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12 octobre 2012

Crise de la dette : retrouver la logique du don pour sortir de la violence

Bertrand Hériard , jésuite, ancien directeur du Ceras et de la revue Projet

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Un président de banque centrale voulait régler ses comptes avec ses débiteurs. Il commence en convoquant quelqu’un qui lui devait 60 milliards d’euros. Comme cet homme n’avait pas de quoi le rembourser, il ordonne de saisir tous ses biens et de le mettre en prison en remboursement de sa dette. Mais, tombant à ses pieds, l’homme lui dit : « Prends patience envers moi, je te rembourserai tout ». Saisi de pitié, le président de banque centrale le laisse partir. En rentrant, l’homme trouve un de ses débiteurs qui lui devait 60 000 euros. Il se jette sur lui pour l’étrangler en disant : « Rembourse ta dette ». Celui-ci le supplie : « Prends patience envers moi et je te rembourserai ». Mais l’autre refuse et le fait jeter en prison. Ses compagnons, voyant cela, sont profondément attristés et vont tout raconter au président de la banque centrale. Alors, celui-ci le fait appeler et lui dit : « Grossier personnage, je t’avais remis cette dette parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi j’avais pitié de toi ? » Dans sa colère, le président de la banque centrale le livra aux juges jusqu’à ce qu’il ait tout remboursé.

Il s’agit là, bien sûr, d’une transposition un peu maladroite de la parabole évangélique (Mt 18, 23-35). Mais Jésus lui-même ne se référait-il pas à la situation sociopolitique et économique de son époque pour évoquer le Royaume de Dieu ? Un Royaume qui concerne nos affaires humaines dans ce qu’elles ont de meilleur et de pire. La parabole rappelle ainsi le caractère choquant de nos prétentions à exiger le paiement de nos dettes envers et contre tout, même lorsque nous sommes dans notre droit.

Et le fait que le texte biblique ne précise pas l’identité du débiteur impitoyable n’est pas anodin. Ce pourrait être un banquier qui refuse de prolonger un crédit, la BCE qui hésite à racheter de la dette grecque, le FMI qui refuse un rééchelonnement à un pays du tiers-monde... Mais, puisque la parabole laisse l’indétermination, mieux vaut éviter une transposition trop précise…

Ce dont nous parle Jésus, c’est d’abord du Royaume offert à tous. Pour cela, la parabole met en scène l’étroite solidarité de tous les hommes par rapport aux biens de la terre qui leur sont confiés. La disproportion entre les sommes dues par les différents protagonistes signifie peut-être que les biens échangés dans l’économie réelle sont sans proportion avec l’immensité de la dette que chacun de nous contracte du seul fait d’exister en société. Nous sommes, de fait, tous solidaires pour le meilleur et pour le pire. Ce qu’oublient les marchés qui se montrent impitoyables envers la Grèce, alors même qu’ils bénéficient depuis le début de la crise de prêts qui se chiffrent en milliers de milliards. Ou encore les banquiers qui refusent de prolonger un crédit, oubliant que l’argent est un bien public avant d’être le leur.

La parabole racontée par Jésus, vint en réponse à une question posée par Pierre : « Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui pardonnerai-je ? Jusqu’à sept fois ? » (Mt 18, 21). Elle met en lumière le danger que nous faisons courir à la communauté chrétienne et à toute la société en nous montrant intraitables, en refusant de pardonner. La logique de Lamek, ce descendant de Caïn, qui voulait être vengé 77 fois 7 fois (Gn 4, 24), rend la propagation de la violence exponentielle. La dette de la Grèce représente moins de 4 % du Pib de la zone euro, mais les institutions qui spéculent sur un défaut de paiement nous conduisent à la faillite générale. La parabole évangélique souffle ainsi le chaud et le froid. Si elle met en scène le côté intraitable du roi, c’est pour mieux révéler la violence qui nous guette. Le roi se montre intraitable parce que le débiteur est intraitable. Mais cette mise en scène se veut cathartique. Elle parle du pire pour nous inviter à être patient ; elle suscite notre indignation pour nous inviter à faire miséricorde.

Dans leur travail de discernement des exigences sociales de l’Évangile, les papes ont tour à tour soufflé le chaud et le froid. Pie XI, dans Quadragesimo anno (1931), tout en relevant les « funestes conséquences » de « la dictature économique » qui a succédé au libre échange, souligne la responsabilité des « détenteurs et maîtres absolus de l’argent » qui gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.

Plus près de nous, dans Caritas in veritate, Benoît XVI met en garde contre les dérives de la finance. Mais en rappelant aussi que « l’être humain est fait pour le don », il invite à faire en sorte que le principe de gratuité et la logique du don trouvent « leur place à l’intérieur de l’activité économique normale ». Et il est probable que nous ne sortirons pas de la crise sans que la gratuité et le don nous aient libérés du poids de la dette et de la violence qu’elle suscite.

Cet article a été publié dans La Croix du samedi 5 et dimanche 6 novembre 2011.

Crédit photo : © Parlement européen - Unité Audiovisuel