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15 mars 2011

Grandir dans la crise

Conseil Famille et Société de la Conférences des évêques de France

Le texte intégral est publié par Bayard, Cerf, Fleurus-Mame, mars 2011, 85 pages, 5 €.

Introduction : Pourquoi nous nous exprimons.

L'espérance et le sentiment de l'urgence invitent les évêques et leurs collaborateurs du Conseil Famille et Société à prendre de nouveau la parole sur fond d'une crise dont l'issue semble indéchiffrable aujourd'hui.
Tout semble pourtant avoir été dit et nous ne manquons pas, particulièrement dans notre pays, d'analyses autorisées qui nous alertent sur les changements profonds, portés par des tendances lourdes, mondiales, démographiques et technologiques. Documentées, ces analyses nous pressent aussi de changer nos comportements et nos modes de vie.
Pourtant, une telle lucidité ne s'accompagne pas, semble-t-il, d'une véritable disponibilité au changement. Beaucoup craignent même que la crise, malgré les incohérences qu'elle a mises au jour, ne débouche que sur la poursuite des habitudes et des réflexes antérieurs.
Même lorsque le consensus paraît général quant à la nécessité d'un changement de cap, comme ce fut le cas pour la réforme du système des retraites, les conditions du changement font l'objet de tels désaccords que sa mise en oeuvre apparaît résulter d'une contrainte imposée bien plus que d'un compromis accepté en vue d'un bien commun. Cette situation révèle un malaise plus général. La lucidité, l'information sur les situations et les possibilités d'actions propres à affronter l'avenir ne manquent pas. Mais la confiance dans autrui comme dans la collectivité nationale fait trop défaut pour que chacun s'engage dans une action collective. De cette conjugaison de lucidité et d'impuissance face à l'avenir résulte finalement une grande angoisse dont la génération montante risque d'être la première victime.
Nous voulons dire d'abord notre attention et notre souci à l'égard de cette angoisse qui atteint nombre de nos contemporains. Le regard que nous souhaitons partager est celui de l'Espérance et de la confiance dans l'avenir. Contre le sentiment répandu d'impuissance ou de défiance, nous sommes profondément convaincus que chaque personne et chaque communauté humaine dispose des ressources d'intelligence et de générosité pour concevoir et mettre en oeuvre un avenir durable.

Notre message est-il crédible  ?

Nous nous appuyons sur le témoignage de très nombreux chrétiens engagés sur le terrain et qui viennent conforter nos convictions. Ils sont souvent en première ligne, face aux difficultés concrètes, aux lignes de fracture les plus graves. Dans leur présence aux côtés des plus vulnérables, dans l'accompagnement des prisonniers, l'écoute des personnes malades, le soutien des familles, l'éducation des jeunes, l'insertion des chômeurs, la création d'un lien social dans les quartiers dits « difficiles », ils expérimentent des initiatives nouvelles et trouvent des chemins d'humanisation à travers la crise.
Cet engagement social pionnier des chrétiens est bien connu encore aujourd'hui. Ce qui l'est moins, c'est la motivation profonde qui peut expliquer cette permanence, à travers les siècles, dans notre pays. La présence des chrétiens, sur le terrain, là où les fractures sont les plus manifestes, ne relève pas d'abord d'une motivation d'ordre moral. Il y va bien d'avantage d'une réponse à une vocation d'ordre spirituel. C'est une voie pour découvrir ce qui fonde toute existence humaine : la faculté du don de soi et la richesse de se recevoir d'un autre. C'est une voie pour découvrir, à la suite du Christ, que le sens profond de l'existence se révèle dans une relation plénière avec autrui1.

Une crise d'abord anthropologique

Cette perte du sens profond de l'existence est précisément à l'origine de la crise, qui est avant tout d'ordre anthropologique2. Le chaos moral qui a vu certains responsables s'engager, au mépris de toute prudence et de toute solidarité, dans une course à l'accaparement des richesses n'est que la conséquence d'un renoncement à rechercher un sens commun de l'existence, entre les groupes sociaux, comme entre les peuples, et ce au moment où les interdépendances de fait sont plus étroites que jamais.
Notre pays n'est pas épargné par cette perte du sens d'une destinée commune. Beaucoup de comportements cyniques ou simplement irréfléchis y ont conduit, à commencer par l'affirmation largement véhiculée que chacun n'a de comptes à rendre qu'à lui-même en oubliant que les droits n'ont de sens qu'en lien avec des responsabilités. L'étalage indécent des bénéfices retirés par les plus chanceux d'une position particulière contribue aussi au scepticisme de tous à l'égard de tous et les appels à se rassembler autour de la défense de privilèges menacés desservent à l'évidence la cohésion de la société.
Notre pays souffre cependant d'une façon particulière de cette manière de parler et de vivre. L'existence d'un intérêt général, incarné par un État qui appelle à dépasser les oppositions du court terme, fait partie de notre culture politique. Or, justement, la crise du sens affaiblit tout particulièrement l'action politique, destinée à organiser le vivre-ensemble. Lorsque le sens de l'existence ne passe plus par le lien à autrui, la perception même de l'intérêt général (ou du bien commun) est brouillée. Les propositions politiques de long terme, destinées à le protéger, sont alors dévalorisées. Les attentes des citoyens s'en trouvent faussées : à défaut de vision claire de l'intérêt général, il n'y a plus de hiérarchie des priorités et chacun réclame l'intervention de l'État pour ses problèmes particuliers.

Grandir ensemble dans la crise.

La crise a pourtant fait redécouvrir l'importance de la politique par rapport à l'économie et le rôle indispensable des États dans la défense du bien commun. Réhabiliter la politique est un souci que nous portons depuis longtemps3. C'est de l'action politique et de l'engagement de tous que naîtront, dans la durée, les issues à la crise, sous la forme d'un nouveau modèle de développement, accordant une place plus importante à la qualité des relations interpersonnelles et au respect de la Création.
Il n'existe pas de programme politique chrétien et il n'appartient pas aux évêques de proposer des mesures politiques ou économiques concrètes. Les chrétiens, fidèles à l'épître à Diognète, ne portent aucune conception particulière de la cité ou de la nation. Avec les autres citoyens, ils ont vocation de contribuer à rendre ce monde plus juste, plus habitable, plus respectueux de chacun.
Mais il existe une anthropologie chrétienne qui demande aux chrétiens de prendre particulièrement soin des relations avec les autres, car c'est dans la relation que se joue le sens de l'existence de chacun. Lorsque les échanges sont marqués par la méfiance et un impératif de rentabilité, il leur appartient de cultiver la confiance et une dimension de gratuité. Au-delà, dans l'action politique, économique et sociale, c'est en conscience que chacun doit agir dans le cadre des responsabilités qui sont les siennes.
C'est pour cela que les pages qui suivent, après avoir pointé certains dysfonctionnements mis en lumière par la crise, souhaitent rappeler quelques grandes lignes de la pensée sociale de l'Église qui peuvent guider le discernement de chacun. Elles veulent aussi souligner combien l'action de chacun et l'activité de chaque secteur de la société contribuent, directement ou indirectement, à la réussite de l'action collective. Enfin, ces pages contiennent quelques suggestions pour travailler en groupe le présent document.
Grandir dans la crise, c'est surmonter la peur en donnant tout son prix à la responsabilité personnelle : celle des élus politiques comme celle des citoyens, celle des chefs d'entreprise comme celle des salariés, celle des éducateurs comme celle des parents, celle des producteurs comme celle des consommateurs. Une responsabilité conçue non comme l'affirmation d'une liberté affranchie de tout devoir, mais comme le souci d'autrui et du bien commun, une véritable coresponsabilité.
Grandir dans la crise, c'est s'ouvrir au monde qui vient en se souciant, dans la famille où l'on vit, dans le domaine que l'on sert, dans le secteur d'activité où l'on agit, de son impact sur autrui.

Un message d'Espérance.

L'histoire de notre pays a connu d'autres moments difficiles, d'autres crises. Souvenons-nous de son extraordinaire renouveau après la guerre de 1939-1945 : vote des femmes, Sécurité sociale, construction européenne, ouverture à l'universel, redressement et modernisation de l'économie : en vingt ans, notre pays, qui semblait épuisé, a trouvé la force de se hisser aux premiers rangs mondiaux.
L'élan qui animait nos pères doit être aujourd' hui le nôtre : les obstacles actuels peuvent sembler impressionnants, mais nous avons aussi des atouts de premier plan : une démographie saine, une épargne des particuliers relativement abondante qui pourrait facilement servir les petites et moyennes entreprises nécessaires au redémarrage de notre industrie, une capacité d'innovation et d'imagination remarquable, un droit adapté au monde pluraliste, une sensibilité écologique, un grand sens de la dignité humaine, une vraie générosité au service des pauvres de la terre.

