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07 mars 2013

Rétablir la confiance et la solidarité

Réflexions jésuites sur la crise financière

Frank Turner,  Jésuite

Rétablir la confiance et la solidarité retablir-la-confiance-et-la-solidarite

Cet article est paru dans la revue Promotio Justitiae (n° 101, 2009/1), publication du Secrétariat pour la Justice Sociale de la Compagnie de Jésus. Traduction de l’anglais par Christian Uwe.

Un groupe international de jésuites s’est réuni récemment à Bruxelles (6-8 avril 2009), sous les auspices de l’OCIPE, pour réfléchir sur la profonde crise du système financier, des économies et de la gouvernance mondiale : un ensemble de facteurs susceptibles de véhiculer ou, en tout cas, de provoquer une crise sociale profonde1. Nous étions conscients de la complexité du problème aux multiples facettes que nous abordions, et de notre propre pluralité – d’expériences, de compétence et d’analyse – mais nous étions tout aussi conscients des limites de cette pluralité. Même si beaucoup d’entre nous ont vécu très loin de l’Europe, nous étions tous des Européens, tous des jésuites, et donc tous des hommes, tous privilégiés du point de vue de l’éducation, tous (largement) à l’abri des risques de chômage et de pauvreté imposée. Dès lors, notre réunion n’était qu’une première phase de ce que nous espérons transformer en une discussion plus large, et nos réflexions n’ont pas conduit à des « conclusions », mais seulement à des suggestions. En particulier, nous invitons nos collègues jésuites d’Afrique, d’Asie et des Amériques à apporter à cette discussion leur regard qui sera sûrement différent.

Instantanés de la crise

Dire que la crise présente plusieurs facettes signifie qu’elle peut être envisagée à partir de plusieurs polarités en tension les unes avec les autres qui ne sont pas pour autant mutuellement exclusives. Je n’en indiquerai que deux.

Crise morale ou crise systémique ?

Durant les premiers jours de la crise, les banquiers et les hommes d’affaires furent sévèrement critiqués, et se virent reprocher leur « avidité » et « irresponsabilité ». L’échec du système était attribué à l’avidité et à l’irresponsabilité qui avaient engendré un système au-delà du pouvoir ou de la volonté de contrôle des gouvernements. Lors du Forum économique mondial de Davos, en janvier, le premier ministre chinois Wen Jiabao reprocha aux banques leur « course aveugle aux profits » et leur « manque de retenue », mais il évoqua également « l’échec de la supervision et régulation financière ».

Manifestement, il faisait principalement référence aux Etats-Unis, puisqu’on estime aujourd’hui à 1,9 mille milliards de dollars les investissements de la Chine sous forme notamment de bons du trésor américain2.

Une variante de ce jugement moral consiste à dire que la crise a révélé une vérité que nous nous étions cachée depuis longtemps. L’« économie réelle » des biens et des services lie les profits à la qualité de la réponse à une demande ou à un besoin public. Le nouveau monde financier, celui des fonds spéculatifs, des acquisitions par emprunt (LBO), des subprimes ou prêts risqués rassemblés pêle-mêle et achetés par des institutions respectables en tant qu’investissements spéculatifs, prive les profits de toute fonction sociale. L’argent, qui traditionnellement n’est qu’un moyen d’échange, devient lui-même un produit.

En fait, en termes quantitatifs, « l’économie de l’argent » dépasse de loin « l’économie réelle », mais elle est si opaque (comme la crise elle-même le montre) que même les experts techniques n’ont pas pris la mesure des risques qu’ils prenaient. Une telle bulle ne pouvait qu’éclater.

Il n’est pas surprenant que des jugements moraux aient pu être exprimés par ceux qui adoptent « l’Option pour les pauvres » de l’Église, puisque les réserves excessives d’argent n’ont pas pu réduire la pauvreté. Jon Sobrino a observé que la force destructrice de l’Ouragan Mitch a servi de rayon X pour l’Amérique latine – il a arraché les toits d’une société entière et révélé la profonde pauvreté qu’ils recouvraient. Dans les pays plus riches aussi, la croissance accélérée a exacerbé les inégalités de richesses et de revenus – acceptées comme le prix du dynamisme économique. La crise actuelle révèle donc la fragilité de toute économie qui ne se met pas au service des besoins humains. Comme l’a dit le théologien américain Joe Holland : « L’économie se porte bien, c’est juste les personnes qui sont dans le pétrin ».

