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13 février 2017

Dialogue interreligieux

Geneviève Comeau, religieuse Xavière, professeur de théologie au Centre Sèvres - facultés jésuites de Paris

Dialogue interreligieux S. Kölliker - Creative Commons - Wikimedia

Il n’est pas courant d’inclure le dialogue interreligieux parmi les thèmes de la doctrine sociale de l’Église. Pourtant l’actualité et la réflexion théologique le requièrent.

« Les religions sont-elles source de paix ou facteur de guerre et de violence ? » Bien souvent, la dimension religieuse n’est pas la première cause des conflits, mais elle est ensuite instrumentalisée pour renforcer des affrontements identitaires. Or le dialogue interreligieux, par sa capacité à tisser des liens et à développer une attitude de respect de l’autre, peut travailler à prévenir et désamorcer les conflits. S’il ne les résout pas, il aide à mieux les vivre, en résistant à la tentation du repli identitaire. Il est donc important de connaître le texte conciliaire sur « Les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes », et la fécondité qu’il a eue jusqu’à aujourd’hui.

Vatican II et la Déclaration Nostra Aetate

La « Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes », intitulée Nostra Aetate, est un des textes inattendus du Concile. Pour la première fois dans l’histoire, en octobre 1965, une assemblée conciliaire se prononçait sur les autres religions – et dans un sens positif et respectueux ! Ce texte est dans la même dynamique que le Décret sur l’œcuménisme et la Déclaration sur la Liberté religieuse (Dignitatis humanae) : la reconnaissance de l’altérité et de sa place dans la structure même de la foi chrétienne.

Première fois dans l’histoire… ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de contacts auparavant entre chrétiens et membres d’autres religions. L’Amitié judéo-chrétienne avait été fondée en 1948, bien avant Vatican II. Il y avait eu des pionniers du dialogue entre juifs et chrétiens avant la Seconde guerre mondiale, avant la Shoah –ce qu’on oublie trop souvent. De même il y avait eu des pionniers pour les relations entre chrétiens et musulmans. Mais la grande nouveauté de Vatican II tient à ce que, pour la première fois, l’Église catholique en tant qu’Église, rassemblée en Concile, se saisit vraiment de la question comme telle.

La Déclaration Nostra Aetate n’était pas prévue au programme conciliaire. Mais la présence de nombreux évêques venus de pays et de continents marqués par d’autres traditions religieuses ne pouvait pas ne pas marquer le Concile. Ce qui était prévu, c’était un texte sur les juifs : tel était le désir personnel du pape Jean XXIII, que l’historien juif Jules Isaac était venu rencontrer en 1960, et qui voulait effacer de l’Église l’enseignement du mépris envers le judaïsme. Ce projet de texte a connu toutes sortes de vicissitudes : certains craignaient qu’il ne soit perçu comme trop politique, à cause de la situation au Proche-Orient. Pensé au départ comme un chapitre du texte sur l’œcuménisme, il a failli ensuite être intégré dans la Constitution sur l’Église, jusqu’à ce qu’il trouve son autonomie, en s’élargissant aux autres religions. Paul VI a été l’acteur de cet élargissement, qu’il a accompagné concrètement par les gestes symboliques que furent ses voyages en Terre Sainte (où il rencontra des juifs et des musulmans) et à Bombay.

Le texte comprend cinq paragraphes. Le premier et le dernier, dans une sorte d’inclusion, parlent de ce que les hommes ont en commun : leur quête religieuse, et, d’un point de vue chrétien, l’unité de l’humanité créée à l’image de Dieu, ce qui exclut les discriminations et le racisme. Le n° 2 parle des diverses religions ; sont nommés l’hindouisme et le bouddhisme ; des points de repère importants sont donnés pour les chrétiens quant à leur manière de voir les autres. Le n° 3 est consacré à l’islam, et le n° 4 au judaïsme.