Grandir dans la crise est une nécessité. Cela appelle à renouveler notre ambition politique :

  • notre pays a besoin de justice et de vérité,
  • notre pays a besoin de respecter la dignité de chacun,
  • notre pays a besoin que tous sachent assumer leur responsabilité avec courage et capacité de dialogue,
  • notre pays a besoin de se reconstruire en se rassemblant dans la confiance,
  • répondre à ce besoin est le devoir de chaque citoyen, de chaque responsable politique.

1. Les leçons de la crise

Le mot « crise » vient du mot grec krisis qui signifie jugement et qui est lié au verbe grec krinein, qui signifie à la fois trier, séparer, choisir, distinguer, discerner et juger. La crise, parce qu'elle met en lumière les dysfonctionnements de notre société, invite ainsi à faire un tri dans nos modes de vie personnels et collectifs, à distinguer et à discerner ce qui marche et ce qui ne marche pas dans la société, à séparer les bons et les mauvais procédés, à choisir ce qui fait grandir l'homme et avancer la justice et donc à porter un jugement sur ce monde dans lequel nous vivons. Il y aurait des bonnes raisons de s'émerveiller devant l'évolution du monde depuis la chute du mur de Berlin en 1989. La réunification de l'Europe, l'émergence de nouveaux pays dont le niveau de vie progresse, mais aussi les prouesses des moyens modernes de communication ou encore les possibilités extraordinaires de mobilité. Pourtant, comme il vient d'être indiqué, en France comme dans le reste de l'Europe, l'heure n'est pas à l'émerveillement mais plutôt à l'inquiétude ou même à l'angoisse. Il s'agit donc de lire, à travers la crise, « les signes des temps » et le premier constat qui s'impose est celui de la complexité de notre monde et des contradictions qui l'habitent.

Un monde porteur de contradictions

Quelques exemples suffisent pour illustrer les contradictions multiples.

  • En tant que consommateur, chacun apprécie de trouver des produits bon marché, alors qu'en tant que producteur chacun souhaite pouvoir vendre ses produits à un juste prix.
  • La protection des salariés, la garantie d'un salaire minimal et les conventions collectives font partie des acquis importants de notre société. Mais, de ce fait, le coût d'un salarié en Europe de l'Ouest est beaucoup plus élevé que dans d'autres régions du monde, ce qui provoque des délocalisations.
  • Les délocalisations ont un effet positif sur le développement d'autres pays. Chacun est favorable à leur développement, mais pas au détriment des emplois chez nous.
  • Les nouveaux moyens de communication permettent de rester en contact avec ceux qui nous sont chers à n'importe quel moment et n'importe où dans le monde. Sur les réseaux d'Internet, il est courant d'afficher 300 amis. En même temps, beaucoup de personnes souffrent de la solitude, « une des pauvretés les plus profondes que l'homme puisse expérimenter4». Une forme de pauvreté qui frappe surtout les pays économiquement riches et que ne connaît pas l'Afrique.
  • L'Afrique pauvre compte beaucoup plus de jeunes que de personnes âgées. L'Europe riche connaît un véritable hiver démographique et les statistiques montrent que les femmes européennes n'ont pas le nombre d'enfants qu'elles désirent5.
  • Les progrès de la médecine et l'amélioration des conditions de vie ont augmenté la longévité, ce qui est une bonne chose. Mais le vieillissement de la population pèse sur les finances publiques et remet en cause le financement des acquis sociaux.
  • La méfiance à l' égard de l' étranger s'est accrue. La politique migratoire de l'Union européenne est basée sur des réflexes sécuritaires et les besoins économiques de l'Europe. Elle tient compte de la capacité d'accueil des pays européens, mais pas forcément de l'aspiration de ceux qui souhaitent trouver une vie meilleure, alors que beaucoup d'Européens sont partis aux quatre coins du monde pour trouver cette vie meilleure.
  • Pour certains, la mobilité fait partie intégrante de leur vie. Se déplacer pour son travail, ses études, ses vacances ou ses loisirs, est alors facile et naturel. Mais d' autres populations se voient opposer des murs réels ou administratifs qui limitent leur liberté d'aller et venir. Et l'utilisation intensive des voitures et des avions a une incidence sur le climat et l'environnement.
  • La fin annoncée des stocks de pétrole et le souci de limiter la pollution a fait naître l'idée des biocarburants. Mais cette nouvelle orientation a détourné la production végétale de son but premier, qui est de nourrir l'homme. Ce choix a aggravé la crise alimentaire et est aujourd'hui remis en cause.
  • La faim dans le monde reste justement un scandale. La production agricole en Europe a longtemps été soumise à un régime de quotas et subit aujourd'hui davantage les ballottements d'un marché mondial. Une situation paradoxale dans laquelle les producteurs ne sont plus garantis de rentrer dans leurs frais et où ceux qui ont faim à travers le monde se tournent en vain vers nous.
  • L'agriculture est peut-être l'un des domaines les plus éloquents pour montrer les contradictions dans lesquelles nous sommes pris. La capacité de produire plus et de nourrir plus de personnes existe. Mais le marché ne favorise pas une plus grande production car ceux qui ont faim ne sont pas des acheteurs capables d'entrer dans le jeu du marché.

Les contradictions que révèlent ces quelques exemples ne sont pas toutes de même nature mais elles illustrent la complexité de notre société. La crise récente, à bien y regarder, a finalement permis d'éclairer les raisons d'être de certaines de ces contradictions.

Une crise en révèle d'autres

La crise couvait depuis longtemps. Elle s'est manifestée d'abord dans le domaine écologique. Puis les crises alimen aire, financière, économique, monétaire et sociale se sont succédé rapidement, révélant une crise bien plus profonde, une crise spirituelle, une crise de sens. Cette crise du sens profond de l'existence a été masquée par une confiance excessive dans l'économie libérale. Il est clair aujourd'hui que l'économie seule ne peut fournir les réponses adéquates à tous les problèmes de société.

Le rêve libéral

Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, le monde a avancé à toute allure sans jamais consulter sa boussole. Il n'en avait pas besoin, car il savait, ou plutôt il croyait savoir, où il allait. La chute du Mur signait la fin de l'époque communiste et l'échec d'un système d'économie dirigée. Le monde libre et démocratique avait gagné et la libéralisation généralisée des échanges allait, enfin, pouvoir faire le bonheur de tous les peuples. Indiscutablement, l'économie de marché, en faisant appel à la créativité des hommes, a permis un développement technologique qui a sensiblement amélioré les conditions de vie matérielles de nombreuses personnes à travers le monde. Pourtant, vingt ans plus tard, force est de constater que la richesse globale du monde a peut-être augmenté, mais les inégalités aussi. L'écart entre pauvres et riches se creuse et de nouvelles pauvretés apparaissent.

La richesse pour tous.

La crise financière a débuté aux États-Unis. Au début des années 1990, il est apparu que la consommation des ménages était insuffisante pour garantir la croissance économique. Le recours aux crédits à la consommation a alors été très largement encouragé. Les banques américaines ont ainsi facilité l'acquisition de logements par les ménages modestes, ce qui est en soi un objectif louable. Mais elles ne se sont guère préoccupées des capacités de remboursement de ces personnes et leur ont fait miroiter la possibilité de s'enrichir en dormant : il suffisait de spéculer sur la hausse continuelle de l'immobilier. C'est cette idée d'un enrichissement facile et rapide qui a gagné beaucoup d'esprits. Dans le monde de la banque, les traders en fournissent l'exemple le plus éclatant et aujourd'hui le plus décrié. La spéculation financière leur permet de gagner en quelques années plus que d'autres au terme d'une vie de travail.

Le choix des actionnaires.

Ce ne sont pas seulement les individus mais aussi les entreprises qui ont été prises au piège de cet état d'esprit. Bien sûr, leur but a toujours été de faire du profit. Mais leur gestion a changé à partir du moment où le montant des dividendes reversés aux actionnaires est devenu le seul critère de réussite. Beaucoup d'entreprises cotées en bourse n'ont alors plus été dirigées par des hommes de métier, visionnaires du long terme et des investissements nécessaires à l'activité économique, mais par des financiers chargés de maximiser à court terme le rendement pour les actionnaires. L'entreprise n'est alors plus une communauté de travail dont l'activité et le savoir-faire enrichissent la société, mais elle devient une simple machine qui tourne au profit de quelques-uns seulement.

Le règne du court terme.

Prises dans la spirale du gain à court terme, les banques ont mis au point des produits dérivés de plus en plus sophistiqués, créant ainsi une bulle financière qui a fini par éclater en 2008. Et pendant tout ce temps, l'activité financière s'est détournée de son rôle essentiel qui est celui de financer l'économie réelle. Le jeu de certaines banques, les attaques dont ont fait l'objet l'euro et certains États européens montrent bien que les marchés financiers restent dominés par la recherche du gain à court terme, y compris si cela doit provoquer la faillite d'un État. Cela rend illusoire tout discours sur une prétendue autorégulation des marchés. Plus profondément, cela explique la crise de sens et de confiance qui secoue aujourd'hui notre société.

Une crise de sens.

