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04 novembre 2015

Introduction à Laudato si'

Un appel à une "révolution culturelle" pour une "écologie intégrale"

Alain Thomasset, Jésuite, Centre Sèvres - facultés jésuites de Paris  et Grégoire Catta, Jésuite, directeur du Service national Famille et société de la Conférence des évêques de France

« Prendre soin de notre maison commune », car la terre est malade et les pauvres sont les premiers à en souffrir ! C’est l’appel que lance le pape François dans cette lettre encyclique, invitant « chaque personne qui habite cette planète » (LS3) à prendre conscience de la gravité de la situation et de la nécessité d’une « conversion qui nous unisse tous » (LS14) en vue d’une action responsable. « Ce qui arrive en ce moment nous met devant l’urgence d’avancer dans une révolution culturelle courageuse » (LS114), pour une « écologie intégrale » qui à la fois préserve la création, mène le combat pour la justice envers les pauvres et redécouvre un chemin intérieur de paix et de joie. Notre « sœur et mère la terre » (LS1), comme l’appelle François d’Assise, est belle. Elle nous invite à louer le Créateur, mais elle est blessée et gémit « à cause des dégâts que nous lui causons par l’utilisation irresponsable et par l’abus des biens que Dieu a déposés en elle » (LS2). Nul doute que ce document fera date pour tous ceux, chrétiens ou non, qui se mobilisent pour « sauver la planète ».

Un document unique, un contexte d’urgence

Cette encyclique s’inscrit dans un contexte d’urgence. La crise écologique a pris une ampleur inquiétante. Publié au moment où se prépare l’adoption de nouveaux objectifs pour le développement durable, cinq mois avant la réunion à Paris de la conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP 21), ce texte veut contribuer à la conversion des esprits qui est nécessaire pour trouver des solutions globales et efficaces. De même que Jean XXIII, en son temps, s’était adressé dans Pacem in terris (1963) à « tous les hommes de bonne volonté » pour faire face à la menace de guerre nucléaire et offrir un chemin de paix (PT3), François affronte aujourd’hui la crise de l’environnement en proposant un dialogue avec tous et en y apportant les ressources de la tradition chrétienne. Face à la lenteur des négociations et à la difficulté des États à renoncer à leurs intérêts immédiats, les institutions internationales et les organisations qui œuvrent pour un développement durable attendaient beaucoup d’une parole de l’Église. Les premières réactions ont d’ailleurs été enthousiastes de la part de nombreuses personnes peu inclines d’habitude à chanter les louanges de l’Église. Plusieurs acteurs — des institutions comme la Banque mondiale ou des personnalités comme Nicolas Hulot et l’ancien ministre Pascal Canfin — avaient déjà indiqué combien les traditions spirituelles pouvaient jouer un rôle important dans le débat mondial sur la transition écologique.

Laudato si’ est le premier texte pontifical d’importance consacré à ce thème. Si de nombreux chrétiens, les jeunes en particulier, se sont mobilisés ces dernières années sur les questions écologiques, il est vrai que peu de réflexions centrées sur ce sujet avaient été publiées par les autorités de l’Église catholique. En ce domaine, les Églises protestantes et orthodoxes ont fait œuvre de précurseurs. En 1983, le Conseil œcuménique des Églises avait déjà vécu un véritable virage environnementaliste, en ajoutant au couple classique « justice » et « paix » le champ nouveau de la « sauvegarde de la création ». En 2002, le patriarche orthodoxe Bartholomée Ier, conjointement avec le pape Jean Paul II, lançait « l’appel de Venise » pour une conversion des modes de vie et une éthique écologique. Dans l’Église catholique, ce sont surtout le discours de Paul VI à la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) en 1970, deux messages pour les journées mondiales de la paix (de Jean Paul II en 1990 et de Benoît XVI en 2010), ainsi que les prises de position de diverses conférences épiscopales (dont celle de la France en 2012) qui servaient de référence. Avec cette encyclique, le pape François comble le manque d’un texte approfondi et d’autorité universelle et donne une forte impulsion à la réflexion chrétienne sur l’environnement et sur la crise sociale qui lui est liée.

