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22 novembre 2012

Politique - version de 2012

Christian Mellon, Jésuite, Ceras, ancien secrétaire de la Commission Justice et Paix France

On présentera ici seulement le discours catholique contemporain sur le politique comme tel - fondements, nécessité, légitimité – et sur d’importantes questions générales comme la démocratie, le pluralisme, le devoir d’engagement. Quant aux interventions dans le champ politique que l’Église (notamment en ses instances vaticanes ou conférences épiscopales) estime devoir faire en fonction de l’actualité, elles font l’objet d’autres articles du présent site : laïcité, migrations, paix, justice, droits de l’homme, écologie, gouvernance et autorité mondiale, etc.

Une question préalable, toutefois, se pose à ce propos concernant le champ de compétence de l’Église : sort-elle de sa mission propre lorsqu’Elle s’exprime sur des situations, des événements, des évolutions sociales qui touchent de près au domaine politique ? Cette question, beaucoup se la posent, y compris dans l’Église. La réponse, pour l’essentiel, est donnée par le Concile Vatican II dans Gaudium et spes, notamment dans ces lignes : « Il est juste que l’Église puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sur la société, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations » (Gaudium et spes,  GS, 76, 5). Aux yeux des pères conciliaires, la défense des « droits fondamentaux de la personne » fait donc partie de la mission de l’Église au même titre que ce qui concerne le « salut des âmes ». Une défense qui – la précision est importante – ne se situe pas directement sur le terrain politique, mais sur celui du « jugement moral » : c’est là sa seule justification à parler sur « des matières qui touchent le domaine politique ».

Vatican II

Sur le politique comme tel, sa nécessité, ses fondements, le Concile Vatican II propose un exposé organique de la doctrine catholique classique. On le trouve dans le chapitre IV de la deuxième partie de Gaudium et spes, intitulé « la vie de la communauté politique », notamment au paragraphe 74.

Pour le Concile, la nécessité d’une « communauté politique », plus vaste et plus structurée que la « communauté civile », vient du fait que cette dernière est par elle-même « impuissante » à réaliser le bien commun. C’est donc en vue de ce bien commun que les « individus, familles, groupements divers » – qui constituent « la communauté civile » – doivent « conjuguer leurs forces » dans une « communauté politique ». En outre, pour éviter que cette communauté ne se disloque en raison de la diversité des opinions, une « autorité publique » doit « orienter vers le bien commun les énergies de tous ». A cette autorité publique les citoyens doivent obéissance, à condition qu’elle « se déploie dans les limites de l’ordre moral » et « n’opprime pas les citoyens ».

Ce rappel de la théologie politique traditionnelle quant à la « nature et fin de la communauté politique » reste, on le voit, assez principiel. Mais Gaudium et spes marque aussi quelques avancées sur deux points importants, peu abordés jusqu’alors dans le discours social catholique : la démocratie, le pluralisme.

Combattue par l’Église tout au long du XIXe siècle, la démocratie est ensuite tolérée puis mentionnée comme un régime politique acceptable. Pie XII, dans son radio-message de Noël 1944, avait déjà d’importants développements sur sa légitimité et sur les bienfaits qu’on pouvait en attendre. Avec Vatican II, elle est désormais présentée comme le seul régime pleinement conforme à la vision chrétienne de l’homme et de la société. Sans doute le mot même n’apparaît-il pas – serait-ce pour ne pas mettre en difficulté les épiscopats de pays non démocratiques à l’époque, comme l’Espagne et le Portugal ? –, mais les formulations du Concile désignent sans la moindre ambiguïté ce type de régime : « Il est pleinement conforme à la nature de l'homme que l'on trouve des structures politico-juridiques qui offrent sans cesse davantage à tous les citoyens, sans aucune discrimination, la possibilité effective de prendre librement et activement part tant à l'établissement des fondements juridiques de la communauté politique qu'à la gestion des affaires publiques, à la détermination du champ d'action et des buts des différents organes, et à l'élection des gouvernants ( GS 75 1). Constatant, a contrario, un rejet de plus en plus général des formes politiques qui « font obstacle à la liberté civile ou religieuse » (GS 73, 3), le Concile juge positives plusieurs des caractéristiques de tout régime démocratique :

-Le suffrage universel : « Que tous les citoyens se souviennent donc à la fois du droit et du devoir qu'ils ont d'user de leur libre suffrage en vue du bien commun » (GS 75, 1) ;

-Le devoir, pour tout « ordre politico-juridique » de garantir et protéger les « droits de la personne » : liberté d’expression, d’association et de réunion, liberté religieuse (GS 73, 2) ;

-La protection des minorités (GS 73, 3) ;

-Le rôle des « partis politiques », dont le devoir est de « promouvoir ce qui, à leur jugement, est exigé par le bien commun » (GS 75, 5).