C'est à travers ces points que la crise révèle en effet sa profondeur véritable. Ce qui est encause, ce n'est pas seulement le fonctionnement du système bancaire, ni le niveau de rémunération des traders, dirigeants ou actionnaires, mais une façon de concevoir le vivre-ensemble et de situer le rôle du travail, de l'argent, de la consommation et du partage des richesses par rapport à ce projet. C'est à l'égard d'un tel projet de vivre ensemble qu'une économie libérale dérégulée a montré ses limites.

L'économie de marché et ses limites.

Pour bien vivre ensemble, il ne suffit pas de concevoir la vie comme un grand marché sans entraves où tout s'achète et tout se vend et où chacun trouvera son bonheur en négociant le meilleur rapport qualité/prix. Quelques exemples peuvent montrer que le marché, à lui seul, ne pourvoit pas à tous les besoins et ne fait pas, spontanément, le bonheur de tous.

Économie de marché et solidarité.

Contrairement à ce que beaucoup pensaient, la libéralisation des échanges n'a pas permis d'éradiquer la pauvreté. L'idée était que, par l'ouverture des marchés, les pays en voie de développement prennent leur place dans le circuit économique et s'enrichissent à leur tour. Mais la loi de l'offre et de la demande fait que le marché stimule la création de richesses là où un pouvoir d'achat existe. De nombreux produits, plus ou moins utiles, sont donc développés pour les marchés des pays riches. Mais le simple jeu du libre-échange n'arrive pas à organiser l'approvisionnement des biens les plus élémentaires (eau, nourriture de base) pour les pays ou les personnes qui n'ont pas les moyens de se situer comme acteur sur le marché. La solidarité avec les plus pauvres et la prise en compte de leurs besoins nécessitent d'autres initiatives.

Compétitivité et cohésion sociale.

Ensuite, l'économie libérale favorise l'initiative privée, la créativité, la concurrence et la compétitivité. Autant de facteurs qui stimulent l'activité économique, mais qui peuvent devenir mortifères lorsqu'ils dominent tous les rapports humains. Si l'autre est toujours un concurrent, voire un ennemi, la méfiance s'installe et chacun essaye de tirer son épingle du jeu, sans se soucier de sa contribution à la collectivité. Le libéralisme économique s'accommode d'une vision très utilitariste des rapports humains qui, à son tour, encourage l'individualisme et le « chacun pour soi » et porte atteinte à la cohésion sociale.

Croissance économique et confiance.

Pendant longtemps, la croissance économique est allée de pair avec la création de richesses qui diminuaient le sentiment d'insécurité des personnes. A l'amélioration des conditions de vie personnelles s'est ajoutée la mutualisation des risques. Maternité, maladie, chômage, retraites : dans les événements heureux et moins heureux de la vie, la personne se savait épaulée par la collectivité. Mais aujourd'hui, paradoxalement, la croissance économique aggrave le sentiment d'insécurité des personnes. Elles voient moins les retombées de la création de richesses dans leur vie. Bien au contraire, la croissance économique semble porter atteinte à leurs conditions de vie : à l'emploi, à l'environnement, à la sécurité alimentaire, etc. La société et l'État ont du mal à assumer le coût des acquis sociaux et l'incertitude grandit aussi pour les retraites, l'assurance maladie, etc. Le développement économique n'est donc plus perçu comme un progrès, mais comme une menace. Il n'inspire plus confiance. Comme le relève le pape Benoît XVI : « sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut remplir sa fonction économique. Aujourd'hui, c'est cette confiance qui fait défaut et la perte de la confiance est une perte grave6. »

Consommation et projet de société.

Il convient d'ajouter à cela le manque de vision d'avenir. L'économie libérale dérégulée nous offre comme seul horizon la consommation de toujours plus de biens matériels. La vacuité et la dangerosité d'un tel projet de société sont évidentes : il épuise la planète, réduit l'homme à un rôle de producteur/ consommateur et mine la confiance indispensable à toute vie commune. Devant un tel manque de vision et de confiance dans l'avenir, il n'est pas étonnant que beaucoup de personnes ressentent, même de façon diffuse, un besoin accru de sécurité dans la vie de tous les jours. Cela peut aller jusqu'à une véritable obsession sécuritaire dans notre société : lorsque notre bonheur dépend uniquement des biens que nous possédons, alors les pauvres et les migrants deviennent des menaces et les mesures de sécurité supplantent les mesures de solidarité. Jean-Paul II disait dans un poème que l'homme souffre surtout par manque de vision et il concluait : « s'il souffre par manque de vision — il doit alors se frayer un chemin entre les signes7. »

Oser un nouveau développement.

Les signes que la crise envoie peuvent être source d'inquiétude. Ils pointent les excès de l'individualisme et d'une économie libérale débridée. La réaction peut être celle d'un repli sur soi, d'un refus de la mondialisation, et cela peut aller jusqu'à refuser toute idée de développement. Mais « l'idée d'un monde sans développement traduit une défiance à l'égard de l'homme et de Dieu8 ». C'est donc plutôt de nouvelles voies de développement qu'il convient d'inventer9. L'homme est non seulement capable de faire une évaluation critique du développement et d'en corriger les excès, mais il tend constitutivement vers l' « être davantage10 ». Cette notion d' « être davantage » renvoie à l'idée que le développement authentique consiste à promouvoir tout homme et tout l'homme. Cette croissance humaine est au coeur de la pensée sociale de l'Église. Elle peut inspirer la recherche d'un meilleur vivre-ensemble.

2. L'éclairage de la pensée sociale de l'Église

La crise a mis en lumière ce qui, dans nos fonctionnements et nos modes de vie, favorise ou ne favorise pas le vivre-ensemble. Comme nous l'avons vu, certains comportements y portent atteinte. Mais la crise a également révélé des initiatives positives11. Il y a eu des actions de solidarité spontanées et des collaborations inédites qui montrent que le souci du bien commun, le respect de la dignité de chacun, la valeur attachée au travail et la solidarité sont des réalités vivantes dans notre pays.
Cela rejoint des questions que l'Église aborde dans sa pensée sociale. Une pensée qui s'est toujours développée à partir de l'observation de la réalité sociale et que la dernière encyclique du pape Benoît XVI, Caritas in veritate, actualise en prenant en compte la mondialisation et la crise actuelle. Comme ses prédécesseurs, le pape place résolument l'économie au service de l' homme. Caritas in veritate est à la fois un message d'espérance, qui montre qu'un monde plus juste est possible, et un véritable appel à la responsabilité, car la construction de ce monde plus juste incombe bien aux hommes et aux femmes d'aujourd'hui. Au coeur du message, il y a cette notion de développement intégral qui vise tout homme et tout l'homme et qui mérite d'être explicitée.

Redécouvrir le respect de la dignité de tout l'homme et de tout homme

À la base de toute réflexion sur une société juste et une vie bonne, il y a une vision de l'homme.

Notre vision de l'homme conditionne le vivre-ensemble

Aujourd'hui, au moins deux visions de l'homme coexistent. D'un côté, il y a une vision utilitariste qui voit l'homme comme un être solitaire qui ne recherche que son intérêt et son plaisir individuels et la société comme une juxtaposition d'individus. De l'autre côté, il y a une vision relationnelle de l'homme, qui voit l'homme comme un être social, qui ne vit pas seulement pour lui-même mais en relation avec d'autres. Son bonheur, il le construit avec d'autres et non pas au détriment des autres. Ces deux visions de l'homme qui cohabitent dans la société ne sont, la plupart du temps, pas explicitées. Elles n'en commandent pas moins notre approche des problèmes de société. Vivre ensemble demande de trouver chaque fois la meilleure articulation possible entre l'individuel et le collectif dans notre société. Cela implique un rééquilibrage constant entre des intérêts souvent contradictoires et ce rééquilibrage ne se fera pas de la même façon selon que sera privilégiée la vision individualiste ou la vision relationnelle de l'homme.

Le fondement de la vision chrétienne de l'homme

Déjà, Aristote considérait l'homme comme un être social par nature. Dans la vision chrétienne aussi, l'homme est résolument un être relationnel. Mais, pour les chrétiens, cette affirmation trouve son fondement dans le fait que l'homme a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. L'Église déduit de la vision de l'homme comme imago Dei le respect de la dignité à la fois de tout homme et de tout l'homme. Parce que, porteur de l'image de Dieu, tout homme, quel qu'il soit, a une dignité qui lui est propre et il doit être respecté en toutes circonstances. Certaines conditions de vie sont jugées incompatibles avec la dignité humaine. Le respect de la dignité humaine exige d'abord que les besoins vitaux soient assurés comme l'eau, une nourriture de base, un toit, l'accès à des soins de santé et à l'éducation. Il exige ensuite de combattre l'esclavage, la privation arbitraire de liberté, l'exploitation économique de l'homme par l'homme et toute autre situation qui porte atteinte à cette dignité humaine. Le respect de la dignité de tout homme à travers le monde est loin d'être acquis. Mais l'idée qu'un tel respect est dû à chacun et qu'il convient d'oeuvrer en ce sens est aujourd'hui largement admise.