Un héritage et une nouveauté

Ce document, dont le pape déclare qu’il « s’ajoute au Magistère social de l’Église » (LS15), s’inscrit dans une tradition. Reprenant longuement l’apport de ses prédécesseurs, François se propose de compléter la réflexion de l’enseignement social de l’Église en appliquant ses grands principes (destination universelle des biens, recherche du bien commun, justice sociale, solidarité, subsidiarité) à la recherche d’une « écologie intégrale ». Mais — et c’est une attention nouvelle, déjà manifeste dans l’exhortation Evangelii gaudium — il cite aussi de nombreuses conférences épiscopales des divers continents, montrant ainsi son désir de recueillir l’expérience des chrétiens, en particulier de ceux qui habitent les pays pauvres les plus atteints par la crise qui s’avance. Il faut également relever l’importance donnée aux apports de la science dans l’analyse de la situation (surtout au chapitre 1), ainsi que l’hommage appuyé au patriarche Bartholomée (LS8-9), tout comme la citation d’un sage soufi (LS233). Dans un style personnel, simple, émaillé de nombreuses références à la vie ordinaire, François met en œuvre l’art de la conversation et du dialogue avec tous qu’il souhaite voir se développer dans la société et dans l’Église au sujet de ces questions.

Malgré sa longueur, ce document est facile à lire. Il comprend six chapitres où alternent l’analyse sociale du monde et les références à la richesse de la tradition chrétienne : autre manière de mener le dialogue entre l’Église et le monde mis en avant par le concile Vatican II dans Gaudium et spes. On y retrouve aussi sa méthode : voir, juger, agir.

Le premier chapitre étudie divers éléments de la crise écologique, en prenant en compte « les meilleurs résultats de la recherche scientifique » (LS15) ; c’est la première fois que les thèmes du changement climatique et de la biodiversité sont abordés par le Magistère romain. Vient ensuite une méditation sur « l’Évangile de la création » (chapitre 2), véritable parcours biblique qui présente les lumières de la foi sur la manière de voir le monde comme don du Créateur et de l’habiter en harmonie avec toutes les créatures. Le chapitre 3 revient sur l’analyse des causes profondes de la crise écologique, dénonçant notamment la tyrannie du « paradigme technocratique », mais rappelant aussi qu’elle s’enracine dans les maladies du cœur de l’homme : égoïsme, indifférence ou « relativisme pratique », reflets d’un « anthropocentrisme dévié ». Dans le chapitre 4, véritable pivot de la réflexion, le pape François expose sa conception d’une « écologie intégrale » qui prend en compte de multiples dimensions : environnementale mais aussi économique, sociale, culturelle et spirituelle. Sont mises en évidence les différentes relations entre les créatures et leur environnement, mais aussi les questions de la pauvreté, des inégalités et des modes de vie. À la lumière de cette vision originale et globale, le chapitre 5 expose quelques lignes d’orientation et d’action. Elles se fondent sur un « dialogue » renouvelé, tant au niveau des politiques nationales et internationales que des actions locales qui nous concernent tous. Le chapitre 6 revient sur les motivations et l’éducation nécessaires pour amorcer notre conversion intérieure en vue de nouveaux modes de vie : la « spiritualité écologique », indispensable pour agir, peut beaucoup recevoir des trésors de la tradition chrétienne.

Chaque chapitre possède sa propre thématique et sa méthode mais reprend — le pape le souligne — des questions et des thèmes qui traversent toute l’encyclique. Ces thèmes récurrents, il en donne lui-même la liste à la fin de son introduction : « l’intime relation entre les pauvres et la fragilité de la planète ; la conviction que tout est lié dans le monde ; la critique du nouveau paradigme et des formes de pouvoir qui dérivent de la technologie ; l’invitation à chercher d’autres façons de comprendre l’économie et le progrès ; la valeur propre de chaque créature ; le sens humain de l’écologie ; la nécessité de débats sincères et honnêtes ; la grave responsabilité de la politique internationale et locale ; la culture du déchet et la proposition d’un nouveau style de vie » (LS16). Autant de clés de lecture qui nous sont ainsi données pour nous approprier ce document. Reprenons quelques-uns de ces thèmes.

