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20 octobre 2020

Un regard latino-américain sur Fratelli Tutti

Rafael Luciani, théologien laïc vénézuelien 

Un regard latino-américain sur Fratelli Tutti Image par David Mark - License Pixabay

Rafael Luciani, théologien laïc vénézuelien, est actuellement professeur de théologie à Boston College School of Theology and Ministry après avoir été professeur à l’Université jésuite Andrés Bello de Caracas. Théologien expert du CELAM (Conférence épiscopale latino-américaine) et de la CLAR (Conférence des religieux et religieuses d’Amérique Latine), il est spécialiste de la pensée et théologie du Pape François. Il a notamment publié en anglais et en espagnol un livre intitulé « François et la théologie du Peuple » ainsi que de nombreux livres et articles sur la synodalité, la réforme de l’Eglise, l’expérience théologico-pastorale d’Amérique Latine… Il nous livre ici son regard sur la nouvelle encyclique du Pape François en nous présentant des éléments d’analyses et de décryptage.

Propos reccueillis par Nathalie Becquart, Xavière.

Quelle est votre première impression sur l’encyclique ? Comment l’avez-vous reçue ?

En tant que Vénézuélien, théologien d’Amérique latine, je pense que la perspective sur la fraternité est particulièrement importante parce qu’elle permet d’établir une connexion entre plusieurs concepts et notions que le pape François présente dans son encyclique. C’est l’élément unificateur et intégrateur qui nous permet de comprendre cette encyclique. La fraternité a une importance déterminante en Amérique Latine sur la manière dont on comprend la vie, la société et aussi la théologie. Elle est donc vraiment pour moi une clé de cette encyclique.

Quel est pour vous l’apport principal de cette encyclique ?

C’est une certaine vision des peuples et de leurs cultures qui sous-tend tous les sujets abordés dans cette encyclique. On le voit par exemple quand le pape François parle de l’exclusion, des migrations ou de la montée actuelle des populismes et nationalismes dans de nombreux pays. Il interroge ce que signifie être un peuple dans ce contexte et comment la culture peut aider à rebâtir la notion de peuple en tant qu’identité et projet de travail commun au service du bien commun. Cette herméneutique du peuple et de la culture est vraiment importante pour comprendre l’encyclique.

Comment situez-vous cette encyclique dans le pontificat du pape François ? Quelle étape représente-t-elle ?

Fratelli tutti est une manière de réunir et d’articuler dans une proposition plus systématique différents  enseignements déployés par l’Eglise  ces dernières années.  En les intégrant dans une encyclique, le pape François donne un statut magistériel à un certain nombre de propositions et visions. Cette encyclique a de multiples sources qui la relie aux encycliques précédentes, mais aussi à de nombreux discours et messages délivrés par le pape François au long de son pontificat.
Certaines de ses réflexions viennent de loin. Par exemple, sur un sujet comme le libéralisme abordé au chapitre 5, on peut repérer l’influence des rencontres jésuites qui ont eu lieu sur cette question dans les années 1990. Sous l’impulsion d’Arturo Sosa, les jésuites avaient réfléchi sur la critique du néo-libéralisme. Ainsi, dans un certain nombre de passages, on trouve des sources qui viennent de l’expérience du pape François comme jésuite en Argentine, d’autres de sa mission comme évêque d’Amérique Latine. On sait en effet qu’il a été fortement marqué par les conférences du Celam telles que celle de Puebla en 1979, qui a beaucoup développé la notion de culture que l’on retrouve dans l’encyclique, ou encore celle d’Aparecida en 2007 dans laquelle se sont élaborées les analyses de l’exclusion que l’on entend chez lui. Il y a aussi dans cette encyclique des sources plus récentes comme cette référence majeure au Document sur la Fraternité Humaine. On a aussi de très nombreuses citations venant de conférences épiscopales de tous les continents et qui témoignent d’une évolution de la pensée du Pape François. Si, au départ, elle exprimait une manière d’être Eglise en Amérique Latine, elle est maintenant davantage le fruit d’un dialogue avec d’autres manières d’être Eglise dans d’autres contextes. Son encyclique est écrite à la manière d’une rencontre, d’un dialogue dans lequel une fécondation mutuelle s’opère. C’est une nouvelle manière de vivre et d’exprimer son magistère, plus universelle.

