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02 septembre 2011

Introduction à la Lettre à Monseigneur Liénart évêque de Lille

Sur le conflit entre le consortium des patrons du Nord et les syndicats ouvriers chrétiens

Denis Maugenest, Jésuite

Une remarque préliminaire s’impose ici, particulièrement éclairante pour la genèse du discours social de l’Église : cette lettre, émanant d’une Congrégation romaine, s’apparente à la catégorie générale des arrêts, jugements, sentences rendus par une instance quelconque au terme d’un processus judiciaire ou quasi-judiciaire. La parole ainsi prononcée a pour effet de trancher dans un contentieux entre deux parties, et de créer ainsi une situation nouvelle : il s’agit d’un acte juridique, déterminant des liens sociaux à un moment historique. Dans ce cas particulier au moins, la parole de l’Église est bien une parole efficace. Évoquons rapidement le contexte, les faits, la sentence et sa portée.

Les années qui suivent la fin de la Première Guerre mondiale sont des années troublées, notamment sur le plan social : l’avènement du socialisme marxiste en Russie (1917) oblige tous les syndicats à un reclassement pour eux-mêmes et dans leurs relations mutuelles, tout comme vis-à-vis des organisations patronales. Les épreuves de force se multiplient, au plan social comme au plan politique, dans toute l’Europe – spécialement en Allemagne. En France le cartel des gauches succède en 1924 au bloc national, mais ne pouvant résoudre les graves difficultés financières du pays, il doit céder la place en 1926 à un gouvernement d’union nationale (Poincaré) qui s’orientera progressivement à droite. Dans un climat social tendu, ponctué de nombreuses grèves souvent dures, les syndicats chrétiens sont pris à partie tant par les syndicats d’inspiration socialiste – réformistes et révolutionnaires confondus -, que par les organisations patronales d’inspiration libérale.

C’est dans cette atmosphère qu’éclate l’affaire qui est à l’origine de la lettre à Mgr Liénart. Une association patronale formée de chefs d’entreprise catholiques mais officiellement neutre, le Consortium patronal du textile de Roubaix-Tourcoing dirigé par Eugène Mathon, adresse une plainte au Saint-Siège en janvier 1924 à propos du comportement des syndicats ouvriers chrétiens de la région qu’elle accuse de collusion avec les syndicats marxistes : au lieu de chercher le dialogue et l’entente avec les patrons catholiques, les syndicats chrétiens ne font-ils pas cause commune avec les syndicats socialistes à l’occasion de telles ou telles actions ? ne demandent-ils pas à la loi ce qui revient à l’initiative professionnelle – en l’espèce l’institution des allocations familiales ? Renouvelée au mois d’août 1924, la plainte des patrons déclenche une longue instruction de plus de quatre ans qui s’achève par le verdict rendu, au nom du Saint-Siège, par la Congrégation du Concile ; la lettre de Rome, datée du 5 juin 1929, arrivera d’ailleurs au moment des grandes grèves d’Halluin qui durèrent de longs mois et se terminèrent par l’arbitrage de l’évêque de Lille, réclamé par les syndicats ouvriers ; et ce n’est qu’au terme du conflit, fin août, que cette lettre sera rendue publique.

La sentence romaine comprend deux grandes parties. La première -sections 1 à 6 compris – est un véritable traité des principes d’un syndicalisme chrétien autonome : il est légitime, « moralement nécessaire », et l’Église exhorte à ce qu’il se constitue en se régissant « selon les principes de la foi et de la morale chrétiennes ». Rome « veut » que la finalité de ces syndicats soit la concorde et la paix et « suggère » qu’entre les syndicats ouvriers et les syndicats patronaux existent des institutions permanentes telles que, par exemple, des commissions mixtes. Formés « par » des catholiques, « pour » des catholiques, « entre » des catholiques, ces syndicats pourraient cependant, pour des « nécessités particulières », connaître un autre mode de constitution ; du moins la recommandation d’homogénéité vaut-elle pour la France et « dans l’état actuel des choses ». La seconde partie – section 7 – comprend des directives sur la formation des syndicalistes chrétiens, sur l’attitude à observer en cas d’actions intersyndicales toujours possibles y compris avec des syndicats socialistes, sur le plus grand empressement que devraient manifester de leur côté des patrons catholiques à se constituer en syndicat patronal catholique (et non en consortium neutre), sur le rôle du clergé dans l’assistance aux responsables syndicalistes. Dans l’ensemble cette sentence équivaut à un rejet de la plainte patronale et à une confirmation – avec l’une ou l’autre réserve – du comportement du syndicat chrétien.

Le verdict romain est en réalité une victoire pour les syndicats chrétiens. Jules Zirnheld, président de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (cftc) y voit comme « la charte du syndicalisme chrétien » (Cinquante ans de syndicalisme chrétien, Spes, Paris, 1937, page 164). Pourtant il est encore nécessaire d’évoquer la postérité de cette intervention de l’Église et son audience ailleurs qu’en France. Dans d’autres contextes en effet, les questions posées ne sont pas nécessairement les mêmes, et les réponses ne le sont par conséquent pas non plus. C’est ainsi qu’en Allemagne se posait, dès le début du siècle, le problème, pour les catholiques, d’adhérer à des syndicats exclusivement catholiques ou à des syndicats inter-confessionnels ; Pie X, par l’encyclique Singulari quadam (1912), tout en manifestant une préférence théorique pour la première solution, convenait de la pertinence de la seconde, conseillé en cela par les évêques de l’ouest et du sud de l’Allemagne. Si en France le Saint-Siège recommande aux syndicats chrétiens, en 1929, un strict confessionnalisme catholique, il s’accommodera plus tard que, pour de justes raisons, la cftc s’ouvre à tous les « croyants » et pas seulement aux « chrétiens », abandonne en conséquence la référence à la « foi » chrétienne pour ne conserver que celle à la « morale sociale chrétienne », et ne fasse plus mention de Rerum novarum à partir de son congrès de 1947 : le syndicalisme chrétien a évolué, dans un contexte social qui a lui-même évolué et qui invite l’Église à dire en conséquence une parole nouvelle. En 1965, en particulier, le passage d'une majorité de la CFTC à une formation non confessionnelle (CFDT, Confédération Française Du Travail) entraînera une scission du syndicalisme chrétien français