D’autre part, est-il plus utile de penser la crise en termes macroéconomiques, de façon à vider le discours moral de sa pertinence ? Dans cette perspective, c’est le marché mondial dépourvu de régulation mondiale et entravé par l’application du concept de souveraineté nationale qui est la cause du problème.

Cet état de fait ne sera pas facilement rejeté : personne n’attend des gouvernements chinois ou américain qu’ils se soumettent à un quelconque système extérieur de gouvernance économique (ou autre). Même dans l’UE la souveraineté nationale l’emporte constamment sur la « méthode communautaire ». Toutefois, la crise montre que la « souveraineté » s’appliquant au pouvoir de contrôler les événements, est une illusion.

L’économie japonaise par exemple est fragilisée, car d’autres pays ne sont pas en mesure d’absorber ses exportations. Du coup, même si la souveraineté nationale continue à faire partie du bon sens politique – comme cela fut le cas de l’esclavage et de la soumission sociale des femmes – « ce bon sens » n’est pas gravé dans le marbre.

La même remarque peut s’appliquer à l’économie de marché. Comme l’a montré Karl Polanyi dans La Grande transformation, l’économie de marché est si éloignée du bon sens que l’hégémonie du marché est un trait qui ne distingue que ces deux derniers siècles. Elle ne sera pas facile à ébranler, mais elle n’est pas inébranlable.

Fluctuation à court terme et cyclique ? Ou effondrement décisif d’un paradigme économique et social ?

Déjà, les médias commencent à interpréter les hausses sur les marchés financiers comme des indications que la crise a touché son niveau le plus bas3. À supposer que ce n’est pas là prendre ses désirs pour des réalités, cette crise n’est-elle qu’une phase d’un cycle naturel, la réaction à deux décennies d’une croissance peut-être trop rapide ? Est-elle, en réalité, non pas une crise, mais la manifestation aiguë d’un phénomène récurrent ? La croissance se nourrit d’elle-même à travers un mécanisme de confiance – qui tend à devenir excessif – au fur et à mesure que de grands profits, et de fortes hausses d’avoirs personnels tels que l’immobilier, finissent par sembler normaux. Une maison peut être considérée non seulement comme un toit, mais aussi comme une valeur refuge qui justifie un fort endettement en attendant des jours meilleurs. La correction cyclique est sévère, et elle frappe beaucoup de personnes. Mais nous avons toujours su que le capitalisme a ses victimes et que, par définition, les preneurs de risques peuvent perdre de l’argent.

Pourtant, quelque chose de plus fondamental semble se passer. Les piliers du système sont plus fragiles que jamais : la plus grande compagnie d’assurance du monde (l’AIG, présente dans une centaine de pays) ainsi que de grandes banques aux Etats-Unis, Royaume-Uni et ailleurs ont dû être secourues. Ces institutions, énormes et ancrées dans le système international, apparaissaient pourtant non comme de simples entreprises, mais comme les garants du système lui-même. Elles incarnaient la structure opérationnelle de la « confiance » sur laquelle repose le sentiment général de normalité et de sens. Cette confiance est désormais profondément ébranlée : l’un d’entre nous, un économiste, ne ferait « absolument pas confiance » à l’une des plus grandes banques de son pays. Dès lors, la confiance peut-elle être rétablie préalablement à la reprise, ou une telle initiative ne traduirait-elle qu’un refoulement paniqué d’une méfiance légitime ? En fin de compte, à quoi ou à qui, peut-on croire ?

Réponses à la crise

Une des différences stimulantes, mais non résolues concernait la contribution que nous, en tant que jésuites, pouvons apporter à ce sujet.

