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21 janvier 2015

Le Pape à Strasbourg : un message pour une Europe assoupie

Henri Madelin, jésuite

Le 25 novembre dernier, en visite auprès des institutions européennes à Strasbourg, le pape François a invité une Europe assoupie à se réveiller et à retrouver le chemin de l'espérance. Il a livré deux messages, le premier devant le parlement de l'Union européenne, le second devant les membres des diverses institutions qui composent le Conseil de l'Europe. « Pour marcher vers l'avenir, annonce-t-il, de profondes racines sont nécessaires et il faut aussi le courage de ne pas se cacher face au présent et à ses défis. Il faut de la mémoire, du courage, une utopie saine et humaine ». L'Europe ne doit pas devenir comme ces vieux troncs qui se dessèchent, faute de racines profondes et d'aspirations vers le haut.

Nouvelles pages de la doctrine sociale de l'Eglise

La richesse de ce Pape est qu'il sait s'adresser à des responsables en s'appuyant sur le levier des institutions. De façon très personnelle, il poursuit le travail de ses prédécesseurs. Dans l'avion qui le reconduisait à Rome, il a précisé devant les journalistes qui l'accompagnaient : « J'ose dire que tout ce que j'ai pu affirmer vient du message de l'Évangile sur lequel repose la doctrine sociale de l'Église. Tout ce que j'ai donc précisé au plan social et politique est attaché à la doctrine sociale de l'Église et à la tradition de l'Église ». Une façon de désamorcer les critiques de ceux qui n'aiment pas qu'un pape imprime sa marque dans l'analyse des questions sociales, politiques et internationales. Il demande en outre qu'on ne confonde pas la réalité de la démocratie avec « un nouveau nominalisme politique » : purismes angéliques, totalitarismes du relativisme, éthiques sans bonté, fondamentalismes anhistoriques... Il ajoute que maintenir vivante la démocratie des peuples d'Europe actuellement oblige à bien analyser aussi le jeu des intérêts économiques mondiaux. Il demande que soit écartée « la pression d'intérêts économiques non universels » qui fragilisent les démocraties et les transforment en « systèmes uniformisés de pouvoir financier au service d'empires inconnus ». Ainsi va son propos qui croise constamment les rappels de l'histoire passée avec les espoirs mis dans le futur, les références économiques avec leurs conséquences politiques, la globalisation en cours avec les exigences de l'éthique.

Eloge de la fragilité

Fait nouveau encore : une certaine tendresse colore son discours, et ce qui m'a le plus frappé, c'est l'introduction de la notion de « fragilité ». L'Europe a été puissante dans un passé qui s'efface peu à peu. Dans cette période, elle a abusé de sa force sur une bonne partie de la planète grâce à son savoir technique, ses soldats, ses administrateurs et ses missionnaires envoyés aux quatre coins du monde. En même temps, elle a su montrer sa faiblesse en mettant en œuvre de nouvelles formes de fraternité et de citoyenneté

Aujourd'hui, notre rapport au monde environnant a changé. L'Europe vieillit et répugne à se lancer dans de nouvelles aventures. Elle voit le monde avec d'autres yeux. Elle est en train de découvrir sa propre fragilité et le pape François l'encourage dans cette épreuve qui demande espérance et courage. Dans son message de Strasbourg, il invite les parlementaires - et donc ceux qui les élisent - à emprunter avec confiance ces chemins nouveaux. Selon lui, il convient désormais de se forger une nouvelle identité. L'Europe sera forte si elle reconnaît lucidement ses propres fragilités, car la joie est promise à ceux et celles qui changent leur regard, qui se veulent ouverts à tout l'homme et à tous les hommes en cette nouvelle étape de notre histoire.

Prendre soin de la fragilité veut dire encore ne pas tomber dans la culture du « rejet ». Il importe de corriger les situations encore trop nombreuses dans lesquelles des êtres humains sont traités comme des objets. Il est bon de savoir accepter des vies qui perdent leur efficacité. Dans cette optique, il faut refuser de suivre ceux qui prônent le rejet ou le recours à des techniques envahissantes pour accompagner les humains. La nouvelle frontière est de se tenir au plus près de ceux et celles qui se sentent inutiles ou abandonnés le jour où ils vieillissent, deviennent faibles ou malades. Comme dans le Magnificat, fragilité rime avec humilité, compassion et gratuité.