Tout est lié

« Tout est lié » : l’expression revient constamment sous la plume de François. Elle traduit la profonde unité d’un texte qui pourrait, à première vue, sembler disparate. La question écologique est certes centrale mais elle n’est jamais séparée d’autres questions essentielles que le pape souhaite aborder : la justice à l’égard des pauvres, les modes de vie et de consommation, les raisons de vivre en ce monde. En effet, notre manière d’habiter le monde touche à notre relation à la nature et aux autres créatures mais aussi à nos frères humains, à nous-mêmes et finalement à Dieu (LS10 et LS237). L’expression originale de « maison commune », présente dans le titre même de l’encyclique, souligne bien l’étroite liaison entre écologie, justice sociale, éthique et spiritualité. L’écologie est déjà en elle-même une science des relations multiformes entre les espèces et leur environnement, mais nous sommes invités à élargir encore notre regard.

Le pape insiste sur le lien entre écologie et justice sociale avec les formules frappantes dont il a le secret : « Une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale […] pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (LS49). Car les pauvres sont bien souvent les premières victimes des changements climatiques et de l’appauvrissement des écosystèmes. Ils sont ceux qui ne peuvent pas attendre (LS162). En même temps, « la culture du déchet affecte aussi bien les personnes exclues que les choses, vite transformées en ordure » (22) et la manière de traiter les autres créatures est parfois symptomatique de notre rapport aux êtres humains (LS92). Tout est lié : « Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature » (LS139). La Bible ne nous enseigne-t-elle pas que « quand la justice n’habite plus la terre […] toute la vie est en danger » (LS70) ?

La crise écologique est aussi une crise humaine et morale : « La dégradation de l’environnement comme la dégradation humaine et éthique sont intimement liées » (LS56). Comment voulons-nous vivre et selon quelles valeurs ? Quelle solidarité avec les pauvres et avec les générations à venir ? Le système économique et social du monde actuel « est insoutenable de divers points de vue, parce que nous avons cessé de penser aux fins de l’action humaine » (LS61). La question écologique est, dans son fond, une question spirituelle : « Pour quoi passons-nous en ce monde, pour quoi venons-nous à cette vie, pour quoi travaillons-nous et luttons-nous, pour quoi cette terre a-t-elle besoin de nous ? […] C’est un drame pour nous-mêmes, parce que cela met en crise le sens de notre propre passage sur cette terre » (LS160). La figure du poverello d’Assise, que le pape met en valeur (LS10-12) et dont il a pris le nom, illustre son souci de ne pas séparer amour de la nature, amour des pauvres et paix intérieure dans la louange au Créateur de toute chose.

Tel est le sens de l’expression « écologie intégrale », thème du chapitre central de l’encyclique. Elle fait écho à celle de « développement intégral » mise en avant par Paul VI dans Populorum progressio (1967). S’il s’agit de sauver la planète menacée par de nombreux maux, il faut également réduire les inégalités (LS138-142), sauvegarder les richesses culturelles (LS143-146), promouvoir une écologie de la vie quotidienne et du cadre de vie (LS147-155). Ces différents objectifs, loin de s’opposer, se complètent et s’appuient mutuellement. C’est dans ce cadre que prend place une « écologie humaine », qui invite l’homme à accueillir et prendre soin de son propre corps comme un don reçu de Dieu, tout comme l’ensemble de la Création (LS155). Une invitation aussi à accepter joyeusement le don spécifique de l’autre, homme ou femme, dans son altérité et de prendre soin du bien commun (LS156-158). Si tout est lié, c’est finalement parce que tout est donné.