Commençons par le texte sur le judaïsme, qui a été à l’origine de la Déclaration. Le n° 4 commence ainsi : « Scrutant le mystère de l’Église, le Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d’Abraham. » Ce lien au peuple juif est constitutif de notre foi, car l’Église le découvre en scrutant son propre mystère. A propos d’aucune autre religion, l’Église n’avance une telle assertion ! La spécificité de la relation avec le judaïsme est dite d’emblée, et elle entraîne une attitude de reconnaissance (« L’Église ne peut oublier qu’elle a reçu la révélation de l’AT par ce peuple… »). Le texte n’élude pas les conflits du Ier siècle ; mais « ce qui a été commis durant la Passion du Christ ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs vivant alors, ni aux juifs de notre temps. » La conséquence est claire : « Les juifs ne doivent pas être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Écriture. » Le Concile cite l’apôtre Paul en Romains 11 : « Les juifs restent encore, à cause de leurs pères, très chers à Dieu, dont les dons et l’appel sont sans repentance. » C’est sans doute une manière de congédier la théologie de la « substitution », selon laquelle l’Église aurait pris la place du peuple d’Israël dans le projet de Dieu. Enfin, le Concile encourage « la connaissance et l’estime mutuelles, qui naîtront surtout d’études bibliques et théologiques, ainsi que d’un dialogue fraternel. »

Quelle a été la postérité de ce n° 4 ? Du côté catholique, les théologiens ont réfléchi à nouveaux frais à la signification théologique que peut avoir le judaïsme aujourd’hui, après la venue du Christ. Plusieurs pistes ont été proposées ; j’en évoque une qui a été celle du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme dans un texte de 1973 : la permanence du judaïsme s’inscrit dans un projet de Dieu dont la signification ultime nous échappe, mais dont nous voyons qu’il est pour le moment inachevé : invitation à être en chemin, dans l’humilité et l’espérance, sans se croire déjà au terme.

En ce qui concerne les relations, plusieurs groupes existent en France (Amitié judéo-chrétienne). Le dialogue rencontre néanmoins plusieurs difficultés, dont un manque persistant de connaissance mutuelle, sauf pour une petite minorité de personnes. On ne peut nier que les questions géopolitiques, liées à la création de l’État d’Israël et à la situation d’injustice que subissent les Palestiniens, ne pèsent sur le dialogue. L’ultra-sensibilité de la communauté juive de France à ces questions fait que toute critique de la politique israélienne est perçue comme de l’antisémitisme, l’ombre de la Shoah empêchant toute réflexion dépassionnée. Enfin, l’histoire des persécutions des juifs par les chrétiens en Occident pèse toujours sur le dialogue, dans la mesure où elle en surdétermine l’agenda, un des objectifs principaux étant la lutte contre l’antisémitisme, et la réparation des injustices dont les juifs et le judaïsme ont été victimes pendant des siècles. Le christianisme européen a fait de gros efforts dans cette direction, sous l’impulsion du pape Jean Paul II du côté catholique. Mais les chrétiens d’Orient ont une autre perception, qui n’est pas à négliger : ils n’ont pas été impliqués de la même manière dans cette histoire douloureuse, ils perçoivent que le christianisme européen est poussé par un sentiment de culpabilité – ce qui n’est pas toujours sain dans les relations… Il me semble qu’effectivement le travail de réconciliation historique, nécessaire certes, n’a pas à prendre toute la place, et que nous aurions intérêt à développer davantage, quand c’est possible, un véritable dialogue théologique sur ce qui à la fois nous réunit et nous sépare.

Du n° 4, remontons au n° 3 de Nostra Aetate, sur la religion musulmane. Il met en valeur les convergences avec le christianisme, et reconnaît à l’islam son caractère abrahamique. Le prophète Mohammed n’est pas mentionné (on ne pourrait sans doute plus faire cela aujourd’hui). Le texte est sobre, bref, plutôt irénique, invitant à la compréhension mutuelle.

Depuis Vatican II, les relations avec l’islam ont sans doute pris un tour moins paisible que celui évoqué dans Nostra Aetate. Certes, Jean Paul II a joué là aussi un rôle très positif, par exemple dans son discours aux jeunes musulmans à Casablanca en 1985[1]. N’oublions pas non plus que certains chrétiens avaient été, avant même le Concile, des pionniers, comme Louis Massignon. Plusieurs, comme Christian de Chergé, ont développé un dialogue spirituel - surtout avec des soufis, dans une vision eschatologique de l’histoire du salut[2]. Aujourd’hui on est devenu davantage sensible à la diversité des relations islamo-chrétiennes selon les pays, les cultures, selon les contextes sociaux, économiques et politiques, selon les courants musulmans que l’on rencontre, car l’islam est pluriel et connaît actuellement un fort débat interne. Certaines difficultés des rencontres avec les musulmans sont maintenant évidentes. D’une part, nous avons des mémoires blessées, et en partie opposées l’une à l’autre ; d’autre part, le dialogue théologique est très difficile, grevé de malentendus multi-séculaires (sur le mot « Trinité » par exemple). Ces derniers temps, la violence des groupes djihadistes divise fortement les musulmans eux-mêmes ; certains chrétiens en viennent même à douter de l’utilité du dialogue - ce à quoi il faut répondre que le but des extrémistes est de diviser et de séparer, et que renoncer au dialogue serait ainsi leur donner raison. Les questions du vivre-ensemble, de la paix, et de la liberté religieuse, sont désormais au premier plan des rencontres.

