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30 décembre 2013

Introduction à Evangelii Gaudium, l'Exhortation apostolique de François

Christian Mellon, Jésuite, Ceras, ancien secrétaire de la Commission Justice et Paix France

Bien qu’Evangelii Gaudium ne soit pas « un document social » – le pape lui-même le précise, au §184 – il est bon qu’un site dédié à la « doctrine sociale de l’Église » en présente d’amples extraits, ceux qui proposent de substantiels développements sur des questions sociales :

  • la première moitié du chapitre 2 : « Quelques défis du monde actuel » (EG 52-75)
  • l’intégralité du chapitre 4 : « La dimension sociale de l’évangélisation » (EG 177-258)

Ces développements s’intègrent dans un texte dont il convient de rappeler la nature et de souligner l’importance. Premier document de grande ampleur publié par le pape François, il était très attendu. Pour exposer ses orientations sur un grand nombre de points, le pape saisit l’occasion que lui offre une tradition bien établie depuis Paul VI : c’est à lui que revient de présenter, après chaque Synode, l’essentiel de ce qu’il retient des propositions du Synode. Evangelii Gaudium est donc une « exhortation apostolique post-synodale », qui fait référence à une trentaine de propositions, parmi les 58 qu’a élaborées le Synode sur la « nouvelle évangélisation », tenu à Rome en octobre 2012.

D’aucuns pourraient s’étonner qu’une exhortation apostolique sur l’évangélisation – mot préféré ici à l’expression « nouvelle évangélisation » qui était celle du Synode – traite abondamment de thèmes sociaux. Pour le pape François, ce serait au contraire l’absence de cette thématique qui serait inadmissible, car il existe une « connexion intime entre évangélisation et promotion humaine ». Ce lien avait été affirmé et développé par Jean Paul II en 1991 dans Centesimus annus 54, reprenant et prolongeant ce qu’avait écrit Paul VI en 1975 dans Evangelii Nuntiandi, qui était aussi une « exhortation apostolique post-synodale » : « Il est impossible d’accepter que l’œuvre d’évangélisation puisse ou doive négliger les questions extrêmement graves, tellement agitées aujourd’hui, concernant la justice, la libération, le développement et la paix dans le monde (EN 31) ».

C’est dans la théologie que se fonde le lien étroit entre évangélisation et engagement social. S’il existe une « inévitable dimension sociale de l’annonce de l’Évangile », c’est parce que « la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation personnelle avec Dieu » et parce que « dans le Christ, Dieu ne rachète pas seulement l’individu mais aussi les relations sociales entre les hommes ». Comment ne pas évoquer la belle formule du Père de Lubac, pour qui « l’expression de ‘catholicisme social’ aurait toujours du paraître un pléonasme » ?

Faut-il parler de « doctrine sociale de l’Église » à propos des extraits retenus pour le présent corpus de textes ? En un certain sens, cela semble évident : tout familier de cette doctrine aura vite noté que le pape s’appuie sur les « principes » qui structurent cet enseignement : dignité de toute personne, solidarité, subsidiarité, destination universelle des biens, bien commun.

Cependant, on doit noter d’une part que le document n’utilise que rarement cette expression (en fait, seulement quand il cite le Compendium de la doctrine sociale de lÉglise), d’autre part que le pape François exprime une réticence semblable à celle de Paul VI en 1971 au début d’Octogesima adveniens 4, qu’il cite : « Ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. Je peux répéter ici ce que Paul VI indiquait avec lucidité : « Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait une valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. » C’est la raison pour laquelle l’expression « doctrine sociale de l’Église » était tombée en désuétude sous Paul VI, avant d’être ressuscitée par Jean Paul II (sur cette évolution, voir Jean-Yves Calvez, Les silences de la doctrine sociale catholique, L’Atelier, 1999, pp 10-14).

Pour le pape François, une parole pontificale trop générale serait peu adaptée à la variété des situations locales. C’est donc aux conférences épiscopales et aux communautés chrétiennes qu’il revient « d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays ». Dans Evangelii Gaudium, il cite ses prédécesseurs et le Concile, mais aussi de nombreux documents émanant de conférences épiscopales (Amérique latine, États-Unis, France, Brésil, Philippines, Inde), voire d’autres groupes comme l’Action catholique italienne.

L’enseignement de l’Église en matière sociale fait souvent l’objet de critiques en sens opposés : tantôt on trouve qu’il reste trop abstrait, ne fournissant que des principes très généraux pour juger les situations et orienter l’action, et l’on regrette que l’Église reste trop souvent « au-dessus de la mêlée » ; tantôt on estime qu’elle sort de sa compétence quand Elle tire de ses principes des jugements sur des situations concrètes, prenant ainsi des positions pouvant être perçues comme « partisanes » sur des points qui font débat, y compris parmi les chrétiens. Qu’on pense, par exemple, à ses positions sur l’accueil des migrants et la défense du droit d’asile.

Le pape François, visiblement, est beaucoup plus sensible au premier reproche qu’au second : « Nous ne pouvons éviter d’être concrets – sans prétendre entrer dans les détails – pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne ». Pour lui, comme il l’a déjà dit en bien d’autres occasions, mieux vaut une Église qui s’engage – au risque de prendre des coups, voire de se tromper – qu’une Église « malade » par manque de vigueur et de courage.