L'homme : un être relationnel à l'image de Dieu.

Il n'en va pas de même pour le respect de tout l'homme. Cette expression, employée par le pape Paul VI dans l’encyclique Populorum progressio en 1967, et reprise aujourd'hui par Benoît XVI dans Caritas in veritate12, est finalement peu connue. L'expression « tout l'homme » renvoie à la complexité de l'être humain qui ne peut être réduit à sa dimension économique de consommateur ou de producteur. L'homme a été créé à l'image du Dieu trinitaire qui est relation d'amour, communion de Personnes. Le Christ, par sa vie, sa mort et sa résurrection, nous a révélé cette éternelle dynamique de relations d'amour entre le Père, le Fils et l'Esprit Saint, et nous entraîne dans ce mouvement de don de soi et de réception de l'autre. L'homme est ainsi à la fois invité à entrer dans la dynamique de l'amour trinitaire de Dieu et à vivre ses relations humaines sur le même modèle de don de soi et de réception de l' autre. En Dieu, l'homme découvre qu'être, c'est être en relation, c'est se donner pour se recevoir de l'autre. L'homme est donc un être relationnel et les relations sont constitutives de son être. Dans cette vision, l'homme se sait donc lié aux autres hommes et responsable de leur bien-être au même titre que du sien. Il est capable de relations d'amour, d'amitié et de gratuité avec les autres.

L'interdépendance humaine comme guide du vivre-ensemble.

Le respect de tout l'homme implique donc le respect de l'homme dans toutes ses dimensions. C'est cette vision de l'homme, être relationnel créé à l' image de Dieu, qui fonde la pensée sociale de l'Eglise et les grands principes qui la guident : la dignité humaine, le bien commun, la subsidiarité, la solidarité et la destination universelle des biens de la terre. Des principes qui trouvent une application concrète dans la vie de tous les jours, aujourd'hui comme hier.

Redéfinir le bien commun.

Comme nous l'avons dit dans l'introduction, lorsque le sens profond de l'existence ne passe plus par le lien à autrui, la perception même du bien commun est brouillée. Une redéfinition paraît nécessaire dans le contexte actuel.

Dignité de l'homme et bien commun.

Le bien commun est le corollaire du respect de la dignité de tout homme et de tout l'homme. Comme être relationnel, l'homme est conscient de l'importance des autres dans sa vie et attentif à leur bien-être. « À côté du bien individuel, il y a un bien lié à la société : le bien commun. C'est le bien du "nous tous", constitués d'individus, de familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale13. » Le bien commun n'est pas la somme des intérêts individuels, ni même la somme de ce qui est bien pour chacun. C'est un bien distinct, spécifique, qui oblige à faire en sorte que tous trouvent leur place dans la vie. Il est « cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres, d'atteindre leur perfection d'une façon plus totale et plus aisée14 ». À l'heure de la mondialisation, le bien commun englobe toute l'humanité. Nous formons une seule famille humaine15.

La tension entre bien commun et aspirations individuelles.

Mais le bien commun ne va jamais de soi, il ne s'impose pas spontanément, il demande un effort de chacun là où il se trouve dans la société. Le piège du libéralisme et de l'utilitarisme est de faire croire que la maximisation du bien-être social est non seulement compatible avec l'égoïsme individuel, mais en est le résultat quasi mécanique. À travers l'histoire, toutes les sociétés ont été fondées sur la subordination des aspirations individuelles aux finalités et valeurs de la société, et même sur une certaine valorisation du sacrifice. Notre société est fondée sur la négation de la distance, maintenue par toutes les traditions, entre les envies individuelles et le bien commun. La croissance économique repose de plus en plus fortement sur la consommation privée, elle-même fondée sur l'activation du désir. C'est ainsi qu'a pu se créer l'illusion que, en assouvissant toujours plus ses envies individuelles à travers une consommation effrénée, chacun contribuerait automatiquement à un accroissement du bien-être collectif. La crise nous montre qu'il n'en est rien. Non seulement certains comportements nuisent à l'évidence au bien commun, mais notre modèle de consommation lui-même n'est pas durable.

Les biens collectifs.

L'aggravation des problèmes environnementaux ne peut que renforcer ce constat. Elle souligne en effet l'importance vitale de biens tels que le climat, l'eau, les sols, la diversité du vivant, la qualité des paysages et du cadre de vie, qui ne peuvent être gérés que collectivement. De plus, certaines ressources économiques comme l'énergie, les métaux rares ou les surfaces cultivables, sont en quantité limitée et devront être équitablement partagées. Nous sommes donc confrontés à une double exigence d'équité et de responsabilité conjointe face à l'avenir. La crise écologique est un véritable « signe des temps », l'invitation à un saut qualitatif de l'humanité vers une conscience plus aiguë de son unité, son interdépendance et ses devoirs.

Un nouvel équilibre.

Ainsi, c'est le sens même du bien commun qu'il convient de retrouver. Il appartient à chacun d'intégrer que ses envies personnelles ne peuvent être l'unique ressort de son agir et de son jugement. Il est fort possible que la prise en compte du bien commun demande des sacrifices à chacun. Le mot « sacrifice » est aujourd'hui particulièrement mal perçu et considéré comme incompatible avec le paradigme de l'épanouissement individuel qui régit notre société. Mais ne pas satisfaire certaines envies ou s'imposer des limites pour le bien de la communauté dans laquelle on vit ne porte pas forcément atteinte à l'épanouissement personnel. Ce bien commun apportera un autre enrichissement. Cela paraît évident pour les questions écologiques, mais cela est tout aussi vrai dans les relations interpersonnelles. Si l'homme est un être relationnel, son épanouissement ne peut en effet se concevoir aux dépens des autres mais seulement des autres.
«  Le développement est impossible, s'il n'y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun16». Cela implique donc une vigilance, un discernement en conscience et une volonté d'agir de la part de chacun, à commencer dans le monde du travail.

Retrouver le sens du travail

Si l'absence de travail est ressentie, au-delà de la perte de revenus, comme une exclusion sociale, l'actualité a récemment aussi attiré l'attention sur les souffrances liées au travail et sur le caractère excessif de certaines rémunérations. Autant de questions qui demandent une réflexion sur le sens du travail dans la vie de l'homme.

La dimension objective et la dimension subjective du travail.

Le travail a pour vocation de produire des objets ou de rendre des services dont le prix peut être quantifié  : c'est là sa dimension objective, la seule prise en considération par l'économie. Mais le travail a aussi une autre dimension, fondamentale dans la création de relations interpersonnelles nécessaires à l'épanouissement de la personne humaine  : c'est là sa dimension subjective et même intersubjective. Le travail est donc un lieu où la dimension individuelle et la dimension collective de la vie humaine se conjuguent. Il fournit à l'homme ses moyens de subsistance pour lui-même et pour sa famille. La rémunération du travail et la redistribution des revenus sont un facteur important de la justice sociale. Mais le travail est aussi le lieu où l'homme doit pouvoir exprimer sa créativité et se mettre au service du bien commun. Par le travail, l'homme prend sa place dans la société et le travail participe donc aussi à la dignité de l'homme.

La dignité du travail humain

L'Église n'a cessé de défendre la dignité du travail humain. Avec l'avènement de l'économie industrielle, les dimensions objectives et subjectives du travail, qui étaient auparavant liées, se sont dissociées. Le travail de l'ouvrier a été de plus en plus fragmenté et celui-ci a perdu de vue la finalité de son travail et le contact avec les destinataires. Seule la dimension objective du travail est restée alors visible et la force de travail est devenue une marchandise, au même titre que les matières premières, les machines, etc. Dès 1891, dans l'encyclique Rerum Novarum, le pape Léon XIII dénonçait les conditions de travail inhumaines des ouvriers de l'époque. En 1981, Jean-Paul II mettait en garde, dans l'encyclique Laborem exercens, contre le danger toujours présent, de traiter l'homme comme un instrument de production et non comme un sujet  : l'homme est auteur et véritable but de tout le processus de production17.
La question reste tout à fait d'actualité dans le contexte de la mondialisation où le facteur humain devient trop souvent la variable d'ajustement des activités économiques. Aussi, le pape Benoît XVI prend soin de rappeler dans Caritas in veritate, le sens du mot «  dignité  » lorsqu'il est appliqué au travail18. Il insiste, notamment sur le fait que le travail doit associer les travailleurs au développement de leur communauté et qu'il doit laisser un temps suffisant à chacun pour retrouver ses propres racines au plan personnel, familial et spirituel.