Remontons encore dans notre lecture, au n° 2 de Nostra Aetate. Le début du passage fait sans doute allusion aux religions traditionnelles africaines, assez malencontreusement distinguées des « religions liées au progrès de la culture ». En Afrique, religion et culture sont profondément liées, et l’inculturation de la foi est un enjeu capital, mis en valeur par les Synodes pour l’Afrique (1994 et 2009)[3]. Depuis le Concile, un changement de regard a eu lieu : on ne cherche plus dans les religions traditionnelles des valeurs à promouvoir et des éléments à combattre, mais on y discerne un dynamisme de vie à évangéliser toujours davantage.

Le n° 2 évoque ensuite l’hindouisme et le bouddhisme. C’est dans le monde anglo-saxon que les travaux théologiques les plus importants ont eu lieu : mentionnons les noms, entre autres, de Paul Knitter, Joseph O’Leary, Catherine Cornille, et tout le courant de la Comparative Theology avec Francis Clooney et ses disciples. Ces études très pointues font entendre des résonances, surtout au niveau spirituel, entre christianisme et traditions asiatiques. Ainsi Dennis Gira[4] raconte que pendant plusieurs années il a pensé que la doctrine bouddhiste du « non-soi » était aux antipodes de ce que la foi chrétienne dit sur la dignité de la personne humaine. Et puis, grâce à ses études du bouddhisme et aux rencontres, il en est arrivé à penser qu’au contraire elles sont très proches, tout en restant très différentes. Car la doctrine bouddhiste du « non-soi » invite à ne pas se prendre pour le centre du monde et à ne pas se fermer sur soi-même. En cela, elle peut rejoindre ce que le christianisme dit de l’être humain en relation.

Cependant, sur le terrain en Inde, une grande préoccupation est la montée d’un fondamentalisme hindou intolérant.

Mais le cœur du n° 2 est plutôt dans la manière dont le Concile voit les autres religions : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois elle annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est « la voie, la vérité et la vie » (Jean 14, 6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses. »

Il convient de citer également un autre texte conciliaire, extrait de Gaudium et spes (GS 22) : « Puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal du Christ. »

Ce dernier passage ne parle pas explicitement des membres des autres religions, mais de tout être humain. Dans ces deux textes, le Concile parle de manière respectueuse et positive des autres religions ; cela ne l’empêche pas de dire que le Christ est plénitude de vie pour tout homme, et que tout homme peut, par l’Esprit, avoir part au mystère pascal.

Après le Concile, la réflexion théologique chrétienne sur les autres religions a engendré des positions variées, résumées parfois en « exclusivisme », « inclusivisme », « pluralisme ». Cette typologie, désormais familière à beaucoup, peut se résumer ainsi : La position exclusiviste pourrait équivaloir à « Pas de salut hors de la foi en Jésus-Christ ». La position inclusiviste cherche à dire que le Christ est à l’œuvre, par son Esprit, dans les diverses religions du monde. La position pluraliste ne fait plus de lien entre le Christ et le salut : chacun peut être sauvé dans sa propre religion. Bien sûr, il faudrait apporter ici beaucoup de nuances, selon les théologiens qui s’inscrivent dans tel ou tel courant.

Cependant, cette typologie tripartite est un effet de perspective : ce sont les pluralistes (surtout dans le monde anglo-saxon) qui, dans les années 70, ont désigné certains autres théologiens des noms peu agréables d’ « exclusivistes », et d’ « inclusivistes ». Au moment de Vatican II, dominait la théologie « de l’accomplissement » qui voit les traditions religieuses de l’humanité comme des phases préparatoires, ménagées par la pédagogie divine, sur le chemin qui mène à l’accomplissement dans le Christ. Par la suite, l’on est devenu davantage sensible à la pluralité, et on a jugé que cette théologie honorait trop peu les différences réelles entre les religions.

D’autres courants se sont alors développés - avec le risque de s’enfermer dans un débat sans fin entre inclusivistes et pluralistes. Les premiers reprochant aux seconds de perdre de vue la spécificité chrétienne, et même christique ; les seconds demandant si les premiers prennent vraiment en compte l’altérité des autres religions : sont-elles estimées pour elles-mêmes, ou seulement parce que le Christ y est mystérieusement présent et agissant ?

