A la fin du dernier millénaire, Jean-Yves Calvez titrait un petit livre suggestif Les silences de la doctrine sociale catholique (éd. de l’Atelier, 1999). Parmi ces silences, il pointait les activités financières contemporaines. Pour le passé, il signalait la présence dans la pensée sociale de l’Église de mises en garde contre les manipulations déstabilisatrices de la valeur des monnaies, de condamnation de la spéculation contre la monnaie de son propre pays, d’une insistance sur le rôle de la finance dans la promotion des investissements. Les Églises chrétiennes ont par ailleurs alerté les consciences contre l’aide financière apportée aux pays pratiquant l’apartheid, et, dès l’avant guerre, elles ont été pionnières du soutien aux investissements que l’on qualifie aujourd’hui de « socialement responsables ». Le document d’étude du Conseil Œcuménique des Églises La foi chrétienne et l’économie mondiale aujourd’hui (WCC, Genève, 1994) en rassemblait les principaux thèmes. Remontant encore plus en arrière, restent dans toutes les mémoires la condamnation des prêts à taux usuraires, l’annulation jubilaire des dettes et la légitimation des profits nourris du patrimoine risqué dans une entreprise.
Dans le contexte actuel de la globalisation, les activités financières présentent de telles nouveautés qu’elles demeurent un chantier ouvert. Le Conseil pontifical Justice et Paix a publié en 1994 la réflexion pionnière d’Antoine de Salins et François Villeroy de Galhau Le développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du christianisme (Libreria éditrice Vaticana, 1994).
Depuis lors, ce chantier n’est pas resté en friche. Deux champs ont été labourés : le premier concerne les effets systémiques de l’intégration des marchés financiers mondiaux, le second les effets sociétaux des techniques financières d’aujourd’hui. Un écho du premier champ se fait entendre dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, paru sous les auspices du Conseil pontifical Justice et Paix (Bayard/Fleurus/Cerf, 2006) : non seulement à la suite des grandes encycliques sociales, le Compendium souligne le rôle nécessaire de l’entrepreneur et de l’épargnant dans le développement économique et social (Chapitre 7, § III b & § IV) ; il alerte les consciences en son paragraphe V sur l’instabilité provoquée par la dérégulation et la logique autoréférentielle de la finance. Il souligne également l’injustice qui exclut des circuits financiers certains territoires ou certains secteurs. Déjà l’année précédente, en 2005, la Commission sociale des évêques de France proposait des Repères dans une économie mondialisée (Bayard/Cerf/Fleurus/Mame 2005). Ce texte important ne se contentait pas de juger, comme de l’extérieur, les effets d’une économie mondialisée dominée par la finance. Il se risquait dans une analyse des nouveaux rapports de forces entre le pouvoir de l’argent et la société civile. Il en dénonçait les travers les plus visibles, qui d’ailleurs ne sont pas inhérents aux activités financières mais en sont aujourd’hui les caractéristiques les plus dangereuses : course à la concentration, uniformisation des normes comptables, mise à mal des instances de régulation de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), syndicalisation des interventions sur les marchés boursiers. La plupart de ces éléments, avec quelques unes de leurs harmoniques, ont été abordés lors des Semaines sociales de 2003 au Palais de la Mutualité à Paris dont le thème était L’argent (Bayard 2004).
Dans le domaine de la finance internationale, la recherche universitaire catholique se met aujourd’hui en route. Son investigation se concentre sur les points longtemps estompés par la doctrine sociale catholique. Jusqu’à présent, l’attention était principalement centrée sur la régulation institutionnelle de la finance et la conscience des acteurs. Aujourd’hui, l’intérêt se porte également sur le choix des acteurs en situation complexe. Pour se limiter aux institutions d’enseignement supérieur français, signalons le travail intéressant mené actuellement par les chaires Éthique et finance de l’Université catholique de Lille et de l’Institut catholique de Paris. L’éthique des théoriciens, les référents éthiques sous-jacents aux théories financières, les procédures de choix, l’élaboration des indicateurs tant financiers que sociétaux, sont les principaux objets de cette recherche universitaire menée en collaboration avec des praticiens de terrain.
Restent encore en friche les deux points à la fois les plus décisifs et le plus difficiles de la finance internationale : d’une part la gestion des risques (risques de change, risques de taux et risques de crédit), d’autre part la morale de la communication financière. Les enjeux en sont, dans le même mouvement, de pouvoir et d’éthique ; de pouvoir qui n’est autre que la capacité de rendre incertain l’avenir d’autrui, d’éthique parce que l’égalité face au risque n’est que l’envers réel de l’égalité des chances. La communication financière, plus encore que toute autre communication, donne à ceux qui la reçoivent les informations indispensables pour une meilleure décision d'épargne ou de placement ; ainsi, la communication financière met en œuvre le principe de subsidiarité qui permet aux individus et aux corps intermédiaires de prendre les décisions qui les concernent de plus près. Le fruit de ces chantiers serait une argumentation qui tienne compte à la fois des normes morales, des contraintes notifiées par les sciences et des motivations chrétiennes.
Publié dans La Lettre des Semaines sociales de France n°48 (octobre 2007)