Travail et bien commun

Dans notre économie postindustrielle basée sur la connaissance, la dimension subjective du travail revient en force dans un certain nombre de tâches où la relation humaine fait partie du service rendu. Cela est vrai des services à haute valeur ajoutée comme le conseil ou l'expertise. C'est une évolution positive. En même temps, un certain nombre de personnes et de secteurs d'activité semblent ignorer que leur travail est censé contribuer au développement de la communauté et au bien commun. Des activités non seulement inutiles à la collectivité, mais même nuisibles, se développent. Le jeu de certaines institutions financières, dans l'attaque de la monnaie européenne ou de certains États, en fournit un exemple. Mais ce comportement ne dépend pas uniquement des institutions. Lorsque des salariés n'ont plus que le souci, purement individualiste, d'être le meilleur pour gagner plus d'argent que les autres, ils remplacent la culture du travail «  bien fait  »par le culte du bien et de la rémunération. Un culte bien entretenu par les grandes entreprises car, selon les études de l'OIT (Organisation internationale du travail), l'écart entre les rémunérations les plus élevées et la rémunération moyenne a augmenté dans un grand nombre de pays depuis le début des années 1990. Un culte également soutenu pendant longtemps par les pouvoirs publics car les mêmes études montrent que la fiscalité sur les hauts revenus a baissé au cours des deux dernières décennies dans de nombreux pays. Un culte qui créé souvent un stress et une compétition stériles et qui finit par apprécier la valeur de l'homme à l'aune unique de ses revenus. Il n'y a alors plus de place pour les dimensions personnelles, familiales et spirituelles de la vie. Il est urgent de remettre en valeur ce lien entre le travail personnel et le service des autres, le bien commun, pour redonner le sens des activités humaines.

Le chômage.

Cela pose aussi la douloureuse question du chômage que la croissance économique n'a pas pu résoudre. Aujourd'hui, avec la crise économique, le nombre de chômeurs augmente encore. Mais la crise économique n'est peut-être pas la seule cause du chômage. Une nouvelle ère technologique s'annonce. Les nouvelles technologies qui se profilent pour demain sont désignées sous le vocable de la « convergence NBIC » (convergence entre les nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l'information et les sciences cognitives). Elles changeront notre monde et créeront de nouveaux emplois, tout en détruisant des emplois existants. De telles périodes de transition sont inévitables, mais socialement très difficiles à vivre. Si cette tendance se confirme, les années à venir demanderont une attention particulière pour la solidarité avec les plus faibles.

Revisiter la solidarité.

La solidarité se décline sous de multiples formes, parfois spontanées, parfois plus organisées. Elle a une dimension personnelle et une dimension institutionnelle ou collective.

Développer les potentialités de chacun.

Des initiatives comme celles des SELs ou du microcrédit font partie d'un secteur économique appelé « économie solidaire19 ». Sa définition pose problème, mais elle manifeste clairement l'intérêt d'associer l'activité économique à une démarche solidaire. Or, c'est la notion de solidarité elle-même qui est revisitée par ces pratiques qui essayent de faire de l'économie « autrement ». La solidarité prend des formes différentes à travers ces pratiques : solidarité à l'égard des générations futures, solidarité avec les plus pauvres, solidarité intergénérationnelle, solidarité Nord-Sud... Mais, dans tous les cas, on voit se déplacer la signification même du mot solidarité. Elle ne se définit pas tellement en termes de porter de l'aide à celui qui se trouve en situation de manque ou de souffrance, mais plutôt en termes de permettre le développement de ses capacités, de ses potentialités. Autrement dit, la solidarité ne consiste pas tellement à combler un manque, niais plutôt à solliciter celui qui est en situation de manque pour contribuer à un projet commun.

Participer à un projet commun.

Il a souvent été dit que la solidarité n'est pas de donner un poisson à celui qui a faim, niais de lui apprendre à pêcher. Mais la solidarité sous-jacente dans l'économie solidaire va encore plus loin, car elle ne se limite pas à un simple transfert de compétences pour permettre à celui qui est en manque de le combler lui-même. Elle propose à celui qui est en manque de participer à un projet commun pour créer quelque chose ensemble. Ce n'est pas seulement la satisfaction des besoins individuels qui est visée, mais également et surtout la construction d'une appartenance à partir des compétences différentes des uns et des autres. Pour le dire dans les termes utilisés plus haut, ce n'est pas seulement le bien individuel qui est recherché, mais plutôt le bien commun. La solidarité devient ainsi projet de société plutôt qu'aide à l'égard des plus démunis. La solidarité constitue une manière de faire société ensemble, fondée sur la complémentarité des compétences plutôt que sur la concurrence ou la redistribution des biens.

Tous responsables de tous.

Cette conception de la solidarité résonne fortement avec la définition qu'on retrouve dans certains documents de la pensée sociale de l'Église. C'est ainsi que l'encyclique Sollicitudo rei socialis définit la solidarité : « Celle-ci n'est donc pas un sentiment de compassion vague ou d'attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c'est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c'est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous20 » En ce sens, la solidarité n'est pas une activité supplémentaire mais une manière particulière de concevoir toute activité humaine et sociale.

La destination universelle des biens de la terre.

Or, cette approche de la solidarité devrait également permettre de revisiter d'autres principes fondamentaux de la pensée sociale de l'Église. Par exemple, le principe de la destination universelle des biens de la terre, très souvent évoqué dans la lutte contre l'inégalité et la pauvreté, peut s'articuler avec des formes différentes de solidarité. Le concile Vatican II rappelle le principe de la destination universelle des biens de la terre en ces termes : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu'elle contient à l'usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité. [...] C'est pourquoi l'homme, dans l'usage qu'il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu'il possède légitimement comme n'appartenant qu'à lui, mais les regarder aussi comme communes : en ce sens qu'elles peuvent non seulement profiter à lui, mais aussi aux autres. D'ailleurs, tous les hommes ont le droit d'avoir une part suffisante des biens pour eux-mêmes et leur famille21. »

Tout homme est appelé à être cocréateur.

Dans cette définition, l'accent est mis sur l'utilisation et la possession des biens, et de ce fait la solidarité appelle surtout à une redistribution des biens afin que tous les hommes puissent en profiter. Mais la solidarité telle qu'elle est comprise dans l'économie solidaire met l'accent sur la capacité créatrice de l'humain plutôt que sur sa capacité d'accessibilité ou d'utilisation des biens. En ce sens, le principe de la destination universelle des biens pourrait être étendu à une compréhension en termes de production des biens et non seulement de leur consommation. Il ne s'agirait pas seulement d'assurer à chaque homme l'accès aux biens de la Création, mais il s'agirait surtout de faire que chaque homme puisse se sentir cocréateur.

Le sens de l'existence passe par le lien à autrui.

Ainsi, en prenant en considération la dignité de chaque personne dans toutes ses dimensions, en choisissant résolument de promouvoir le bien commun, en faisant un tri dans les activités économiques ou financières nuisibles à la collectivité, en encourageant chacun à concevoir son travail aussi comme un apport indispensable à la vie commune et en impliquant le maximum de personnes dans des projets communs de solidarité, le lien à autrui redeviendra le fil conducteur de nos existences. Alors ainsi, nous sortirons grandis de la crise.

3. Vivre ensemble  : une coresponsabilité

Nous avons indiqué dans l'introduction que la crise est avant tout d'ordre anthropologique et qu'elle est due à la perte du sens profond de l'existence qui passe par le lien à autrui. Nous avons rappelé que, dans l' anthropologie chrétienne, l'homme est un être relationnel et que le Christ nous invite à vivre nos relations dans une dynamique de don de soi et de réception de l'autre. À partir de ce lien à autrui, nous avons cherché à mieux situer la compréhension du bien commun, du travail humain et de la solidarité et nous avons montré que l'homme est appelé, dans tous les domaines de la vie, à se sentir coresponsable de son prochain.
À travers cette lecture anthropologique de la crise, c'est donc une meilleure articulation entre les actions individuelles et collectives qui est recherchée, une alternative à l'expansion incohérente des libertés laissées à l'arbitraire et au plaisir de chacun. Si le sens de l'existence passe par le lien à autrui, celui-ci fournit aussi la mesure de nos libertés. Trouver dans le souci de l'autre la mesure de sa liberté personnelle se présente comme une réponse forte aux angoisses de notre temps, un chemin pour grandir ensemble dans la crise. Cette option appelle à la fois à la responsabilité et en oriente concrètement l'exercice. Il s' agit de faire en sorte que toutes les personnes prennent part à l'aventure commune et que les mécanismes du développement et de l'échange répondent aux besoins de tous, y compris des plus pauvres et des plus vulnérables.
Aujourd'hui, le cadre de cette responsabilité est celui de la mondialisation. Dans Caritas in veritate, le pape Benoît XVI insiste à juste titre sur l'ampleur des interdépendances acquises entre les peuples et entre les continents. L'appel à une liberté responsable s'accompagne donc d'un appel à la coresponsabilité.
La clef de voûte de cet édifice de coopération responsable, volontaire ou étayée par des règles de droit, se trouve au coeur de chaque homme et de chaque femme, dans la conscience qui rattache son histoire personnelle au devenir de sa communauté d'appartenance. Une conscience qui se forme avant tout en famille où l'on apprend à vivre ensemble, à donner et à recevoir, à partager et à faire attention à l'autre. C'est pour mettre en valeur l'apport des familles, tant dans la construction des personnes que dans la société, que le Conseil épiscopal Famille et Société a proposé Familles 2011, une année de réflexion et d'action autour de la famille. Mais, au-delà, mettre en oeuvre dans la société ce sens de la coresponsabilité relève du discernement de chacun, là où il se trouve.
Si l'action de chacun est indispensable, seule la conjugaison des efforts peut porter des fruits. Aucune activité n'échappe donc à cet appel à la coresponsabilité. Elle oblige à élargir son regard, à prendre en considération non seulement l'objectif immédiat de son activité mais les impacts de celle-ci sur les autres et sur l'environnement. Les organisations de la société civile sont aujourd'hui les précurseurs pour éveiller et mettre en oeuvre ce sens de la coresponsabilité. Mais celle-ci se développe aussi dans le secteur économique à travers la responsabilité sociale des entreprises. Ce sens de la coresponsabilité demande à être encouragé dans tous les domaines et particulièrement dans celui des médias et de la politique.