Une autre précision concerne le pluralisme politique des chrétiens. C’est un point assez nouveau, car les autorités catholiques n’en avaient jusque-là guère parlé ; on pouvait donc supposer que ce pluralisme était plutôt considéré comme un fait à constater – voire à regretter – que comme une valeur. Dans Gaudium et spes, ce pluralisme est pleinement légitimé : parlant de la responsabilité des laïcs chrétiens, qui agissent « soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde », les pères conciliaires s’expriment en ces termes sur la diversité de leurs opinions et engagements : « Fréquemment, c’est leur vision chrétienne des choses qui les inclinera à telle ou telle solution, selon les circonstances. Mais d'autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit ». La formule « à bon droit » affirme clairement la légitimité du pluralisme. Logiquement, le texte met en garde contre toute tentative de présenter une option particulière comme s’imposant au nom de la foi : « S'il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n'a le droit de revendiquer d'une manière exclusive pour son opinion l'autorité de l'Église » (GS43).

Même si ces affirmations font aujourd’hui l’objet d’un très large consensus dans le peuple chrétien – il s’étonnerait plutôt de découvrir qu’il a fallu attendre le milieu des années 60 pour qu’elles deviennent position officielle de l’Église – elles laissent ouvertes plusieurs questions sensibles, et notamment celle des limites du pluralisme, puisque tout n’est pas compatible avec la foi.

Les développements consacrés, dans Gaudium et spes, à « la nature et la fin de la communauté politique » traduisent une vision du politique que l’on peut estimer par trop irénique. En ne mentionnant, pour justifier la nécessité d’une « autorité politique », que la diversité des « opinions », non celle des « intérêts » et moins encore celle des « projets de société », le Concile semble ignorer que l’autorité n’a pas seulement à gérer et à orienter, mais aussi à « imposer », y compris par certaines formes de contrainte. Si on considère que toutes les forces agissant dans le domaine public visent sincèrement le « bien commun » et ne divergent que sur les moyens de le réaliser, la question proprement politique du « pouvoir », y compris dans sa composante de coercition, ne se pose pas vraiment. Il est d’ailleurs significatif que le mot « autorité » soit souvent préféré à celui de « pouvoir », lequel n’apparaît que dans l’expression « pouvoirs publics ».

Dans sa brièveté, ce chapitre de Gaudium et spes laisse donc de côté quelques aspects importants de la réalité politique, qui feront l’objet de réflexions ultérieures :

- Du côté des « fins » du politique : on sent le besoin de donner un peu plus de contenu à la notion traditionnelle de « bien commun », définie ici de manière assez générale comme « cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres, d'atteindre leur perfection d'une façon plus totale et plus aisée » (GS 74, 1).

- Du côté des « moyens » : manque une réflexion éthique sur ce qui, dans l’action politique, échappe au consensuel (arbitrer, gérer) pour toucher au coercitif. Le Concile n’aborde pas la question de la contrainte, ni celle de la violence, évitant ainsi de se situer par rapport à la définition wébérienne de l’État comme « revendiquant avec succès le monopole de la violence physique légitime » sur un territoire. La question de la violence et de sa légitimité en politique n’est abordée que dans le très important chapitre final, à propos de la paix et de la guerre entre les nations, ce qui laisse entendre qu’elle ne se pose guère en interne.

Octogesima adveniens (lettre au cardinal Roy, 1971)

Six ans plus tard, Paul VI, dans Octogesima adveniens, exprime sur le politique des positions qui répondent en partie aux questions laissées ouvertes par le Concile, et qui tiennent grand compte des débats politiques du moment. Si le fondement du politique est à nouveau présenté, très classiquement, comme la visée du « bien commun », le texte prend en compte la nécessité de lui donner chair dans un « projet de société » susceptible d’orienter l’action de manière un peu plus précise. Or un tel projet ne peut éviter de se confronter aux « idéologies » qui dominent les débats du moment : marxisme et libéralisme. Toutes deux y sont fermement critiquées (OA 26).