Mais en même temps, les situations conflictuelles dans plusieurs régions du monde se sont multipliées. L’appartenance religieuse en est rarement la cause première. Celle-ci est à chercher plutôt du côté des problèmes sociaux, économiques, géopolitiques. Mais il est vrai que la dimension religieuse exacerbe souvent les conflits, car elle touche à l’identité profonde et peut devenir une ligne de fracture qui divise les populations. Dans ce contexte, les débats théologiques ne sont-ils pas trop éloignés du terrain ?

Prenant acte de cette difficulté, et désirant rejoindre les questions concrètes qui apparaissent lors des rencontres, un certain nombre de théologiens ont récemment développé une « théologie du dialogue interreligieux » - et non plus une « théologie des religions ». L’enjeu est de se tenir au plus près des rencontres, dans ce qu’elles révèlent de fragilité et d’espérance. On a conscience que le contexte (culturel, sociétal, géopolitique) ne peut être ignoré, il colore souvent le regard que les uns portent sur les autres. La question n’est plus : Comment le Christ est-il présent dans les autres religions ? mais : Comment je me laisse rejoindre par le Christ à travers les rencontres (interreligieuses) que je fais ? Le chrétien - tout comme son partenaire - est alors renvoyé à approfondir la spécificité de sa propre foi. C’est la rencontre de l’autre qui nous fait découvrir en profondeur qui nous sommes.

La catégorie de la relation est ainsi devenue la question centrale. On ne se demande plus : Que penser du salut des autres ?, mais : Que se passe-t-il dans nos relations, et qu’est-ce que cela peut nous dire de Dieu ?

Le dialogue interreligieux, une question de société

Ainsi mieux comprises, la réception de Nostra Aetate, au fur et à mesure des paragraphes, et l’évolution des divers dialogues interreligieux, il s’agit maintenant d’approfondir les liens entre dialogue interreligieux et questions de société.

Dialogue et Annonce, document du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux[5], reprend en 1991 la typologie présentée dans un document de 1984, Attitude de l’Église catholique devant les croyants des autres religions. Réflexions et orientations concernant le dialogue et la mission[6] : « Quatre formes y sont mentionnées, sans qu’on ait voulu y mettre un ordre de priorité :

le dialogue de la vie, où les gens s’efforcent de vivre dans un esprit d’ouverture et de bon voisinage, partageant leurs joies et leurs peines, leurs problèmes et leurs préoccupations humaines ;

le dialogue des œuvres, où il y a collaboration en vue du développement intégral et de la libération totale de l’homme ;

le dialogue des échanges théologiques, où des spécialistes cherchent à approfondir la compréhension de leurs héritages religieux respectifs et à apprécier les valeurs spirituelles les uns des autres ;

le dialogue de l’expérience religieuse, où des personnes enracinées dans leurs propres traditions religieuses partagent leurs richesses spirituelles, par exemple par rapport à la prière et à la contemplation, à la foi et aux voies de la recherche de Dieu ou de l’Absolu. »

Mais cette typologie a été bousculée par la place croissante prise par les questions du dialogue de vie et de collaboration, questions qui ont acquis désormais une véritable densité théologique.

Jean Paul II, qui avait le sens des images et des gestes symboliques, a eu une intuition forte en prenant l’initiative de la rencontre d’Assise, le 27 octobre 1986. Cet événement a réuni des représentants des différentes traditions religieuses, afin de prier ensemble pour la paix - ou plutôt d’être ensemble pour prier, puisque chacun a prié selon sa tradition.

Pourquoi cette initiative audacieuse, sans précédent ? Jean Paul II a dû s’en expliquer, le 22 décembre 1986, en recevant les cardinaux et les membres de la Curie, dans un discours demeuré célèbre[7]. La rencontre d’Assise, a-t-il dit, a été « comme une illustration visible, une leçon de choses de ce que signifie l’engagement interreligieux recommandé et promu par le concile Vatican II ». Et le Pape de citer le début de la grande Constitution sur l’Église, Lumen Gentium : « L’Église est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain. » La journée de prière pour la paix, en rassemblant des personnalités de différentes religions, a été une façon de contribuer à l’unité du genre humain, et donc d’être fidèle à la mission de l’Église définie par le Concile.

