suivants : la promotion économique et sociale des travailleurs, l’entrée des femmes dans la vie publique et la décolonisation. Il analyse ces mouvements d’émancipation comme un progrès humain car ils favorisent un plus grand respect de la dignité de chacun. En même temps, ils redessinent notre monde et la conscience que l’humanité a d’elle-même. Pour Jean XXIII, la lecture des signes des temps correspond à la recherche d’un signe de la présence de Dieu dans l’histoire. Cette présence peut se lire à travers des événements positifs mais aussi dans les oppositions ou résistances à des événements négatifs ou encore dans des situations contrastées, qui ne font pas l’unanimité. Il s’agit d’événements qui transforment le monde et la vie des personnes et qui demandent une réponse, un engagement de notre part. Aussi changent-ils également l’Eglise : celle-ci ne peut rester immobile ! Le monde change, Dieu y reste présent et sa force salvifique est à l’œuvre. Lire les signes des temps conduit donc inévitablement l’Eglise, qui doit être à la fois à l’écoute de la Parole de Dieu et du monde, à évoluer (aggiornamento).

Le tournant du Concile Vatican II

L’expression se trouve ensuite en toutes lettres dans un des grands textes du Concile Vatican II, Gaudium et Spes. Après la belle formule d’ouverture qui dit la proximité des chrétiens avec toute l’humanité (GS 1), plusieurs articles viennent déployer la lecture des signes des temps. C’est d’abord l’article 4, le seul qui contient le terme exact. Le Concile affirme que « l’Église a le devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques. Il importe donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique» (GS 4). La suite de l’article 4 et les articles 5 à 10 analysent les évolutions du monde et les aspirations et interrogations du genre humain qui se font entendre. Puis, le Concile affirme, que sous la conduite de l’Esprit, « le peuple de Dieu s’efforce de discerner, dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps, auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu » (GS 11). Enfin, en GS 44, l’Eglise reconnaît « tout ce qu’elle a reçu de l’histoire et de l’évolution du genre humain », ce qui lui permet de mieux connaître les hommes et « d’adapter l’Evangile, dans les limites convenables, à la compréhension de tous ». Insistant sur les échanges entre l’Eglise et les différentes cultures, le Concile poursuit : « Il revient à tout le peuple de Dieu, notamment aux pasteurs et aux théologiens, avec l’aide de l’Esprit Saint, de scruter, de discerner et d’interpréter les multiples langages de notre temps et de les juger à la lumière de la parole divine, pour que la vérité révélée puisse être sans cesse mieux perçue, mieux comprise et présentée sous une forme plus adaptée ».

L’expression « signes des temps » se retrouve dans d’autres documents du Concile, notamment dans le texte sur l’œcuménisme (Unitatis redintegratio 4) et dans celui sur la vie des prêtres, qui doivent lire les signes des temps ensemble avec les laïcs (Presbyterorum ordinis 9). Les évêques qualifient également de signes des temps la solidarité croissante (Apostolicam Actuositatem 14) et la liberté religieuse grandissante (Dignitatis Humanae 15).

Mais, ce n’est pas le nombre d’occurrences qui traduit le véritable intérêt de l’expression. Comme le relève Christoph Theobald1, avec la lecture des signes du temps, le Concile offre un processus d’apprentissage aux catholiques. Un processus qui consiste en une double écoute à plusieurs : écoute du monde et écoute de la Parole de Dieu. Cette méthode demande dès lors une conversion individuelle et collective pour avancer ensemble dans le discernement. Avec la lecture des signes des temps, le Concile fait sortir l’Eglise d’un fonctionnement vertical où quelques-uns détiennent un savoir qu’ils transmettent à d’autres. Ce qui rejoint le souhait du pape Jean XXIII que le Concile ait un caractère pastoral, c’est-à-dire que l’Eglise se soucie de la réception de sa parole. L’annonce de l’Evangile n’est pas seulement une question d’enseignement magistériel : elle se situe dans une relation, faite d’échanges et de dialogue. Le pape Paul VI le soulignera dans sa première encyclique : « L’Eglise se fait dialogue, l’Eglise se fait conversation » (Ecclesiam Suam 67). L’Eglise ne doit pas annoncer une parole abstraite. Le souci de la pastoralité est celui du moment historique et de la vie concrète des destinataires, c’est-à-dire de tous les femmes et hommes de bonne volonté.