Justement cette question du lien et de l’articulation entre le global et le local est au cœur de l’encyclique, que pouvez-vous en dire ?

Oui, je pense qu’il y a eu une évolution pour François dans sa manière de comprendre le monde comme un monde globalisé. Ses premiers discours, au début de son pontificat, étaient davantage marqués par la vision d’Aparecida qui percevait la mondialisation comme une tendance à imposer une unique culture homogène. Puis le pape François s’est confronté à une nouvelle appréhension de la mondialisation, exprimée par le terme de « globalisme », pour voir en quoi cela pouvait être ou non un chemin pour comprendre les réalités du monde aujourd’hui. Cela l’a conduit à ne pas regarder uniquement le phénomène de globalisation ou mondialisation en tant que tel mais à se centrer sur la question clé de la relation entre le global et le local. Ce que certains traduisent par « la glocalisation ». C’est quelque chose qui est nouveau et qui a émergé ces dernières années parce qu’on a pu voir que notre monde, qui est maintenant globalisé, a besoin de retourner aux sources et de mettre l’accent sur les racines, de revenir aux réalités locales, mais toujours en dialogue avec le global. On ne peut plus dire qu’il faut simplement retourner aux réalités locales en évitant la mondialisation. Aussi, ce que le Pape François propose dans l’encyclique, c’est une perspective de rencontre et d’interaction entre ce que nous avons reçu en tant que monde globalisé -l’interconnexion et l’interdépendance - et une prise en compte de nos identités locales retrouvées, afin que les richesses et spécificités de nos cultures locales ne soient pas détruites par la mondialisation. C’est donc une dynamique entre le global et le local  autour de la question de la culture et de l’identité.

Cette encyclique commence par une lecture des signes des temps, un regard posé sur le monde actuel. Quelle est plus largement sa structure ?

L’encyclique commence effectivement par une analyse du monde contemporain. Le Pape François avait commencé à l’écrire avant la pandémie. Mais, avec l’arrivée du Covid-19, durant ces derniers mois de crise sanitaire, il a eu l’occasion de partager sa compréhension de ce qui est en train de se passer. Dans ses récents discours et interviews, il a essayé de lire ce que nous vivions et ce que cette crise révèle du monde, en soulignant notamment des problèmes que l’on ne prenait pas en compte ou qu’on ne voulait pas vraiment voir. Au début de l’encyclique, il essaye ainsi de faire cette démarche du « voir » qui est la première étape de la méthode Voir-Juger-Agir. C’est une approche phénoménologique d’écoute et d’interprétation de la réalité actuelle.
Ensuite, il commence à construire ces notions clés de peuple, culture, identité, appartenance… Et cela en vue de proposer une réponse au diagnostic posé sur les maux du monde. Devant la réalité de ce monde brisé, fragmenté, il invite à entrer dans une vision de la fraternité qui est une manière de retrouver une identité relationnelle, c’est-à-dire solidaire et fraternelle.
Enfin, dans un troisième temps, il traite de problèmes spécifiques perçus comme les conséquences des logiques de déshumanisation identifiées précédemment afin de les guérir. Il traite de la question des migrations, de la politique, puis de l’économie qui doit être repensée dans le but de servir le bien commun. Il aborde ainsi les questions concrètes sur lesquelles se mobiliser en prenant la voie de la fraternité. Et il donne en exemple le dialogue tel que signifié par le Document sur la Fraternité Humaine, car celui-ci représente ce nouveau paradigme de la fraternité universelle qu’il appelle avec force et que l’on peut définir comme une fraternité avec tous, quelques soient les peuples et cultures. C’est ce paradigme qui inspire toute l’encyclique et se déploie tout au long du texte.

François ne parle pas seulement de fraternité mais aussi d’amitié sociale. Quels liens y a t-il entre ces deux expressions ?