Dans son discours, Jean Paul II a mis l’accent sur l’unité du genre humain, une unité qui vient de Dieu, et qui est donc plus profonde que tout ce qui sépare. « Cette unité radicale qui appartient à l’identité même de l’être humain se fonde sur le mystère de la création divine », disait le pape : tout être humain est créé à l’image de Dieu. Tous ont une même origine et une même fin : Dieu. Reprenant la Genèse (« Au commencement… »), le prologue de l’Évangile de Jean dit que c’est dans la Parole, le Verbe divin, que tout a été créé.

Servir l’unité de l’humanité, dont les chrétiens croient qu’elle a sa source dans le Verbe de Dieu, telle est la vocation et la mission de l’Église. Le dialogue interreligieux est une des formes de ce service de l’humanité. Citons par exemple en France le Service national pour les relations avec l’islam (SRI), chargé de promouvoir la rencontre et le dialogue entre catholiques et musulmans ; les responsables de ce Service sont souvent sur le terrain, au service de la communication et de la formation.

L’Église est signe et instrument d’unité quand elle favorise le dialogue entre elle-même et d’autres traditions religieuses, mais aussi, de façon désintéressée, entre ces traditions religieuses elles-mêmes. Travailler à l’unité et la réconciliation de l’humanité renforce même l’identité de l’Église, dit Jean Paul II:

« On doit encore dire que l’identité même de l’Église catholique et la conscience qu’elle a d’elle-même ont été renforcées à Assise. L’Église en effet, c’est-à-dire nous-mêmes, nous avons mieux compris, à la lumière de l’événement, quel est le vrai sens du mystère d’unité et de réconciliation que le Seigneur nous a confié et qu’il a exercé en premier lorsqu’il a offert sa vie ‘non seulement pour le peuple mais aussi pour réunir les fils de Dieu qui étaient dispersés’ (Jn 11, 52).»

Or dans les décennies qui ont suivi la rencontre d’Assise, c’est en revanche la pluralité qui s’est imposée, à tous niveaux (politique, sociétal, religieux) : respect des différences et des spécificités. Cette insistance sur la pluralité a ses bons et ses mauvais côtés : on est davantage sensible à la dimension irréductible de chaque personne, de chaque culture, de chaque religion ; mais aujourd’hui nous vivons dans un monde de plus en plus fragmenté, où se développent de nouvelles formes de violence et de rejet de l’autre (cf. les mouvements djihadistes ou, en Centrafrique, les milices anti-balaka). Il nous faut donc à nouveau rechercher ce qui nous unit, et qui va prendre les couleurs de la réconciliation et du vivre-ensemble.

Cet accent mis sur le vivre-ensemble n’est pas un repli par rapport à la réflexion théologique. Au contraire – mais ici la grille classique des quatre formes de dialogue est bousculée. Travailler à la réconciliation de toutes choses dans le Christ est le cœur du projet de Dieu selon la foi chrétienne. Ainsi les questions du vivre-ensemble, de la paix, de la liberté religieuse, de la manière dont une société traite l’autre différent, toutes ces questions ont un poids théologique : elles renvoient à une certaine vision de Dieu, de la relation de Dieu avec les humains, de ce à quoi la foi en Dieu engage les humains. Avoir le souci de faire une place à l’autre dans notre univers, et même dans notre univers théologique, d’une manière qui ne soit pas purement inclusiviste[8].

Il n’y a pas de dialogue interreligieux fécond sans prise en charge des questions concrètes ; pas de rencontres vraies entre les croyants en dehors des contextes socio-historiques, politiques et économiques, dans lesquels les interlocuteurs sont situés. Il s’agit donc d’assumer les ambiguïtés multiples des situations historiques, et de discerner les chemins de paix qu’on peut y tracer. « Dans la mesure où les dialogues interreligieux ne sont pas seulement engagés en vue d’une meilleure connaissance réciproque, mais que ses partenaires ont à négocier à propos de visées communes dans la sphère publique, est également requise une analyse en commun de la vie sociétale et individuelle, des besoins humains et des objectifs partagés en matière de paix et de justice mondiales.[9]»