Les signes des temps et la pensée sociale de l’Eglise

Dans un certain sens, la pensée sociale de l’Eglise est le domaine par excellence de la lecture des signes des temps. Dès 1891, le pape Léon XIII fait une analyse de la société industrielle qui se développe. A l’écoute des chrétiens qui font remonter les exigences et les requêtes de nouvelles formes de justice sociale, son encyclique Rerum Novarum prend ainsi la défense des ouvriers en plaidant notamment pour un juste salaire et des conditions de vie dignes. Cette analyse du contexte politique, économique et social se retrouve dans tous les grands textes de la pensée sociale, que ce soit ceux de Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI ou encore du pape François. La pensée sociale n’est jamais une parole abstraite, elle est toujours située dans l’histoire. Elle se nourrit de l’expérience des chrétiens sur le terrain et offre une analyse concrète des problématiques du moment comme par exemple la guerre froide (Pacem in terris, 1963), la question du développement (Populorum Progressio, 1967), les conséquences de la chute du mur (Centesimus Annus, 1991), la mondialisation (Caritas in Veritate, 2009) ou le défi écologique (Laudato Si’, 2015). Chaque fois, les papes relèvent aussi les nouvelles questions que l’évolution de la société fait naître en termes de respect de la dignité humaine ou du bien commun. Pour autant, ils ne font pas toujours référence à l’expression « signes des temps ». Paul VI s’y réfère dans Populorum Progressio (PP 13) en citant expressément Gaudium et Spes. Dans Octogesima adveniens (OA 4), le terme exact est absent, mais le discernement collégial sous l’égide de l’Esprit est bien mentionné. Jean-Paul II mentionne les signes des temps dans sa première encyclique Redemptor Hominis (RH 15), dans laquelle il se situe clairement dans la ligne de ses prédécesseurs et du Concile Vatican II. La référence se fait rare par la suite et ne revient que sous forme de citation de textes antérieurs. Ainsi, dans Sollicitudo rei socialis (SRS 7), qui célèbre le 20e anniversaire de Populorum progressio, Jean-Paul II cite bien évidemment Paul VI. Dans Deus caritas est (DCE 30), Benoît XVI cite la phrase du Concile qui estime que la solidarité croissante est un signe des temps (AA 14) et dans Caritas in Veritate (CV 18), il cite Paul VI (PP 13). Mais même le pape François ne fait pas systématiquement référence aux signes des temps. Evangelii Gaudium reprend l’expression à trois reprises (EG 14, EG 51 et EG 108), la deuxième occurrence étant une citation de Paul VI. Dans Amoris Laetitia (AL 46), il qualifie les migrations de signe des temps. L’expression se retrouve encore dans Gaudete et Exsultate (GE 167) et dans un intertitre de Christus vivit (avant le n°39). Mais aucune mention des signes des temps dans sa grande encyclique Laudato Si’ ni dans Querida Amazonia ! La référence explicite aux signes des temps n’est donc pas un critère qui permet d’apprécier ou de cataloguer les grands textes de la pensée sociale de l’Eglise qui, avec des accents différents selon les époques, n’en continuent pas moins à former un corpus cohérent. Les signes des temps sont en fait un concept complexe, comportant différentes facettes qui peuvent être plus ou moins prises en compte dans les textes du magistère.

Les signes des temps : la manière appropriée de toute évangélisation ?

Les difficultés à mettre en œuvre une lecture des signes des temps sont apparues dès le début. Elles ont donné lieu à de nombreuses discussions au moment du Concile et dans les années qui ont suivi. Comment discerner ce qui est présence de Dieu et ce qui n’est qu’une apparence trompeuse ? Comment intégrer le fait qu’il n’y a pas de lecture neutre, chaque personne étant marquée par son histoire et sa culture ? Que le concept soit délicat à manier peut être une raison pour laquelle les papes ne l’ont pas toujours repris. Mais c’est en examinant les différentes facettes du processus qu’il est possible de découvrir quelques nuances dans les approches des papes successifs.

Le regard optimiste, bienveillant et confiant avec lequel Jean XXIII discernait des signes d’espoir au milieu des misères du monde se retrouve chez le pape François. Sans nier les graves problèmes du monde, ses textes gardent une tonalité positive et aucun pape n’a autant parlé de la joie que lui. Jean-Paul II et Benoît XVI partageaient la même confiance dans l’action de l’Esprit dans le monde, mais leur regard sur la société pouvait se faire plus sombre ou plus inquiet.