Il commence en différenciant la solidarité et la fraternité : la fraternité est plus large que la solidarité, c’est le cadre dans lequel doit être fondée notre identité. La solidarité nous aide à avancer comme citoyens en nous aidant les uns les autres, mais la fraternité nous donne un sens pour vivre ensemble comme un peuple. La notion de fraternité montre que nous sommes tous interconnectés comme frères et sœurs, humains partageant une même chair humaine. D’un point de vue théologique, le concept de fraternité nous aide à nous reconnaître comme enfants d’un même Dieu mais cela nous donne aussi une manière de comprendre le dialogue avec les personnes d’autres religions.
François met ensuite en avant le concept d’amitié sociale qui a à voir avec la construction de la fraternité dans le champ de la société civile, du politique, de l’économique, du social… C’est une manière de dire que le chemin de la fraternité doit être reconnu et partagé au-delà des croyances de chacun, au-delà de nos appartenances religieuses ou convictions humanistes, parce que cela doit devenir une manière de vivre en société comme citoyens et se traduire en termes de droits. La notion d’amitié sociale arrive, tout comme la notion de charité, en relation avec la politique, ce qui était déjà présent dans le Magistère précédent avec Benoit XVI notamment.
Ce passage de la fraternité à l’amitié sociale permet de connecter la réalité commune et universelle partagée par tous les êtres humains avec les questions et défis plus locaux que nous devons affronter pour participer concrètement comme citoyens à la construction d’une société. Ainsi la fraternité doit se décliner et se traduire par le respect des droits humains indépendamment des croyances de chacun, ces droits devant être garantis à tous simplement parce que nous existons comme personnes humaines.

Tout un chapitre est consacré à la politique. Quelle est la vision de la politique pour le Pape François ?

Je pense qu’il essaye de faire prendre conscience de deux dangers qui se développent actuellement dans notre monde : le populisme et le nationalisme, qu’il appelle à rejeter. Face à ces deux phénomènes, la politique doit être redécouverte et retrouver son vrai sens. Car le populisme et le nationalisme sont des déformations politiques que nous voyons apparaître aussi bien dans des gouvernements d’extrême-droite que des gouvernements d’extrême-gauche. Le Pape François n’aborde pas la politique dans sa dimension politicienne telle qu’elle est généralement perçue aujourd’hui. Sa  proposition, dans l’encyclique, est de considérer la politique comme le lieu de la recherche du bien commun, et donc un lieu de discernement. C’est la clé qu’il propose dans la ligne du Magistère de l’Eglise. Mais il aborde aussi la politique dans ses implications concrètes, ce qui permet de viser un bien commun qui ouvre à tous, en particulier aux plus pauvres, la possibilité d’un travail. Si la politique ne permet pas un travail pour tous mais propose des mesures d’assistance qui créent de la dépendance et laissent les pauvres devenir toujours plus pauvres, sans leur permettre d’être autonomes économiquement, elle ne leur donne pas les moyens de bien vivre et n’est qu’une instrumentalisation des pauvres pour gagner des votes. Le pape François considère la politique comme une clé pour discerner comment nous pouvons transformer la réalité des pauvres, qui sont la grande majorité dans ce monde, en les réhabilitant comme sujets actifs. Et il donne l’exemple des mouvements populaires qui sont des mouvements sociaux en Amérique Latine. Ce sont des groupes de personnes qui se battent pour la justice, pour les droits, pour des conditions de vie meilleures. Leur sujet principal est celui du travail et leur but est de permettre à chacun d’avoir un emploi pour avoir les moyens de subsister et faire vivre sa famille. François élargit ainsi la notion de politique en invitant l’Eglise à s’engager dans cette dimension politique de la construction du monde. Parce que l’Eglise ne doit pas être isolée, sa mission est de d’aider à la promotion de la démocratie, des droits humains et de défendre les pauvres. La politique est pour lui ce chemin de réponse à la question « comment nous construisons-nous en un peuple ? ». Le peuple n’est pas un individu, c’est une identité commune, un projet commun, c’est une manière de mettre ensemble les besoins et d’en faire une force de combat pour une vie meilleure ensemble. Ces mots « ensemble », ou « liens », sont pour François les mots qui définissent ce qu’il appelle culture. En Amérique Latine, la culture est entendue comme la manière de vivre. Ce n’est pas la culture au sens de l’éducation, de celui qui est cultivé. Mais c’est un style de vie propre à chaque groupe dans un contexte et un temps spécifiques, c’est le mode de vie particulier d’un peuple. Par exemple, dans un pays, on a en général plusieurs cultures, on a plusieurs « peuples » et « manières de vivre » qui interagissent. La manière dont on défend l’identité de chaque culture et on leur permet en même temps de vivre ensemble est la clé de la politique aujourd’hui. Cela touche exactement à cette relation centrale entre le local et le global dont nous parlions précédemment. Ainsi, selon l’analyse du pape François, on ne peut pas séparer les notions de politique, de culture et de peuple pour rechercher et proposer ce qui peut réhumaniser notre monde.