Soutenir les initiatives de la société civile.

La société civile est aujourd'hui le lieu par excellence d'un apprentissage de la coresponsabilité à tous les niveaux : personnel, local, national ou mondial. De longue date, particulièrement dans notre pays, la société civile joue une fonction essentielle pour la qualité et la durabilité de la vie démocratique. Elle forme aujourd'hui un contrepoids important aux tentations du repli sur soi et du populisme, du rejet de l'étranger et de la coopération internationale, qui risquent de trouver dans la crise des arguments supplémentaires. Les multiples associations, mouvements, ONG, communautés et rassemblements qui composent la société civile jouent un rôle clé dans la formation à la générosité et à la coresponsabilité. Ils sont souvent précurseurs de nouvelles attitudes et modes de vie et promoteurs d'une conscience internationale.

Retrouver la confiance.

Par certaines de ses « manières d'être », la société civile rejoint les défis posés par les crises contemporaines. Pour une grande part, celles-ci sont liées à la perte de confiance en l' autre et dans les possibilités d'action collective. Par leurs modes de recrutement et de fonctionnement, les activités de la société civile prédisposent au développement de la confiance : confiance-adhésion dans les modalités spécifiques choisies par le groupe pour atteindre le but fixé ; confiance en l'efficacité de la mise en commun des moyens matériels et intellectuels pour remplir la mission ; confiance en la durée nécessaire à toute réalisation humaine. Mais cette confiance n'est pas aveugle : elle s'organise autour de règles de fonctionnement plus ou moins inspirées de la démocratie. Or, les crises actuelles sont vécues aussi comme une crise de la démocratie. Les mécanismes de fonctionnement des associations et les rapports de proximité peuvent permettre d'expérimenter une sorte de « démocratie à taille humaine ». La société civile peut ainsi aider des personnes à retrouver confiance en leur capacité d'agir personnellement et collectivement.

Participer à un projet qui donne du sens.

La confiance retrouvée interagit avec la responsabilisation. La société moderne s'adresse souvent aux individus en leur unique qualité de consommateur. Dans les relations de travail, il arrive que la soumission à des normes et standards de comportement l'emporte sur l'implication et la responsabilité. Au contraire, dans les activités de la société civile, la participation et la responsabilisation de tous sont la règle d'or. Les projets de la société civile sont souvent mus par des valeurs qui dépassent le court terme et le matérialisme. La recherche de la justice, l'exigence de la solidarité, la référence au service et au don sont autant de motivations qui se retrouvent dans un certain nombre d'activités de la société civile. Lorsqu'ils se fondent sur la dignité de la personne, considérée comme unique, les projets conduits par les organisations de la société civile ont une influence humanisante non seulement sur leurs membres mais aussi sur les personnes avec qui ils sont en contact.

Inventer de nouveaux modes de vie.

Cela se vérifie aussi dans les manières de vivre que certaines associations essayent d'inspirer. Elles jouent un rôle majeur dans la recherche d'alternatives durables aux comportements qui ont conduit à la répétition des crises. Par exemple, la mise au point d'un usage durable des biens et des services, la promotion de relations commerciales équitables avec les producteurs des pays en développement ou la recherche d'une cohérence délibérée entre consommation et production. En reliant les mondes séparés du travail, des loisirs et de la consommation, la société civile non seulement ouvre la voie aux chemins de développement durable pour la société tout entière, mais met en évidence nos interdépendances et les responsabilités qui en découlent. La recherche d'une société plus juste est ici le fondement d'une authentique transformation des styles de vie qui ne peut qu'être encouragée par les chrétiens.

Préparer l'avènement d'une communauté internationale.

Alors que le concept de communauté internationale est souvent évoqué, il n'existe pas en réalité d'opinion publique internationale, ni même d'organisme véritablement mondial chargé d'agir au nom d'un intérêt général mondial. Avec constance, l'enseignement pontifical appelle depuis plus de quarante ans à la formation d'autorités mondiales à caractère universel. La société civile comble cependant une partie du vide dans la mesure où, forte d'une expérience de terrain au service des peuples les plus pauvres, elle manifeste avec une autorité croissante une forme de conscience mondiale. La société civile a aujourd'hui une dimension mondiale. Elle pointe à juste titre sur les besoins fondamentaux liés à la dignité de chaque personne, en matière d'accès aux biens essentiels d'éducation, de santé, de logement, de droit à la mobilité. Mais elle souligne aussi les besoins de protection, au niveau mondial, des biens collectifs comme l'eau, l'air, la terre, etc. L'orientation des mécanismes de croissance et d' échange vers la réponse à ces besoins, selon des modes de production eux-mêmes durables, sont un enjeu, et de la solidarité internationale, et d'une sortie durable de la crise. Cette «  économie sociale et solidaire  », qui trouve son origine dans la société civile, est un bel exemple de la mise en œuvre de cette coresponsabilité à laquelle chacun est appelé.

Développer la responsabilité sociale des entreprises

Un autre domaine qui illustre le développement du sens de la coresponsabilité est celui de l'économie, et plus particulièrement celui de la responsabilité sociale des entreprises.

L'entreprise citoyenne

Ce serait une erreur de condamner l'entreprise et ses divers acteurs au motif que la crise a mis en relief les défaillances d'une économie libérale dépourvue de règles, et d'un capitalisme financier n'obéissant qu'à sa logique interne. D'abord, une nouvelle croissance, respectueuse de l'environnement et créatrice d'emplois, dépend du dynamisme des entreprises. Ensuite, l'expérience de la coopération internationale montre que les règles internationales adéquates ne seront pas établies en un jour. Pour qu'elles adviennent, il faut aussi que les entreprises qui en ont la puissance aient la volonté d'appliquer des normes de conduite à leur échelle, tenant compte de leur responsabilité de fait à l'égard de tous ceux qui sont touchés par leurs investissements et leurs stratégies  : actionnaires, salariés, consommateurs, fournisseurs, habitants.

Les entreprises multinationales

Une prise de conscience de cette coresponsabilité s'observe dans des entreprises multinationales. Un certain nombre de grandes sociétés se sont engagées au travers de chartes et de codes de conduite, au-delà de leurs obligations commerciales. Ces engagements volontaires visent habituellement quatre dimensions de la responsabilité des entreprises. D'abord, la responsabilité économique et financière qui concerne impôts et taxes versés aux gouvernements des pays hôtes et les accords passés entre entreprises et pouvoirs publics en vue du développement régional (transferts de savoir-faire, soutien aux PME, etc.). Ensuite, la responsabilité sociale qui a trait aux conditions de travail et à la qualité de vie des salariés. En troisième lieu, la responsabilité envers la société qui englobe les actions menées à l'égard des sous-traitants, fournisseurs, clients, communautés locales  : politiques sociales, gestion des dommages directs et collatéraux sur l'environnement naturel et humain, contribution au développement socio-économique local. Enfin, la responsabilité politique qui touche à la gouvernance de l'entreprise (et notamment aux grilles de rémunération), à la lutte contre la corruption et au refus des entreprises d'être complices de violations des droits de l'homme dans leur sphère d'influence. Ces initiatives pour le développement d'une responsabilité sociale n'ont pas toujours eu le retentissement espéré et elles méritent d'être soutenues et approfondies, notamment par l'élaboration de normes internationales.

Pratiques volontaires et règles contraignantes.