L’analyse des signes des temps aboutit, selon la volonté du Concile, à une méthode inductive. Il ne s’agit donc pas de plaquer un idéal chrétien sur la société mais de partir de la réalité pour y discerner les questions des femmes et des hommes et leur disponibilité à accueillir l’Evangile. Dans sa pensée sociale, l’Eglise a toujours fait une large place à l’analyse du contexte politique, économique et social. Mais il n’en va pas de même pour son discours sur la famille ou la morale sexuelle. Dans ces domaines, le magistère a continué à donner un exposé de la doctrine chrétienne sans se soucier de la réception de son discours. Il en va ainsi pour Paul VI, pourtant grand défenseur de la lecture des signes des temps et du dialogue, mais qui n’a pas poursuivi cette voie dans Humanae Vitae (1968). Ce n’est qu’avec les synodes de 2014 et 2015 et Amoris Laetitia (2016) que l’Eglise va mettre en œuvre dans le domaine de la famille cette méthode inductive qui part de la réalité et des questions des fidèles.

La lecture des signes des temps demande aussi un discernement communautaire auquel, sous l’égide de l’Esprit Saint, l’ensemble du peuple de Dieu participe. Pour l’élaboration de leurs documents sociaux, les papes ont souvent fait appel à des experts et des chrétiens engagés. Les apports du père Lebret pour Populorum Progressio ou d’un certain nombre d’économistes pour Centesimus Annus, sont connus. L’avis de la commission, instaurée par Paul VI, concernant la contraception artificielle n’a par contre pas été retenu. Il y a donc bien eu un début de participation des laïcs au discernement, mais cela reste très modeste par rapport à la visée de Gaudium et Spes. C’est sur ce point que le pape François cherche aujourd’hui à aller plus loin en appelant de ses vœux une Eglise entièrement synodale2. C’est justement une Eglise de l’écoute, où chacun a à apprendre de l’autre et où tous se mettent à l’écoute de l’Esprit. C’est aussi une Eglise du service où personne n’est au-dessus des autres.

Enfin, il y avait chez Jean XXIII et Paul VI une claire conscience que les signes des temps conduisaient inévitablement à des changements dans l’Eglise. Lorsque l’Eglise doit être le maillon qui relie la Parole de Dieu immuable au monde en perpétuel mouvement, elle doit avoir une certaine souplesse et une capacité d’adaptation, sans se confondre avec le monde mais sans non plus se couper du monde. Cela demande une attitude autocritique de la part de l’Eglise, et donc de l’ensemble du peuple de Dieu. Le pape François renoue aujourd’hui avec cette volonté de réforme de l’Eglise pour que l’Evangile se fasse mieux entendre. Une réforme rendue encore plus nécessaire à la suite de la révélation des multiples abus. Dans sa Lettre au Peuple de Dieu3, il demande bien à tous les baptisés de s’engager dans les transformations sociale et ecclésiale, qui sont, à ses yeux, intimement liées.

Le processus de lecture des signes des temps reste complexe. Il part d’un regard confiant sur le monde où l’Esprit est à l’œuvre, pour faire place à une analyse de l’évolution de la société et des questions qui se font jour, en passant par un discernement communautaire qui cherche à tenir ensemble Parole de Dieu et aspirations humaines, sans oublier que tout cela aura une incidence sur l’Eglise elle-même. Gaudium et Spes (GS 44 §2), en évoquant ces échanges entre l’Eglise et le monde qui permettent une meilleure compréhension de l’Evangile, indique que « cette manière appropriée de proclamer la Parole révélée doit demeurer la loi de toute évangélisation ». La pensée sociale est peut-être le domaine où ce processus a commencé à être mis en œuvre, mais il reste un long chemin avant que la lecture des signes des temps devienne un processus habituel pour tous les catholiques.

C’est tout l’enjeu de l’Eglise synodale que le pape François appelle de ses vœux et pour laquelle il organise en 2022 un synode sur la synodalité. C’est tout l’enjeu aussi d’une présence chrétienne crédible dans le monde. Les signes des temps désignent des lieux où la liberté humaine est appelée à s’engager aux côtés de cette présence divine qu’elle discerne : en soutenant la paix quand elle est menacée, en défendant la dignité humaine quand elle est bafouée, en protégeant « la maison commune » quand elle est mise en péril. Lire les signes des temps, c’est l’Eglise en sortie (EG 49), attentive aux besoins du monde et prête à se mettre à son service.

1Christoph Theobald, Le Concile Vatican II face à l’inconnu. L’aventure d’un discernement collégial des signes des temps, Etudes, octobre 2012, n°4174