Notre discours doit-il s’enraciner dans la théologie et l’anthropologie chrétiennes ? Pourquoi devrions-nous nous sentir obligés de séparer la méthodologie de la vision du monde qui nous fonde et nous façonne ? Pourquoi affaiblir la seule contribution distinctive que nous puissions apporter ? N’est-ce pas précisément cette vision chrétienne subversive qui peut mieux faire face aux visions réductionnistes de la liberté, de l’économie et du « soi souverain » qui sous-tendent la crise ? Car il semble illusoire d’envisager comme « solutions » des systèmes plus compétents, plus complets. Un tel espoir illustre le caractère fallacieux de la « solution » technique. Les institutions et les systèmes incarnent toujours une certaine conscience sociale, une certaine intentionnalité explicite ou implicite. Ils ne peuvent être réformés sans une motivation (et donc des structures de sens et d’engagement) à la hauteur de la tâche4. C’est à ce niveau que réside la principale contribution de l’Église.

Le point de vue opposé objecte que généralement la réputation des jugements de l’Église à l’encontre du « monde » est tellement négative qu’un appel aussi direct et fondé sur des principes serait tout simplement ignoré, de sorte que la possibilité de dialogue serait infime. Si nous sommes de cet avis, nous chercherons un terrain d’entente soit en minimisant le langage ouvertement religieux, soit en ne l’introduisant qu’en un « deuxième temps », après avoir cherché à rencontrer d’autres visions du monde sur leur propre terrain : c’est seulement en procédant de cette façon que le discours « religieux » peut gagner quelque influence sur les réalités économiques.

Selon toute vraisemblance, il nous faut être « bilingues », avancer le langage de la foi tout en nous assurant qu’il est ancré de façon visible dans l’expérience humaine, dans une réflexion éthique partagée. Par définition, on ne saurait conduire un dialogue ouvert avec ceux qui sont complètement fermés. Mais on peut – et nous devons – chercher à éliminer les obstacles inutiles à l’entente mutuelle.

Médiations

Nous avons proposé, fût-ce timidement, quelques pistes pour aller plus loin dans la réflexion.

1. Une perspective globale.

L’Église est universelle même si elle se comprend et s’exprime trop souvent en référence à la culture européenne. La Compagnie de Jésus elle-même affirme avoir une mission universelle. C’est cette universalité qui peut inspirer notre réflexion sur des sujets tels que l’immigration, l’environnement et la crise actuelle, sans restreindre volontairement notre horizon. (C’est pour cette raison que cette réflexion européenne fait appel aux réponses venant d’autres continents).

2. Durabilité.

Les réponses politiques à la crise tendent à prescrire un retour à la croissance économique. L’Église, ainsi que les mouvements environnementaux réagissent avec précaution à cette tendance. Quelques distinctions s’imposent ici. Il n’y a pas de limite écologique à la croissance économique, pourvu que cette croissance consiste en biens non matériels.

La matière de mon ordinateur portable peut coûter 20 € : le reste de sa valeur commerciale réside dans le design, la publicité, etc. Mais la croissance en termes de manufacture et de distribution de biens manufacturés, et d’extraction des minerais, a un coût environnemental élevé. Nous n’avons pas nécessairement besoin d’une « décroissance » mais d’une « richesse du suffisant » qui embrasse les préoccupations humaines et le respect pour la durabilité environnementale –mais également, et ce n’est pas le moindre, le refus de la surconsommation.

3. Respect du marché comme instrument.

Le marché demeure une chambre de compensation importante pour les biens et les services. Les pays qui ont réussi récemment à se développer l’ont fait essentiellement grâce aux marchés plutôt que grâce à l’aide gouvernementale. Mais beaucoup de pays en développement ne peuvent exporter à cause du protectionnisme des pays plus riches. Si l’Afrique subsaharienne pouvait exporter librement vers l’Occident, l’agriculture de l’Europe et des Etats-Unis serait en grand danger, mais l’Afrique pourrait sortir de la pauvreté. Notre marché libre est loin d’être libre, et si nous acceptons la mondialisation économique, elle devrait se faire dans les deux sens.

4. Critique éthique du marché.

Le respect du marché doit néanmoins être critique. La théorie du marché libre repose sur une vision réductionniste de la liberté. Le néolibéral Friedrich Hayek s’est rendu célèbre en affirmant que si l’action étatique tend inévitablement vers la tyrannie, le marché est « neutre » et « s’autorégule ». La politique détruit la liberté, le commerce la promeut « en quelque sorte ». Il a déclaré que la justice sociale n’est en réalité rien d’autre que la liberté, et que le « marché libre » est le noyau de la liberté humaine5. Dans Centesimus annus, cependant, Jean-Paul II oppose une « économie du marché libre » à une « économie libre » (§ 15) précisément parce que la justice et la liberté ont besoin l’une de l’autre. Là où un système économique est absolutisé aux dépens d’autres dimensions de la vie humaine, la « liberté économique » en réalité aliène et opprime l’être humain (§ 39).