Conformément à une ligne constante dans l’Enseignement social de l’Église depuis Rerum novarum, Paul VI rappelle, parmi les raisons justifiant la nécessité du politique, qu’il lui revient de contrôler l’économique (OA 46). L’activité économique ne peut contribuer au bien commun que si elle est régulée, contrôlée, par le politique. Ainsi, à propos des entreprises multinationales, le pape déplore que la concentration de leurs moyens leur permettent de mener des « stratégies autonomes, en grande partie indépendantes des pouvoirs politiques nationaux, donc sans contrôle au point de vue du bien commun (OA 44). Après avoir rappelé que « la politique est une manière exigeante de vivre l'engagement chrétien au service des autres », ce texte s’achève par un appel à l’engagement dans ce champ (OA 48-49). Rappelant la position du Concile sur le légitime pluralisme des options politiques, le pape invite les chrétiens ayant pris des options différentes à faire un « effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre » (OA 50).

Jean Paul II

On connaît l’engagement de Jean Paul II sur plusieurs terrains politiques, à commencer par celui de la résistance non violente aux totalitarismes (cf. Centesimus annus, CA, III, 23), fondée sur le respect des droits de l’homme (dès sa première encyclique, Redemptor hominis), et sur celui de la paix (ferme opposition à la guerre américaine en Irak). Il n’aborde guère la question théorique du fondement du politique, mais en traite indirectement, notamment dans la longue analyse du monde contemporain de Centesimus annus, lorsqu’il souligne la nécessité de soumettre les dynamismes économiques à l’orientation éthique de ceux dont la fonction est de viser le « bien commun » - l’Etat, mais aussi les corps intermédiaires - et de maîtriser les tendances qui, laissées à leur logique propre, seraient déshumanisantes et porteuses de mort. On peut noter que, dans ce texte important, le régime politique démocratique, dont on a vu que Gaudium et spes le louait sans le nommer, est explicitement désigné par son nom : « L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun » (CA 47).

Sur le devoir d’engagement politique des laïcs catholiques, il a sans doute été le plus insistant des papes récents, notamment dans l’exhortation apostolique Les laïcs fidèles du Christ, publiée après le Synode de 1987 sur les laïcs : « Pour une animation chrétienne de l'ordre temporel (...), pour servir la personne et la société, les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la politique, à savoir l'action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir le bien commun. Les Pères du Synode l'ont affirmé à plusieurs reprises : tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique (...) ». Remarquons que Jean Paul II donne ici de la politique une définition très large : « l'action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir le bien commun ».

Le pape prend soin d’aller au-devant des objections élevées par bien des catholiques contre l’engagement politique, en raison des risques moraux que l’on court dans une telle activité : « Les accusations d'arrivisme, d'idolâtrie du pouvoir, d'égoïsme et de corruption qui bien souvent sont lancées contre les hommes du gouvernement, du parlement, de la classe dominante, des partis politiques, comme aussi l'opinion assez répandue que la politique est nécessairement un lieu de danger moral, tout cela ne justifie pas le scepticisme ni l'absentéisme des chrétiens pour la chose publique."

Benoît XVI - L’objet de la politique : la justice

Traitant, dans la deuxième partie de Deus caritas est (26-29), du rapport entre Justice et Charité, Benoît XVI apporte des précisions assez innovantes sur les rôles respectifs de l’Église et de la politique. Après avoir rappelé que Charité et Justice ne sauraient être opposées, comme si l’une devait éliminer l’autre (« L’amour – caritas – sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste »), il développe l’idée qui structure toute sa réflexion : la justice est la tâche propre du politique et la charité celle de l’Église.