Ce réalisme ne veut pas dire cynisme, mais patience et espérance. Comme l’écrivait la Commission Justice et Paix de l’Assemblée des évêques catholiques de Terre Sainte, le 2 avril 2014, « Les chrétiens et les musulmans doivent résister ensemble aux forces nouvelles de l’extrémisme et de la destruction. Tous les chrétiens et de nombreux musulmans sont menacés par ces forces qui veulent créer une société débarrassée de ses chrétiens et dans laquelle seule une minorité de musulmans se sentiraient chez eux. Tous ceux qui cherchent la dignité, la démocratie, la liberté et la prospérité sont menacés. Nous devons nous tenir ensemble et élever la voix dans la vérité et la liberté. (…) C’est à nous seuls que revient de bâtir ensemble un avenir commun. Nous devons nous adapter à nos réalités, même aux réalités de mort, et nous devons apprendre ensemble comment émerger de la persécution et de la destruction vers une nouvelle vie dans la dignité dans nos pays.[10]»

C’est dans ce sens d’une collaboration avec d’autres croyants, pour contribuer à humaniser davantage le monde, que le dialogue interreligieux est porteur d’espérance. De manière significative, dans l’Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, le pape François évoque le dialogue interreligieux dans la section intitulée « Le dialogue social comme contribution à la paix ». Voici ce qu’il en dit au n°250 : "Nous apprenons à accepter les autres dans leur manière différente d’être, de penser et de s’exprimer. De cette manière, nous pourrons assumer ensemble le devoir de servir la justice et la paix, qui devra devenir un critère de base de tous les échanges. Un dialogue dans lequel on cherche la paix sociale et la justice est, en lui-même, au-delà de l’aspect purement pragmatique, un engagement éthique qui crée de nouvelles conditions sociales (…) Ces efforts peuvent aussi avoir le sens de l’amour pour la vérité."

Après la publication de Evangelii Gaudium en 2013, le pape François a saisi de nombreuses occasions de s’exprimer sur le dialogue interreligieux et de poser des gestes - ainsi l’invitation de Mahmoud Abbas et Shimon Perez à venir prier avec lui dans les jardins du Vatican le soir de Pentecôte 2014. Il valorise les gestes d’amitié et de rencontre, aussi petits soient-ils, car il est habité par la conviction que nous partageons, dans la fraternité, une « humanité commune ». Il s’élève vigoureusement contre tous les actes de terrorisme, qui nient précisément cette humanité commune, et utilisent le nom de Dieu à des fins de domination politique. A notre époque marquée par la violence, le dialogue interreligieux aide au contraire à construire, et à reconstruire ce qui a été abîmé : c’est un travail à long terme que vise le pape François ; il s’agit de travailler ensemble, pour servir les autres. Dans Laudato Si, il souhaite la coopération de toutes les personnes de bonne volonté et des divers croyants : c’est la sauvegarde de la maison commune et la défense des plus pauvres qui est en jeu !

Enfin, a-t-il dit plusieurs fois, le dialogue interreligieux permet de « sortir de soi » et d’écouter la parole de l’autre - attitudes très importantes à ses yeux, pour vivre, selon l’esprit de l’Evangile, dans des sociétés plurielles.

En conclusion : grande est la chance que nous donne la foi chrétienne ! Dans un monde fragmenté comme le nôtre, elle nous appelle à aller plus loin que la tolérance, que la co-existence. Elle nous offre une promesse de réconciliation, elle nous oriente vers l’avenir d’un vivre-ensemble fraternel et réconcilié. Car nous croyons que tout être humain est créé à l’image de Dieu, est aimé du Père, est capable de vivre selon l’Esprit qui parle au cœur de chacun. Nous avons à nourrir cette conviction pour donner une couleur d’espérance au nécessaire vivre-ensemble, et pour cultiver le style évangélique du dialogue et de la rencontre en toutes occasions.

 

[1] La Documentation catholique (DC) n° 1903, 1985, p. 942-946.

[2] Christian de Chergé, Lettres à un ami fraternel, Bayard, 2015.

[3] « Ecclesia in Africa », DC n° 2123, 2009, p. 817-853 ; « Africae Munus », DC n° 2482, 2012, p. 52-89.

[4] Dennis Gira et Fabrice Midal, Jésus Bouddha. Quelle rencontre possible ?, Bayard, 2006, p. 50 et ss.

[5] DC n° 2036, 1991, p. 874-890.

[6] DC n° 1880, 1984, p. 844-849.

[7] « La situation du monde et l’esprit d’Assise », DC n° 1933, 1er février 1987, p. 133-136.

 

[8] Cf. le livre à deux voix de Fadi Daou et Nayla Tabbara, L’hospitalité divine, L’autre dans le dialogue des théologies chrétienne et musulmane, LIT, 2013.

[9] Hans Waldenfels, Jésus Christ et les religions, Salvator, 2011, p. 162.

[10] DC n° 2515, 2014, p. 129-130.