Bannir la peur et la culture du conflit

En ces temps troublés, où la peur s'installe en Europe comme dans le reste du monde, le conflit ne peut être « ignoré ou dissimulé, il doit être assumé ». Mais demeure toujours la nécessité de se garder d'une « culture du conflit ». « Que de douleur et combien de morts encore sur ce continent qui aspire à la paix mais pourtant retombe facilement dans les tentations d'autrefois ». Le projet politique de l'Europe est pourtant d'avoir comme ciment la confiance en l'homme, un homme regardé non pas tant comme citoyen politique ou sujet économique, mais l'homme comme personne dotée d'une dignité transcendante

Cette visée demeure le cœur du message papal. Il s'inquiète donc quand on entre dans la culture du « déchet » et celle du « rejet », quand se développent des conceptions hyper individualistes où la personne se détache de tout contexte social, revendique sans cesse sans se reconnaître des devoirs, se détache de tout ancrage avec le bien commun. Elle devient comparable à ces « monades » qui, comme des toupies, tournent sans cesse sans se soucier du devenir des autres.

Le pape François ne craint pas de lier ces dérives à la persistance de la crise que traverse l'Europe. Les effets qui perdurent expliquent les processus de distance et de méfiance des populations à l'égard des institutions européennes, perçues comme lointaines et bureaucratiques. « D'un peu partout, on a une impression générale de fatigue et de vieillissement d'une Europe grand-mère et non plus féconde et vivante ».

Pour une écologie humaine

En finale de son allocution devant le parlement, le Pape revient de façon plus classique à des questions concrètes mais présentes.

Sur le versant écologique, il redit son désir de lier les questions de justice sociale avec celles qui nous obligent à devenir « gardiens mais non propriétaires » de ce monde fragile. Sa visée est de ne pas oublier que le respect de l'environnement doit aller de pair avec une « écologie humaine » dont a déjà parlé son prédécesseur.

Parlant de l'immigration, il met la barre très haut avec une formule-choc comme il l'avait déjà fait en se rendant dans l'île de Lampedusa. A Strasbourg, il récidive : « On ne peut tolérer que la mer Méditerranée devienne un grand cimetière » ! Il convient en conséquence d'agir sur les causes et pas seulement sur les effets. Il exhorte donc les élus à travailler pour que « l'Europe retrouve sa bonne âme ». Il cherche à les y aider et ne craint pas de leur dire que devant cette pression aux frontières le devoir des législateurs n'est pas d'abdiquer mais de « protéger et de faire grandir l'identité européenne ».

Dignité transcendante

Notre histoire se caractérise par la reconnaissance lente mais certaine de la centralité de la personne, vue dans sa dignité qu'il convient de promouvoir encore et toujours contre les violences multiples et les discriminations qui scandent notre marche en avant. Le chemin est long lorsqu'il s'agit de former les consciences à accepter le caractère unique et original de chaque personne individuelle. Cette notion résulte du croisement de sources lointaines provenant de la Grèce, de Rome, de fonds celtes, germaniques et slaves, sans oublier la place éminente du christianisme qui depuis l'origine a longuement « pétri » cette pâte humaine. L'ouverture au transcendant est indispensable et ne peut constituer un danger pour la sauvegarde de nos États laïcs. Les valeurs de subsidiarité, de solidarité et de paix qui étaient mises en exergue par les pères fondateurs ne constituent pas une menace pour autrui et n'enferment personne dans des clivages purement religieux. En outre, une Europe capable de mobiliser ses propres racines chrétiennes peut être plus facilement « immunisée »contre les préjugés racistes et la montée aux extrêmes dans le champ politique. Benoît XVI aimait dire : « C'est l'oubli de Dieu et non sa glorification qui engendre la violence ».

Article paru dans la Lettre des Semaines sociales n°77, janvier 2015.

Photo ©Steven Dutartre/Flickr/cc