Il serait erroné de récuser a priori l'intervention régulatrice des autorités publiques, au motif que les marchés devenus internationaux leur échappent. C'est précisément cette absence d'intervention qui a permis le développement inconsidéré et finalement catastrophique d'activités abusivement spéculatives, échappant aux règles traditionnelles de prudence et d'équité établies de longue date au plan national. Le dessaisissement de l'autorité publique régulatrice ne saurait être justifié par la dimension transnationale des économies  : l'exemple de la construction progressive d'un «  marché intérieur européen  », basé sur des règles légitimes et efficaces, témoigne justement du contraire et doit servir de référence à la perspective d'une régulation à l'échelle internationale. En fait, responsabilité sociale des entreprises et régulation internationale ne doivent pas être opposées. Au contraire, la complexité des relations internationales, celle des nouvelles technologies mises en œuvre appellent sans aucun doute la coopération des entreprises elles-mêmes à la définition de règles applicables à l'échelle transnationale. Mais, réciproquement, des labels, des chartes, des codes qui ne seraient appliqués que par certaines entreprises risquent à la longue de les affaiblir si elles sont confrontées à des concurrents qui ne les appliquent pas. En ce sens, les pratiques volontaires initiées par les entreprises dans le cadre d'une responsabilité sociale entendue au sens large devraient être regardées comme une étape essentielle, mais préliminaire, dans la recherche de règles justes et appliquées par tous dans le cadre des institutions internationales compétentes.

L'implication des salariés

La responsabilité sociale des entreprises revêt donc une importance cruciale, face aux difficultés de définir un cadre commune à l'échelle internationale. Mais cette responsabilité elle-même ne peut se concevoir sans une implication des acteurs concernés, tout particulièrement les salariés, même si ceux-ci n'ont pas de part directe à la gestion et aux choix stratégiques. Une authentique responsabilité sociale n'est pas concevable au sein de l'entreprise sans une implication des partenaires sociaux. Leur rôle, dans la perspective d'une généralisation à l'échelle nationale ou internationale des pratiques volontaires, est de fait incontournable. Au cours des années ayant précédé la crise, une perte du dynamisme a été observée dans le dialogue et les négociations entre partenaires sociaux, à l'échelle transnationale, y compris en Europe où il est de tradition. Dans Caritas in veritate22, le pape Benoît XVI souligne le rôle vital des syndicats. Le dialogue social reste un lieu important pour approfondir et affiner les responsabilités de chacun.

Le secteur bancaire et financier

Une concertation internationale sans précédent, mais ardue, a commencé d'être mise en œuvre, en vue d'ordonner les activités financières et de prévenir les risques excessifs qu'elles ont fait courir à l'ensemble de l'économie internationale. Elle pose la question de la responsabilité des acteurs de ce secteur au regard de la justice sociale. Leur responsabilité ne concerne pas seulement la réduction des inégalités de rémunération, mais aussi la prise en compte des besoins et de la fragilité des usagers les moins fortunés, dont ils tirent en réalité une part importante de leurs ressources. De même qu'en matière d'endettement des États, les capacités effectives de développement des pays pauvres ont été négligées par les institutions publiques et privées créditrices, de même aujourd'hui se pose à grande échelle la question de la responsabilité des organismes prêteurs vis-à-vis des emprunteurs modestes.

Les innovations de l'économie solidaire

De ce point de vue, le courant de l'entrepreneuriat sociale et de la finance solidaire offre de nouvelles perspectives. Depuis une vingtaine d'années, il promeut, sur la base de la coopération, de la participation aux décisions et de la solidarité, des réponses efficaces aux besoins de financement de la création et du développement d'activités nouvelles. Les entreprises qui se réclament de finalités de solidarité et de développement durable, tout en s'astreignant à des règles de rigueur dans l'usage des ressources, représentent, au-delà de leur champ propre, une véritable référence pour la réforme des modes de gestion et d'organisation d'entreprises financières de taille beaucoup plus considérables. Cela tient à ce que, au-delà d'un engagement commercial, elles savent établir une responsabilité mutuelle pour l'aboutissement de projets de développement devenant projets communs entre le prêteur et l'emprunteur.
Plus généralement, des réformes praticables et équitables des règles de fonctionnement du secteur financier, prenant en compte son rôle dans la gestion des risques, ne pourront progressivement advenir que si les professionnels de ces secteurs, prenant conscience de leur coresponsabilité, s'engagent eux-mêmes dans des comportements volontairement inspirés par le bien commun. Qu'il s'agisse de lutter contre les conflits d'intérêt, de proportionner les exigences de contrôle aux risques encourus par la collectivité, d'assurer la transparence des gains au regard de la fiscalité, de réduire le recours à l'évasion fiscale, les professionnels peuvent, par une déontologie établie de concert, précéder le mouvement de régulation mondiale.
Il faut rappeler inlassablement la finalité sociale de l'activité économique pour que les acteurs économiques se sentent coresponsables de la création et du partage justes et durables des richesses dont tous ont besoin pour vivre de façon authentiquement humaine.

Encourager les médias à former une conscience critique

Il est impossible aujourd'hui de parler du vivre-ensemble sans évoquer le rôle des médias. Ils sont omniprésents  ; ils contribuent à former ou à déformer le lien social et sont indispensables au bon fonctionnement de la démocratie. Mais tous n'assument pas cette responsabilité.

Un paysage nouveau

L'avènement des médias de masse avait déjà provoqué un bouleversement sans précédent, aux multiples causes et aux effets imprévisibles. Bien avant l'arrivée des nouvelles technologies de l'information, le système montrait déjà ses faiblesse : un modèle économique excessivement dépendant de la publicité ; des choix éditoriaux de plus en plus sensibles aux langages et au style de la télévision, le média dominant ; une dérive, pour certains, vers une information plus légère ou people, selon ce que les Anglo-saxons appellent infotainment, mélange d'information et de divertissement.

Le triomphe du temps réel.

Internet et les nouveaux médias ont accéléré le processus : l'information en temps réel, les flux numériques, les blogs et les réseaux sociaux imposent de nouveaux comportements ; les médias traditionnels sont délaissés au profit de nouvelles formes de communication et de journalisme participatif. Dans cet univers, les langages se mélangent et les grammaires deviennent hybrides. Le temps et l'espace se brouillent. C'est le triomphe du « temps réel », un temps sous le signe de l'urgence et de l'impatience. Cette idéologie du présent laisse peu de place aux « instances du différé » (associations, syndicats, partis, Églises...) et aux exigences de la médiation : le temps des médias devient celui d'une simultanéité uniforme, comme si le rôle premier de ceux-ci n'était plus de proposer une médiation, une clé de lecture des événements, une barrière et une distance vis-à-vis de toute illusion d'immédiateté, mais bien plutôt d'offrir en vrac, sur le même plan, le compte rendu d'événements disparates. Tout se passe dans les nouveaux médias comme si l'urgence ne laissait plus de place à la réflexion sur l'avenir. Or celle-ci est indispensable à la délibération démocratique, au débat sur les projets de long terme qui fondent la capacité de vivre ensemble.

Une chance dans la crise.

Ce bouleversement du paysage médiatique intervient dans un secteur déjà en crise depuis longtemps. De nombreux titres de presse ont disparu, tandis que d' autres publications peinent à survivre ou à conquérir de nouveaux lecteurs. Cette crise, avec son lot de restructurations et de licenciements, de souffrances réelles de toute une profession à la recherche d'une nouvelle identité, coïncide donc avec la crise économique et financière : une crise planétaire, dont les médias de masse n'ont pas su, comme de nombreux autres acteurs, saisir et raconter les signes avant-coureurs. Le moment présent est donc doublement critique, pour la société tout entière et pour le paysage médiatique traditionnel. Mais cette double crise offre aussi la chance d'un nouvel élan, dans lequel les grands médias, à l'écoute des attentes profondes de leurs lecteurs, ne céderaient plus à la tyrannie du court terme qui les pousse à privilégier les épiphénomènes, les faits anecdotiques, les jeux de cirque et les paillettes, et redonneraient le goût de comprendre les faits de société, leurs causes et leurs effets sur la vie de nos concitoyens.

Les médias : conscience critique de la société.

Privés ou publics, les décideurs des grands médias ont en réalité bien plus d' autonomie qu'ils ne l'admettent parfois et la course à l'audience n'est pas une excuse pour renoncer à revaloriser la fonction première des médias comme éclaireurs du bien commun, « vigiles » de la démocratie. Il relève de la coresponsabilité des décideurs, des annonceurs et des professionnels que les organes de communication et d'information jouent ce rôle d'instance critique autonome dans la société, et non pas celui d'une simple « fabrique du consensus », caisse de résonance des mots d'ordre et des stéréotypes de l'idéologie du « politiquement correct ». Il y a toujours dans les médias des femmes et des hommes qui continuent à assumer ce rôle essentiel. Mais trop souvent les médias de masse s'arrêtent à la superficie ou à l'écume des événements, alors qu'ils peuvent aussi proposer des outils d'analyse et des clés de lecture.
Le succès des blogs et du journalisme d'enquête sur internet démontre qu'il y a une place pour une démarche qui privilégie l'échange, le partage des connaissances et des informations. Il y a une réelle attente d'une communication non pas ou non plus à sens unique, mais bidirectionnelle. Une telle communication redonnerait du souffle à l'expression du pluralisme d'opinions, à la représentation sans déformation des points de vue culturels et religieux. Il y a là une chance pour les médias traditionnels de se réinventer, de retrouver une place originale.
Les médias illustrent d'une façon particulière ce que signifie la coresponsabilité aujourd'hui. Bien au-delà du souci de l'audimat et des annonceurs, leur responsabilité se joue dans leur rôle irremplaçable dans le débat public pour la formation d'une conscience citoyenne et l'ouverture d'une parole pour tous, spécialement pour les exclus, à ceux qui vivent aux marges de la société et que la crise frappe plus durement que d' autres.