Les causes humaines du mal

Le pape dresse une analyse particulièrement lucide de la situation actuelle. Dans le premier chapitre, qui explore « ce qui se passe dans notre maison », il rappelle clairement que « la plus grande partie du réchauffement global des dernières décennies est due à la grande concentration de gaz à effet de serre […] émis surtout à cause de l’activité humaine » (LS23). Cette prise de position — la première de la papauté sur ce sujet — est importante, car de nombreux climato-sceptiques continuent de nier cette réalité, aux États-Unis en particulier. Quand le pape appelle à changer notre mode de vie, il sait que ce ne sera pas facile, car les racines de la résistance sont profondes.

Parmi les axes qui traversent toute son encyclique, le pape mentionne « la critique du nouveau paradigme et des formes de pouvoir qui dérivent de la technologie » et « l’invitation à chercher d’autres façons de comprendre l’économie et le progrès ». François développe en effet une critique originale de ce qu’il nomme le « paradigme technocratique dominant », qui tend à faire de la « méthodologie et des objectifs de la techno-science un paradigme de compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement de la société » (LS107). Il ne nie pas que les apports de la technologie sont précieux (il ne s’agit pas « de retourner à l’âge des cavernes » mentionne t-il en LS114), et il invite même à ne pas en ignorer la beauté : « Peut-on nier la beauté d’un avion, ou de certains gratte-ciel ? » (LS103), va-t-il jusqu’à dire ! Le problème vient du fait que cette manière de penser est devenue « homogène et unidimensionnelle » (LS106) et qu’elle invite à appréhender toute chose, y compris l’être humain, sous le mode de l’utilité, de l’efficacité et de la manipulation dominatrice. Le théologien allemand Romano Guardini (1885-1968), qui inspirait déjà Benoît XVI, sert de guide dans cette dénonciation, notamment par son ouvrage à bien des égards prophétique, La fin des temps modernes (édition française de 1952). D’autres analyses plus contemporaines de la technique auraient pu être évoquées, mais l’intuition centrale est vigoureuse : l’idolâtrie de la techno-science et du marché, la financiarisation excessive de l’économie et la culture de la consommation sans limites sont liées (LS104). Là aussi le propos est vif : « Tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue » (LS56) ; ou encore : « L’économie assume tout le développement technologique en fonction du profit, sans prêter attention à d’éventuelles conséquences négatives pour l’être humain. Les finances étouffent l’économie réelle. Les leçons de la crise financière mondiale n’ont pas été retenues » (LS109). Le pape est sévère avec les dirigeants et les puissants de ce monde qui font passer leurs intérêts avant la recherche du bien commun ; à ses yeux, « l’immédiateté politique » est un « drame » (LS178), car elle fait obstacle à toute pensée au-delà du court terme.

Le diagnostic ne s’arrête cependant pas aux grandes causes structurelles de la crise ; il découvre ses racines dans les maladies du cœur de l’homme : « La violence qu’il y a dans le cœur humain blessé par le péché se manifeste aussi à travers les symptômes de maladie que nous observons dans le sol, dans l’eau, dans l’air et dans les êtres vivants » (LS2). Ici encore, tout est lié. François souligne les tendances égoïstes, les comportements individualistes ou consuméristes qui « distraient » les personnes, les « assoupissent » et les « aveuglent » face aux problèmes du moment (LS56-59) : « Quand les personnes deviennent autoréférentielles et s’isolent dans leur propre conscience, elles accroissent leur voracité. En effet, plus le cœur de la personne est vide, plus elle a besoin d’objets à acheter, à posséder et à consommer » (LS204). À l’inverse, lorsque les personnes s’ouvrent généreusement aux autres, à la contemplation de la beauté du monde, à la louange du Créateur, elles peuvent s’engager avec joie pour une terre meilleure pour tous.