En lisant l’encyclique, quelles sont les résonnances que vous percevez et les liens que vous faites entre fraternité et synodalité ?

Le concept que François déploie est celui d’“une fraternité ouverte”. C’est  un concept qui vient de Karl Rahner dans un livre qu’il a écrit dans les années 80 à propos de notre engagement chrétien à la suite du Christ et qu’il qualifiait de « devenir fraternel ».  Ce concept de fraternité ouverte touche à ce que la synodalité signifie. Parce que cela a à voir avec une ouverture aux autres que l’on doit écouter. Dans cette encyclique, François se réfère à cet autre, ces autres, cette altérité du monde représentée par les autres religions, les migrants… Toutes ces altérités doivent être rencontrées et guéries, ce sont ces autres avec qui et auprès de qui on doit s’engager : les pauvres qui sont la majorité de la population mondiale, les femmes qui dans bien des sociétés sont les plus vulnérables et oubliées. C’est là, dans ces réalités de rencontres avec les autres, que l’Eglise peut grandir, se convertir, se transformer et bâtir la fraternité. On prend ici la synodalité dans un sens plus large : c’est le défi que l’encyclique donne à l’Eglise pour permettre, par cette fraternité ouverte, d’aller vers ceux qu’elle a parfois oublié afin de devenir une Eglise inclusive qui rejoint et intègre ces altérités pour répondre pastoralement aux cris et besoins du monde.

En conclusion, quelle est votre espérance avec cette encyclique, quel peut être son impact ?

Mon espérance est que cette encyclique puisse nous ouvrir nous-mêmes à cette démarche de discernement des signes des temps, qu’elle nous aide à prendre conscience de ce moment actuel de crise qui nous introduit dans un grand changement. Nous regardons parfois la pandémie comme un changement ponctuel mais c’est un changement profond qui est vraiment en train d’ouvrir une nouvelle époque du monde, on ne reviendra pas au monde d’avant. Et cette encyclique peut être vue comme une étape dans ce changement. Elle n’a pas déjà les réponses toutes faites et la vision claire de ce qui va advenir mais elle nous donne les points clés que nous avons à prendre en compte et sur lesquels il faut discerner. J’espère que l’encyclique va nous aider à voir ce que nous pouvons faire pour guérir toutes les blessures et fractures du monde. Qu’elle nous aide à prendre à bras le corps tous les problèmes et maux actuels qui déshumanisent notre monde. Les mots-clés de l’encyclique - la rencontre, le dialogue, la négociation, mettre les gens ensemble, respecter les identités culturelles, apprendre des autres… - reflètent une compréhension relationnelle de ce qu’est l’humanité aujourd’hui. Et la fraternité est cette proposition relationnelle pour retrouver ce que signifie être humain au milieu de cette pandémie tout en s’engageant à penser le monde d’après la pandémie. Allons-nous être les mêmes ? Allons-nous être pires ou meilleurs ? C’est, à mon avis, le point sur lequel l’encyclique peut nous aider à avancer, non pas pour trouver une réponse définitive mais pour creuser les vraies questions et nous impliquer davantage dans la construction d’un monde plus humain à travers la voie de la fraternité.