Réhabiliter la politique.

La crise aura sans doute permis, il faut s'en réjouir, de prendre conscience de l'importance du politique comme clef de la préservation de la paix au sein de la communauté nationale comme entre les nations. Le seul développement des échanges ne peut être une fin en soi. Pour assurer le rapprochement des peuples et la justice, condition de la paix, il faut une action collective délibérée. Aussi le politique est le domaine par excellence où le sens de la responsabilité pour autrui devrait être la première préoccupation.
Toutefois, ces efforts sont entravés, non seulement par l'existence d'intérêts nationaux divergents, mais plus profondément par les conceptions exclusives de la souveraineté nationale. Les démocraties souffrent à cet égard d'un retour en force, notamment en Europe, d'une forme de populisme nationaliste qui met aussi en danger la capacité de vivre ensemble au sein de la communauté nationale. Faire face à la montée du populisme est un enjeu majeur de la vie publique qui relève d'abord des partis et responsables politiques, mais qui appelle aussi les simples citoyens à accepter les exigences de la justice sociale et à changer leurs comportements et modes de vie afin que tous aient une place et un avenir dans la collectivité.

Ordre multilatéral et principe de subsidiarité.

Les grandes négociations internationales sur le changement climatique et sur la prévention des crises financières ont débouché sur des résultats parfois jugés modestes au regard des espoirs qu'elles ont soulevés. Elles n'en sont pas moins le signe d'une recherche profonde d'unité et de cohérence à laquelle la majorité des citoyens souscrivent. Une impulsion a été donnée, un élan s'est manifesté qu'il convient de poursuivre et d'encourager.
Les blocages et les incompatibilités sont dus en grande part aux conflits entre les intérêts ou les capacités des différentes nations. L'expérience de la Communauté européenne montre que des différences importantes de culture, de richesse et de puissance, ne sont pas un obstacle à l'adoption de règles transnationales ni au développement d'un droit supranational. Cet exemple souligne aussi l'importance d'une lecture équilibrée du principe de subsidiarité. Ce dernier met au centre de l'organisation politique la promotion des communautés de base, car elles sont le lieu premier de l'épanouissement des personnes. Mais cette centralité n'autorise pas à faire de la souveraineté nationale une vérité absolue : cette souveraineté doit être soumise à une appréciation politique, en fonction de circonstances changeantes. Celles-ci impliquent un exercice partagé de la souveraineté, lorsque la capacité isolée d'une nation ne permet plus de préserver les biens essentiels. C'est aux responsables politiques nationaux que revient la tâche complexe de définir, négocier et finalement mettre en oeuvre les dispositions qui conduisent à cet exercice partagé. Un vrai effort de créativité est nécessaire pour penser la prise en charge multilatérale de domaines aussi divers que la finance, le climat ou les migrations, qui ne peuvent plus être régulés au niveau national. Une option particulièrement délicate consiste dans l'acceptation de règles communes, mais spécifiques pour un ensemble limité de pays. C'est par étapes partielles, souvent régionales, que se construira un ordre multilatéral mondial.

Ouverture internationale, cohésion nationale et justice sociale

Une communauté nationale peut difficilement s'ouvrir à la dimension de la solidarité internationale, au partage de projets communs, si elle est elle-même divisée, incertaine de son identité, fragilisée dans sa cohésion. Ainsi les mouvements d'opinion qui invitent au repli nationaliste, voire à la haine de l'étranger, sont aussi souvent les plus hostiles à la coopération internationale, à la promotion d'une communauté de droit international.
Il ne suffit pas cependant de condamner les idéologies qui spéculent sur les craintes que suscitent la mondialisation, l'accroissement de la diversité culturelle ou religieuse à l'intérieur de notre pays comme en de nombreux pays européens. Ces craintes s'alimentent aussi à une négligence des exigences fondamentales propres à l'ordre politique démocratique et du sens de la responsabilité pour autrui. En tout premier lieu, l'indifférence à l'accroissement des inégalités, non seulement inégalités de rémunération, mais aussi inégalités dans la possibilité de bénéficier réellement de l'apport de l'enseignement, de la justice et des moyens de communication, résulte dans un sentiment d'iniquité sinon d'abandon qui peut porter des catégories sociales entières dans une forme d'exclusion de la communauté nationale. Ce sentiment d'exclusion s'aggrave lorsque les responsables, économiques ou politiques, affectent de regarder comme obsolètes ou ne relevant plus de la responsabilité publique les valeurs éthiques essentielles du respect de la vérité, de la probité ou de la solidarité.
C'est pourquoi il est de la plus haute importance, du point de vue de la cohésion nationale et de l'aptitude à débattre des sujets de longs terme qui en conditionne le devenir, que les responsables publics soient attentifs aux conditions d'une réelle équité dan la distribution des richesses, la soumission de tous aux exigences fiscales, l'accès universel aux moyens collectifs et personnels du développement. De même, la restauration de la confiance, clef de la cohésion nationale, passe par l'exemplarité des responsables qui invitent les concitoyens à pratiquer les exigences de la justice, de la vérité et de la solidarité.
Toutefois, les responsables politiques ne sont pas les maîtres des consciences. L'application effective de lois ou de programmes animés par un principe de justice repose en définitive sur l'orientation personnelle des citoyens. Si le citoyen n'est pas vigilant, le pouvoir sera confisqué par des intérêts particuliers pour leur propre bénéfice. Son abstention aux élections donne ce pouvoir à d'autres. Il faut donc qu'il le reprenne, par son vote ou par son appartenance à un parti politique, voire par sa participation personnelle à la gestion politique locale ou nationale. Ainsi, la politique ne se résume pas au vote, mais elle est un esprit de participation et de sens de la coresponsabilité. De même le renforcement de la démocratie passe aussi par toutes les formes de comportement civique, notamment par le paiement des impôts qui permettent à l'État et aux collectivités locales d'être au service du bien de tous.

Conclusion : grandir dans la crise

Nous vous invitons à grandir dans la crise. Cette expression évoque en effet une perspective de mûrissement personnel et de développement pour la communauté. Elle suggère aussi une situation d'inachèvement. Nul ne sait aujourd'hui l'ampleur des changements auxquels nous devons nous préparer. Les pistes que nous avons ouvertes, à partir d'une inspiration héritée du témoignage de Celui qui est pour nous source de toute liberté, ne sont pas assurés de répondre complètement aux défis du temps. Chacun est invité cependant à se mettre en mouvement, en acceptant de se poser d'abord à soi-même les questions qui relèvent de ses possibilités, de son environnement, de sa perception des urgences. En se rendant disponible à la fraternité, en assumant sa part de coresponsabilité dans la société, il deviendra lui-même un être libre.

1 Benoît XVI, L'Amour dans la vérité, Caritas in veritate, Paris, Bayard-Fleurus Mame Cerf, 2009, n°2.

2 Ibid, n°75.

3 Commission sociale de l’épiscopat, Réhabiliter la politique. Déclaration de la Commission sociale des évêques de France, Paris, Centurion - Cerf - Fleurus/Mame, 1999.

4 Caritas in veritate, n° 53.

5 Promouvoir la solidarité entre les générations, Communication de la Commission européenne, 10 mai 2007, COM (2007) 244, p. 13.

6 Caritas in veritate, n° 35.

7 Cité par Andrea Riccardi au cours de son allocution lors de la réception du prix Charlemagne, à Aix-la-Chapelle, le 21 mai 2009.

8 Caritas in veritate, n° 14.

9 Oser un nouveau développement (Paris, Bayard, 2010) est le titre d'un ouvrage publié par Justice et Paix-France, et qui explore des pistes pour de nouvelles formes de développement.

10 Caritas in veritate, n° 14.

11 À la demande du Conseil Famille et Société de la Conférence des évêques de France, le journal La Croix a tenu en 2009, pendant plusieurs mois, une rubrique « À contre crise » qui donne un échantillon de l'inventivité qui s'est développée pour faire face à la crise.

12 Caritas in veritate, n° 18.

13 Caritas in veritate, n° 7.

14 Gaudium et spes, n° 26, § 1.

15 Caritas in veritate, n° 53.

16 Caritas in veritate, n°71.

17 Jean-Paul II, Le Travail humain, Laborem exercens, Paris, Cana, Cerf, n°7.

18 Caritas in veritate, n°63.

19 Voir, sur l'économie solidaire, Justice et Paix France, Oser un nouveau développement, Paris, Bayard, 2010.

20 Jean-Paul II, L'Intérêt pour les choses sociales. Sollicitudo rei socialis, n° 31.

21 Gaudium et spes, n° 69.

22 Caritas in veritate, n°25.