Notons enfin qu’est prise en compte l’accusation souvent reprise à l’égard de la pensée judéo-chrétienne : elle serait à l’origine de la mentalité dominatrice face à la nature. L’invitation de la Genèse (1, 26) à « dominer » la terre a pu être comprise comme favorisant une exploitation sans frein, mais « ce n’est pas, dit le pape François, une interprétation correcte de la Bible, comme la comprend l’Église ». Lus dans leur contexte et avec une herméneutique adéquate, les textes nous invitent à « cultiver et garder le jardin du monde » (Gn 2,15) (LS67). S’il est vrai que le dessein de Dieu donne à l’homme une place particulière dans l’univers, cette place doit être bien comprise : elle ne doit donner lieu ni à un « anthropocentrisme despotique » (LS68) ni à un « bio-centrisme » qui serait un nouveau déséquilibre (LS118), mais plutôt à une « réciprocité responsable entre l’être humain et la nature », dans la reconnaissance de la « valeur propre » de chaque être vivant (LS69).

Les ressources pour y faire face

Les commentaires précédents pourraient laisser croire que le ton de l’encyclique est très pessimiste, voire dramatique. Certes le document ne minimise jamais les dangers auxquels nous sommes affrontés et il porte sur la situation un regard lucide (il s’agit de « graves dommages » ou de « graves injustices ») et un jugement acéré (il dénonce l’inaction, les demi-mesures ou la « joyeuse irresponsabilité » de beaucoup). Mais le pape ne désespère jamais de la capacité des humains à se ressaisir et veut ouvrir une belle espérance pour l’engagement dans l’action qui s’impose à tous. Le ton du texte est même, par moments, singulièrement joyeux, invitant à l’émerveillement, à l’étonnement, au dynamisme.

Pour faire face à la situation, l’encyclique reprend à rebours les causes du mal et offre différentes « lignes d’orientation et d’action » (chapitre 5), tout en indiquant un chemin « d’éducation et de spiritualité écologiques » (chapitre 6). En premier lieu, le pape François répète qu’il n’y a pas de fatalité et que les hommes peuvent, s’ils le veulent, s’engager dans la « conversion écologique » dont il dessine les contours. Celle-ci passera par le « dialogue », à tous les niveaux. D’abord au niveau international où des expériences positives existent déjà (comme la Convention de Vienne pour la protection de la couche d’ozone — 2001) et où des accords sont nécessaires pour programmer une agriculture durable, des formes d’énergies renouvelables, une gestion adéquate des ressources naturelles, comme les forêts ou l’eau (LS164-175). Dialogue également aux plans national et local : il s’agit de recueillir l’expérience des populations capables d’exercer une pression salutaire sur des politiques souvent incapables de prendre leurs responsabilités (LS176-181). Dialogue encore dans les processus de décision : ils doivent être transparents, ouverts à toutes les parties intéressées et les habitants doivent y avoir une place privilégiée (LS182-188). Dialogue enfin entre la politique et l’économie, appelées à se mettre au service de la vie et non des intérêts financiers. De nouvelles formes de croissance — voire de « décroissance » dans certaines parties du monde — doivent être imaginées (LS189-198). « J’invite, dit le pape, à un débat honnête et transparent, pour que les besoins particuliers ou les idéologies n’affectent pas le bien commun » (LS188).

Dans ces débats, il importe de noter que les responsabilités sont « communes mais différenciées » (LS170) : les pays développés, qui ont émis une énorme quantité de gaz à effet de serre, ont une « dette écologique » (LS51) à l’égard des pays pauvres qui, pour leur part, ont pour priorité « l’éradication de la misère et le développement social de leurs habitants » (LS172), tout en développant des formes moins polluantes de production. Une solidarité est d’autant plus nécessaire. De même, les sociétés technologiquement avancées doivent être « disposées à favoriser des comportements plus sobres, réduisant leurs propres besoins d’énergie et améliorant les conditions de son utilisation » (LS193, reprenant un message de Benoît XVI en 2010).

La « conversion écologique » suppose qu’on développe de « nouvelles convictions, attitudes et formes de vie ». À l’encontre des réflexes consuméristes, il s’agit de changer de comportement, en développant la responsabilité sociale des consommateurs, car « acheter est aussi un acte moral » (LS206). Ce sont encore de « petites actions quotidiennes » qui font « un style de vie » : « Réduire la consommation d’eau, trier les déchets, cuisiner seulement ce que l’on pourra raisonnablement manger, traiter avec attention les autres êtres vivants, utiliser les transports publics ou partager le même véhicule entre plusieurs personnes, planter des arbres, éteindre les lumières inutiles » (LS211).