Cette distinction pourrait laisser penser que le pape insiste moins que ses prédécesseurs sur le devoir d’engagement politique des chrétiens. Ainsi, il évite l’expression « charité politique » forgée par Pie XI en 1927 ("Le domaine de la politique... est le champ de la plus vaste charité, la charité politique"), préférant emprunter au catéchisme de l’Église le terme « charité sociale ». Pourtant, la nécessité de l’engagement politique des laïcs chrétiens est clairement réaffirmée, puisque « l’Église ne peut ni ne doit rester à l’écart dans la lutte pour la justice », une lutte dont il précise justement qu’elle relève du politique. Dans cette lutte, le chrétien rejoint tous les hommes de bonne volonté. Si la charité est vraiment le « propre » du message évangélique, elle inspire aux chrétiens la volonté de servir leurs frères dans une tâche qui ne leur est pas propre, une tâche qui relève de l’éthique et doit mobiliser tout homme, croyant ou non : faire la justice. Une formule très claire résume tout cela : « La société juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le politique ».

En quoi l’Église prend-elle part à la « lutte pour la justice », puisqu’elle respecte « l’autonomie des réalités terrestres » et « refuse de se mettre à la place de l’État ». Pour Benoît XVI, son apport réside en quatre contributions importantes :

- Elle propose sa doctrine sociale, accessible à tous puisqu’elle argumente « à partir de la raison et du droit naturel » ; elle aide ainsi à définir l’objectif commun : « Le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun (…) sa part du bien commun ».

- Elle donne vigueur à une foi capable de « purifier la raison ». En effet, quand il s’agit de passer à l’action, la raison pratique est guettée par « l’aveuglement éthique » que peut provoquer la « tentation de l’intérêt et du pouvoir ». C’est alors que « politique et foi se rejoignent » : la foi, fondée dans une vraie rencontre avec le Dieu vivant, peut libérer la raison de ses aveuglements. Elle aide l’acteur politique à rester lucide sur ce qui, dans tout programme visant à réaliser la justice, pourrait cacher en fait la poursuite d’intérêts ou de puissance.

 - Elle protège contre l’idéologie du « tout politique » : « L’expérience de l’immensité des besoins peut nous pousser vers l’idéologie qui prétend faire maintenant ce que Dieu, en gouvernant le monde, n’obtient pas, à ce qu’il semble : la solution universelle de tous les problèmes ».

- Elle « forme les consciences » des laïcs chrétiens à qui incombe d’« agir pour un ordre juste dans la société …en coopérant avec les autres citoyens ». Elle ne leur dit pas ce qu’il faut faire ; mais réveille leurs « forces spirituelles » pour affronter les luttes et les renoncements, car ils devront toujours agir en fonction des véritables exigences de la justice, « même si cela est en opposition avec des situations d’intérêt personnel ».

En 2009, dans Caritas in veritate, Benoît XVI reprend à sa manière la formule de Pie XI sur la « charité politique » dans une incise précisant ce qu’il entend par l’expression, nouvelle celle-là, de « voie institutionnelle de la charité » : « Tout chrétien est appelé à vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses possibilités d’influence au service de la pólis. C’est là la voie institutionnelle – politique peut-on dire aussi – de la charité, qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est directement en rapport avec le prochain, hors des médiations institutionnelles de la cité » (CV, 7).

Conclusion

En ces temps où il est beaucoup question de « crise de la politique » ou, plus spécifiquement, de « crise de la démocratie », du moins en Europe (montée de l’abstention et des votes protestataires, critiques récurrentes de la « classe politique »), on ne peut que remarquer la tonalité résolument positive des textes de l’Église sur le sujet. La politique se voit reconnaître de nobles missions : viser le bien commun, orienter les énergies, faire respecter la dignité de l’homme, contrôler l’économie, assurer pacifiquement le remplacement des dirigeants, protéger les libertés, réduire les injustices, etc. En tout cela, elle est un service rendu à la société, une « voie institutionnelle de la charité », selon la récente formule de Benoît XVI. Des divers textes présentés ici, on peut tirer des éléments dont on peut dire qu’ils constituent une sorte de « doctrine » : le service du bien commun comme principe, la démocratie pluraliste comme moyen, le devoir éthique d’engagement comme mise en œuvre concrète. Mais certains points appelleraient des développements ou des approfondissements, notamment pour entrer davantage en débat avec la philosophie politique contemporaine, ou pour tenir compte des questions que se posent les chrétiens face aux choix politiques qu’ils ont à faire. On peut en évoquer trois : la question de la coercition, notamment dans sa composante de violence (police, justice, prison), celle des limites du pluralisme et celle de l’attitude à adopter en cas de conflit entre convictions éthiques et nécessités du compromis politique. Là comme ailleurs, la doctrine sociale est en chantier.