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04 mars 1979

Redemptor hominis

par Jean Paul II

Extrait : Les droits de l'homme

Lettre encyclique (extraits - art. 17)

du Souverain Pontife Jean-Paul II adressée à ses frères dans l'épiscopat, aux prêtres, aux familles religieuses, à ses fils et filles dans l'Eglise et à tous les hommes de bonne volonté au début de son ministère pontifical

17.Droits de l'homme : "lettre" ou "esprit" ?

1. Notre siècle a été jusqu’ici un siècle de grands désastres pour l’homme, de grandes dévastations, non seulement matérielles, mais encore morales, et peut-être surtout morales. Certes, il n’est pas facile de comparer sous cet aspect les époques et les siècles, car cela dépend aussi des critères historiques qui changent. Néanmoins, sans appliquer ces comparaisons, il faut pourtant constater que ce siècle a été jusqu’ici un siècle où les hommes se sont préparés pour eux-mêmes beaucoup d’injustices et de souffrances. Ce processus a-t-il été vraiment freiné ? En tout cas on ne peut s’empêcher de rappeler ici, avec des sentiments d’estime pour le passé et de profonde espérance pour l’avenir, le magnifique effort accompli pour donner vie à l’Organisation des Nations Unies, effort qui tend à définir et à établir les droits objectifs inviolables de l’homme, en obligeant les États membres à une rigoureuse observance de ces droits, avec réciprocité. Cet engagement a été accepté et ratifié par presque tous les États d’aujourd’hui, et cela devrait constituer une garantie permettant aux droits de l’homme de devenir, dans le monde entier, un principe fondamental des efforts accomplis pour le bien de l’homme.
2. L’Église n’a pas besoin de réaffirmer à quel point ce problème est lié de façon étroite à sa mission dans le monde contemporain. Il est en effet à la base même de la paix sociale et internationale, comme l’ont déclaré à ce sujet Jean XXIII, le concile Vatican II, puis Paul VI dans des documents qui ont traité le sujet en détail. En définitive, la paix se réduit au respect des droits inviolables de l’homme – opus justitiae pax –, tandis que la guerre naît de la violation de ces droits et entraîne encore de plus graves violations de ceux-ci. Si les droits de l’homme sont violés en temps de paix, cela devient particulièrement douloureux ; du point de vue du progrès, cela représente un phénomène incompréhensible de lutte contre l’homme, et ce fait ne peut en aucune façon s’accorder avec quelque programme que ce soit qui se définisse « humaniste ». Et quel programme social, économique, politique, culturel pourrait renoncer à cette définition ? Nous nourrissons la profonde conviction qu’il n’y a aujourd’hui dans le monde aucun programme qui, même avec des idéologies opposées quant à la conception du monde, ne mette l’homme au premier plan.
3. Or, si malgré de telles prémisses les droits de l’homme sont violés de différentes façons, si, en fait, nous sommes témoins des camps de concentration, de la violence, de la torture, du terrorisme et de multiples discriminations, ce doit être une conséquence des autres prémisses qui minent ou même souvent annulent en quelque sorte l’efficacité des prémisses humanistes de ces programmes et systèmes modernes. Le devoir s’impose alors nécessairement de soumettre ces programmes à une continuelle révision à partir des droits objectifs et inviolables de l’homme.
4. La Déclaration de ces droits et aussi l’institution de l’Organisation des Nations Unies ne se limitaient certainement pas à vouloir rompre avec les horribles expériences de la dernière guerre mondiale, mais elles visaient aussi à créer la base d’une révision continuelle des programmes, des systèmes, des régimes, précisément à partir de ce point de vue unique et fondamental qu’est le bien de l’homme – disons de la personne dans la communauté – et qui, comme facteur fondamental du bien commun, doit constituer le critère essentiel de tous les programmes, systèmes et régimes. Dans le cas contraire, la vie humaine, même en période de paix, est condamnée à des souffrances diverses, et en même temps ces souffrances sont accompagnées d’un développement de formes variées de domination, de totalitarisme, de néocolonialisme, d’impérialisme, qui menacent aussi les rapports entre les nations. En vérité, c’est un fait significatif, et confirmé à bien des reprises par les expériences de l’histoire, que la violation des droits de l’homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l’homme est uni par des liens organiques, comme avec une famille agrandie.
Accord théorique, violations pratiques
5. Dès la première moitié de ce siècle, dans la période où se développaient divers totalitarismes d’État qui – on ne le sait que trop – conduisirent à l’horrible catastrophe de la guerre, l’Église avait déjà clairement précisé sa position en face de ces régimes qui agissaient apparemment pour un bien supérieur, à savoir le bien de l’État, alors que l’histoire devait démontrer au contraire qu’il s’agissait seulement du bien d’un parti déterminé qui s’identifiait avec l’État1. En réalité ces régimes avaient réduit les droits des citoyens en refusant de leur reconnaître les droits inviolables de l’homme qui, au milieu de notre siècle, ont obtenu leur formulation au plan international. En partageant la joie de cette conquête avec tous les hommes de bonne volonté, avec tous les hommes qui aiment vraiment la justice et la paix, l’Église, consciente que la « lettre » seule peut tuer, tandis que seul « l’esprit donne la vie2 », doit s’unir à ces hommes de bonne volonté pour demander sans cesse si la Déclaration des droits de l’homme et l’acceptation de leur « lettre » signifient partout également la réalisation de leur « esprit ». Il surgit en effet la crainte fondée que très souvent nous ne soyons encore loin de cette réalisation et que parfois l’esprit de la vie sociale et publique ne se trouve dans une douloureuse opposition avec la « lettre » des droits de l’homme telle qu’elle figure dans la Déclaration. Cet état de choses, lourd de conséquences pour les diverses sociétés, grèverait particulièrement, au regard de ces sociétés et de l’histoire de l’homme, la responsabilité de ceux qui contribuent à l’établir.