Pour susciter cette « citoyenneté écologique », les lois ne seront jamais suffisantes. Une éducation et une spiritualité en seront les leviers : « C’est seulement en cultivant de solides vertus que le don de soi dans un engagement écologique est possible. Si une personne a l’habitude de se couvrir un peu au lieu d’allumer le chauffage alors que sa situation lui permettrait de consommer et de dépenser plus, cela suppose qu’elle a intégré des convictions et des sentiments favorables à l’environnement » (LS211). Le pape invite à cultiver une « sobriété heureuse », à « prêter attention à la beauté », qui nous aide à « sortir du pragmatisme utilitaire » (LS215). Pour cela, la spiritualité chrétienne peut déployer toute sa richesse en suscitant « une mystique qui nous anime » (LS216). Les dernières pages de l’encyclique sont sans doute parmi les plus belles, qui décrivent les attitudes intérieures de ceux qui, à l’image de François d’Assise, Charles de Foucauld ou Thérèse de Lisieux, ont suivi Jésus dans son regard d’amour pour le monde et pour les hommes. L’Évangile et la vie chrétienne fournissent de précieuses ressources pour vivre la conversion nécessaire : entrer dans une attitude de gratitude et de gratuité face à ce monde reçu de l’amour du Père ; vivre dans la « conscience amoureuse » que Dieu unit tous les êtres et que nous sommes reliés à toutes les formes de vie (LS220) ; croire que chaque créature reflète quelque chose de Dieu (LS221) et que le Christ ressuscité habite de sa présence toute la création, créée en lui et appelée en lui à son accomplissement (LS83 et LS99). Par son exemple, Jésus nous enseigne cette présence amoureuse aux autres — en particulier aux plus fragiles — et à la nature, nous faisant marcher vers une fraternité vraiment universelle. Mais, comme le soulignait déjà Benoît XVI dans Caritas in veritate, l’amour des petits gestes quotidiens est aussi « un amour civil et politique » qui se traduit au plan social par des transformations structurelles.

La spiritualité chrétienne qui invite à chercher et trouver Dieu en toute chose (LS233-234) nous aide à mieux saisir la connexion intime entre Dieu et tous les êtres. Et l’eucharistie, à l’aune de tous les sacrements, rend manifeste par les signes du pain et du vin notre relation intime avec Celui qui s’est fait nourriture pour nous, nous rendant capables à notre tour de vivre l’union entre nous et de devenir « gardiens de toute la création » (LS236-237). Même le mystère de la Trinité, tissu de « relations subsistantes », nous aide à admirer les innombrables relations dont nous sommes constitués et nous invite à une « solidarité globale » (LS240).

Un appel exigeant et humble

« Les gémissements de sœur terre se joignent au gémissement des abandonnés du monde, dans une clameur exigeant de nous une autre direction » (LS53). « À la fois joyeuse et dramatique » (LS246), l’encyclique du pape François impressionne par la profondeur de ses analyses, par sa hauteur de vue et la vigueur de son appel à changer nos modes de vie et nos manières de penser. Mais c’est aussi par son style simple, par son ouverture aux contributions de tous les savoirs et de toutes les parties du monde, par son discours accessible au-delà des frontières de l’Église, que se manifeste le désir de François de dialoguer avec tous pour affronter ensemble les défis de la crise écologique et sociale. De manière significative, il termine son encyclique par une double prière, une pour tous ceux qui croient en un Dieu Créateur, une autre pour les chrétiens. Par son contenu et par son ton, cette démarche illustre avec force quelle contribution essentielle les religions, et parmi elles le christianisme, peuvent apporter au débat public mondial qu’exigent la sauvegarde et le soin de notre maison commune.

Pour aller plus loin

Voir Clameurs, la web-série habitée par Laudato Si'