Un premier parcours des extraits présentés ici permet de noter quatre points quelque peu novateurs.

Nulle mention de la « loi naturelle »

Les arguments avancés sont bibliques, évangéliques, théologiques. Jean Paul II et plus encore Benoît XVI avaient déjà insisté sur le caractère théologique de la doctrine sociale de l’Église ; mais ils invoquaient aussi la « loi naturelle » ou la « raison », notions permettant de se faire entendre de toute personne, même étrangère à l’univers chrétien. On peut s’interroger sur les raisons de ce silence du pape sur la loi naturelle. Est-ce pour mieux convaincre – comme il l’a répété en plusieurs occasions – qu’il ne faut pas accorder la même importance à tous les aspects de l’éthique chrétienne, et qu’il convient de privilégier ceux qui sont plus directement ancrés dans l’Évangile ? Est-ce parce qu’il n’est pas à l’aise avec cette notion, elle-même controversée, y compris parmi les penseurs chrétiens ? Sans doute faut-il expliquer cette absence, plus simplement, par le fait qu’Evangelii Gaudium s’adresse aux seuls fidèles catholiques (EG 200), alors que les encycliques sociales s’adressent – du moins depuis Jean XXIII – « à tous les hommes de bonne volonté », ce qui exige qu’y soient développées des argumentations audibles par des non chrétiens.

Une place importante est accordée aux questions culturelles

Le pape François souligne la dimension collective de l’évangélisation : le message évangélique n’est pas destiné seulement à la personne, mais aussi aux cultures, aux communautés. L’évangélisation est inculturation, qui en dit tous les fruits, toutes les richesses, dans les contextes d’aujourd’hui ; elle interroge les styles de vie, les valeurs partagées. Ainsi le pape appelle-t-il à respecter ce qu’exprime la « piété populaire », vraie expression de la foi d’un peuple, à ne pas confondre avec ses déviations, celles d’un christianisme encourageant les « dévotions » (plutôt que la vraie piété) « sans se préoccuper de la promotion sociale et de la formation des fidèles » (70). Remarquons aussi un développement original sur les « défis des cultures urbaines », avec notamment une insistance sur l’aspect multiculturel de la ville d’aujourd’hui, qu’il ne faut pas redouter.

On ne sera pas surpris de voir le pape François insister très fortement sur ce qu’il appelle « l’intégration sociale des pauvres » (EG 186-216)

Ce thème, visiblement, lui tient beaucoup à cœur. On sait que, depuis une quarantaine d’années, « l’option préférentielle pour les pauvres » a pris une place de plus en plus centrale dans l’enseignement social de l’Église. Mais le pape ne se contente pas de rappeler ici ce que l’Église a répété, à savoir que le souci des pauvres doit se traduire par des mesures sociales et économiques (droit au travail, juste salaire, lutte contre les inégalités excessives, etc.). Il va plus loin, et invite à écouter leur « cri », comme Dieu lui-même a entendu le cri du peuple opprimé en Égypte. Les pauvres ne sont pas seulement à secourir, mais à écouter, car « ils ont beaucoup à nous enseigner », notamment en ce qui concerne l’expression de la foi : « l’immense majorité des pauvres a une ouverture particulière à la foi » (EG 200).

Pas de paternalisme donc, mais un appel à une véritable solidarité, qui nous met à égalité, car elle consiste à « rendre au pauvre ce qui lui revient », conformément au principe de « destination universelle des biens », que le doctrine sociale affirme être « antérieure à la propriété privée ».

Autre insistance propre au pape François : « Je désire une Église pauvre pour les pauvres ». Le peuple de Dieu doit reconnaître aux pauvres une « place privilégiée », car « l’option pour les pauvres est une catégorie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique » (EG 198). Théologique parce que, à travers la rencontre avec le pauvre, c’est un visage de Dieu qui se révèle.

Changer les institutions

Donner sa place au pauvre dans notre société n’exige pas seulement que se convertissent les cœurs et les comportements de chacun, mais aussi que changent les institutions. En effet, comme les « relations sociales sont structurées par des institutions », il faut « attaquer les causes structurelles de la disparité sociale », qui est « la racine des maux de la société ». Le chrétien doit donc « se préoccuper de la santé des institutions de la société civile ». C’est une tâche politique, qui est urgente, car « la nécessité de résoudre les causes structurelles de la pauvreté ne peut attendre » (EG 202).

Le pape ne revendique aucune expertise l’autorisant à détailler ces changements, mais il en indique quelques lignes directrices. Il rappelle, très classiquement, l’enseignement traditionnel de l’Église contre le libéralisme économique, du moins celui qui revendique une « autonomie absolue des marchés ». Outre un appel à la lutte contre la spéculation financière – une préoccupation plus récente –, le pape développe ce thème par des lignes particulièrement vigoureuses – qui l’ont fait traiter de « marxiste » dans les milieux libéraux américains : « Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat » (EG 204).

Pour aller plus loin

Découvrez la plaquette « Au coeur de la solidarité, la joie de l’Evangile - Pour mettre en acte(s) l’exhortation du pape François »