6. Le sens fondamental de l’État comme communauté politique consiste en ce que la société qui le compose, le peuple, est maître de son propre destin. Ce sens n’est pas réalisé si, au lieu d’un pouvoir exercé avec la participation morale de la société ou du peuple, nous sommes témoins d’un pouvoir imposé par un groupe déterminé à tous les autres membres de cette société. Ces choses sont essentielles à notre époque où la conscience sociale des hommes s’est énormément accrue et, en même temps qu’elle, le besoin d’une participation correcte des citoyens à la vie de la communauté politique, compte tenu des conditions réelles de chaque peuple et de la nécessité d’une autorité publique suffisamment forte.3 Ce sont là des problèmes de première importance en ce qui concerne le progrès de l’homme lui-même et le développement global de son humanité.
Un point chaud : la tentation de l'État totalitaire
7. L’Église a toujours enseigné le devoir d’agir pour le bien commun et, ce faisant, elle a éduqué aussi de bons citoyens pour chaque État. Elle a en outre toujours enseigné que le devoir fondamental du pouvoir est la sollicitude pour le bien commun de la société ; de là dérivent ses droits fondamentaux. Au nom de ces prémisses relatives à l’ordre éthique objectif, les droits du pouvoir ne peuvent être entendus que sur la base du respect des droits objectifs et inviolables de l’homme. Ce bien commun, au service duquel est l’autorité dans l’État, ne trouve sa pleine réalisation que lorsque tous les citoyens sont assurés de leurs droits. Autrement on arrive à la désagrégation de la société, à l’opposition des citoyens à l’autorité, ou alors à une situation d’oppression, d’intimidation, de violence, de terrorisme, dont les totalitarismes de notre siècle nous ont fourni de nombreux exemples. C’est ainsi que le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques.
Un droit clé : la liberté de conscience
8. Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse à côté du droit à la liberté de conscience. Le concile Vatican II a estimé particulièrement nécessaire l’élaboration d’une déclaration plus étendue sur ce thème. C’est le document qui s’intitule Dignitatis humanae : on y trouve exprimées non seulement la conception théologique du problème, mais encore la conception qui part du droit naturel, c’est-à-dire d’un point de vue « purement humain », sur la base des prémisses dictées par ­l’expérience même de l’homme, par sa raison et par le sens de sa dignité. Certes la limitation de la liberté religieuse des personnes et des communautés n’est pas seulement une douloureuse expérience pour elles, mais elle atteint avant tout la dignité même de l’homme, indépendamment de la religion que ces personnes ou ces communautés professent ou de la conception du monde qu’elles ont. La limitation de la liberté religieuse et sa violation sont en contradiction avec la dignité de l’homme et avec ses droits objectifs. Le document conciliaire cité plus haut dit assez clairement en quoi consiste une telle limitation et une telle violation de la liberté religieuse. Sans aucun doute, nous nous trouvons dans ce cas en face d’une injustice radicale affectant ce qui est particulièrement profond dans l’homme, ce qui est authentiquement humain. De fait, même le phénomène de l’incrédulité, de l’attitude areligieuse et de l’athéisme, comme phénomène humain, ne se comprend qu’en relation avec le phénomène de la religion et de la foi. Il est par conséquent difficile, même d’un point de vue « purement humain », d’accepter une position selon laquelle seul l’athéisme a droit de cité dans la vie publique et sociale, tandis que les croyants, comme par principe, sont à peine tolérés, ou encore traités comme citoyens de « catégorie » inférieure et finalement – ce qui est déjà arrivé – totalement privés de leurs droits de citoyens.
9. Il faut, même brièvement, traiter également ce thème, car il rentre lui aussi dans l’ensemble complexe des situations de l’homme dans le monde actuel, et il témoigne lui aussi à quel point cette situation est grevée de préjugés et d’injustices de tout genre. Si nous nous abstenons d’entrer dans les détails en ce domaine – et nous aurions un droit et un devoir spécial de le faire –, c’est avant tout parce que, unis à tous ceux qui souffrent de la discrimination et de la persécution pour le nom de Dieu, nous sommes guidés par la foi en la force rédemptrice de la croix du Christ. Cependant, en vertu de ma charge, je désire, au nom de tous les croyants du monde entier, m’adresser à ceux dont dépend de quelque manière l’organisation de la vie sociale et publique, en leur demandant instamment de respecter les droits de la religion et de l’activité de l’Église. On ne demande aucun privilège, mais le respect d’un droit élémentaire. La réalisation de ce droit est l’un des tests fondamentaux pour vérifier le progrès authentique de l’homme en tout régime, dans toute société, système ou milieu.

[…]

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 4 mars 1979, premier dimanche de Carême, en la première année de mon pontificat.

1Quadragesimo anno QA 120 ; Pie XI, encyclique Non abbiamo bisogno (29 juin 1931), DC 1931-11, col. 67-91 ; Divini redemptoris ; Mit brennender Sorge ; Pie XII, encyclique Summi pontificatus (20 octobre 1939), DC 1939, col. 1251-1275.
2.  2 Co 3,6.