5. Responsabilité partagée, mais différenciée.

Si « l’économie » n’est pas réifiée, mais est perçue comme reflétant des objectifs humains, elle devient également objet de la responsabilité humaine. Cette idée a toute une série d’implications :

a. De même que nous sommes façonnés par notre société mais qu’aussi, ensemble, nous façonnons la société, il en est ainsi de l’économie.

Les besoins humains de base sont relativement fixes : les désirs sont indéfiniment malléables, mais tombent dans le domaine de notre liberté spirituelle. Beaucoup de mouvements sociaux fonctionnent au sein du marché tout en modifiant ses modalités : investissements socialement responsables, responsabilité sociale des entreprises, microfinance privilégiant les pauvres, etc.

b. Les négociations mondiales doivent être véritablement mondiales.

Comme l’a écrit le pape Benoît XVI au premier ministre britannique, Gordon Brown, observant que le G20 était limité, de façon compréhensible, aux états représentant 90 % de la population mondiale et 80 % du commerce mondial :

Cette situation doit susciter une réflexion profonde parmi les participants au Sommet, puisque ceux dont la voix a le moins d’influence sur la scène politique sont précisément ceux qui souffrent le plus des effets néfastes d’une crise dont ils ne portent pas la responsabilité. En outre, à terme, ce sont eux qui ont le plus de potentiel de contribuer aux progrès de tous.

c. La responsabilité implique la « prudence ».

Notre problème n’est pas seulement un problème « d’avidité » mais « d’aveugle avidité » – qui supprime la conscience des coûts et des risques liés aux profits. Par exemple, autant qu’on s’en souvienne, les banques particulièrement prudentes étaient profondément conservatrices. Récemment, une culture des affaires qui récompense de façon extravagante les prises de risques (tout en transférant les pertes au grand public) a encouragé le déni de la sagesse pratique.

6. Une solidarité enracinée dans la « koïnonia ».

La solidarité pourrait être définie comme « l’impératif moral fondamental qui découle du caractère commun humain ». Lors de notre rencontre cependant, la solidarité était à son tour reliée à la notion encore plus universelle de koïnonia qui inclut une dimension eschatologique de la guérison et de la réconciliation des nations. La koïnonia engendre la solidarité, recherche le bien commun, le bien-être de toute la personne et de toutes les personnes. De ce point de vue, nous apprécions l’adhésion du Sommet du G20 aux Objectifs du millénaire pour le développement.

7. Gratuité.

Comprendre notre vie comme un don (ou une « grâce ») et vivre dans cet esprit est le plus profond rejet existentiel de toute vision du monde qui réduit les personnes humaines au statut de l’homo economicus et de l’idéologie associée de « l’économisme ». Nous formons une société avec un marché, mais pas une « société de marché ». Ce concept de gratuité n’est pas intrinsèquement religieux, en ceci qu’il peut s’expliquer en termes anthropologiques et sociologiques. Mais la conscience chrétienne prend explicitement la gratuité pour son fondement et son accomplissement.

Frank Turner

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1  Giacomo Costa (ITA), Fernando Franco (GUJ), José Ignacio García (CAS), Raúl González Fabre (VEN),James Hanvey (BRI), Josep Mària (TAR), Rufino Meana (CAS), Henri Madelin (GAL), Johannes Müller(GER), Gerard O’Hanlon (HIB), et Frank Turner (BRI).

2  BBC, 29 janvier 2009.

3  Pour prendre un exemple, la Une du journal Le Monde du 10 avril 2009, affiche : « Economies : les premiers signes encourageants ».

4  Par exemple, l’ONU est en principe une institution mondiale : mais elle ne fonctionne pas comme telle, parce que les intérêts nationaux, même au sein du Conseil de Sécurité, l’emportent souvent sur d’autres considérations. Tout « meilleur système » comportera ses propres vénalités.

5  Dans son célèbre article de 1960 « Pourquoi je ne suis pas un conservateur ».