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06 juillet 2014

Fiscalité - version de 2014

L’impôt, sa légitimité

Baudoin Roger, Prêtre, Collège des Bernardins

Sur le thème très sensible de la fiscalité, le discours social de l'Eglise est trop souvent ignoré. Une question politique et éthique de premier ordre pour les chrétiens.

« Est-il permis ou non de payer l’impôt à César ? (Mc 12,14) Il n’est pas certain que la réponse de Jésus ait éclairé les disciples… En leur disant : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12,17), Jésus instaure une distinction inédite entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel. En outre, tout au long de son ministère, Jésus a annoncé la bonne nouvelle du Royaume en prémunissant ses contemporains de toute tentation de messianisme politique : le salut ne viendra pas d’un changement d’ordre politique. Dès lors, se pose une question pour les chrétiens : en quoi seraient-ils fondés à s’intéresser à l’ordre politique ? Quelle position avoir au regard de l’impôt indispensable à son existence ?

Nous évoquerons d’abord les réflexions de l’Église sur l’impôt, ses fondements, ses justifications et ses limites, avant d’envisager, dans une seconde partie, quelques aspects actuels de cette question.

L’Église et le monde

Certains, comme les montanistes, au iie siècle, ont radicalisé la position de Jésus pour se centrer sur le Royaume annoncé et se détourner du monde par la pratique du jeûne, de la continence parfaite, etc. Suivant cette perspective, le chrétien pourrait se détourner de toute action politique et adopter une attitude d’indifférence, sinon de refus, à l’égard de l’impôt à payer.

La perspective chrétienne est bien différente. Si le Royaume annoncé n’est pas de ce monde et si les chrétiens ne sont pas « du monde », le Royaume se déploie bien au cœur de ce monde, et le salut promis se construit ici et maintenant. Comme le rappellent les Pères conciliaires, « le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se détourner du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant » (Gaudium et spes GS 34).

De manière plus précise, dans l’Eucharistie, les chrétiens s’unissent au Christ pour réaliser l’unité du genre humain par la construction d’une communion fraternelle et vraiment universelle (Caritas in veritate CV 34). Cette communion en est la finalité : « afin qu’en ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps » (Prière eucharistique N°2). Bien plus, cette communion est appelée à s’étende à l’humanité entière : « prenez et mangez en tous » commande Jésus avant d’ajouter que le sang de l’alliance est versé « pour vous et pour la multitude ». Enfin, cette communion s’enracine dans la vie concrète de ceux qui y participent : ils offrent le fruit de leur travail et partagent le pain et le vin qui sont devenus pain de la vie et vin du Royaume.

L’évocation du travail renvoie directement à la dimension économique de la vie en société : le travail et l’échange sont un des lieux où les hommes assument une interdépendance naturelle qui s’étend à l’humanité entière. En effet, si les relations économiques sont déterminantes pour la vie des hommes et leur développement, leur portée ne se limite pas aux acteurs qui y sont directement investis ; elles ne sont donc jamais totalement indépendantes du politique, en particulier de l’État. Outre les cadres juridiques qui lui sont indispensables, l’activité économique implique indirectement tous ceux qui contribuent à en fournir les moyens, en termes d’éducation, santé, infrastructures matérielles et immatérielles. Enfin, au-delà de ces acteurs directs ou indirects, l’activité économique concerne l’humanité entière : elle mobilise des savoirs et des moyens hérités des générations antérieures et, à travers les ressources naturelles qu’elle consomme et l’environnement qu’elle affecte, elle engage aussi les générations à venir.

Ainsi, en rappelant à propos de l’Eucharistie que « la “mystique” du Sacrement a un caractère social » (Deus caritas est DC 14), Benoît XVI indique que l’Église, dont la mission est de rassembler l’humanité en un seul corps, ne peut pas se désintéresser du monde et des institutions qui contribuent à l’organisation de la vie commune.

Développement de la personne, propriété et bien commun

Les hommes étant des êtres relationnels, des « personnes », leur développement requiert l’accès à des ressources matérielles et sociales qui impliquent les communautés où ils vivent. La disposition de ressources matérielles est la condition immédiate d’une vie digne, affranchie de la précarité, et d’une liberté effective. En ce sens, l’Église affirme la légitimité de la propriété qui est « un prolongement de la liberté humaine » (GS 71). Cependant, ce droit de propriété n’est jamais un droit absolu parce que « nul n’est fondé à réserver à son usage exclusif ce qui passe son besoin, quand les autres manquent du nécessaire » (Populorum progressio PP 23). Il est limité par le principe de « destination universelle des biens » qui rappelle que « l’ensemble des biens de la terre est destiné avant tout à assurer à tous les hommes une subsistance convenable… » (Mater et magistra MM 119). Au-delà de la subsistance, un développement pleinement humain suppose aussi un environnement et les ressources sociales permettant un développement intégral de l’homme. Ces ressources impliquent les différentes communautés : familles, cités, Églises, nations et, plus largement, l’humanité entière. De par leur nature personnelle, les hommes sont ainsi dans une situation d’interdépendance essentielle et leur développement impose qu’elle soit assumée dans des formes de solidarité1.

Le bien commun désigne la dimension sociale de cette solidarité. Il concerne « l’ensemble des conditions de vie en société qui permettent à l’homme d’atteindre sa perfection propre de façon plus complète et plus aisée » (MM 65). Cette définition appelle plusieurs remarques. D’abord, portant seulement sur les conditions d’un perfectionnement personnel, chacun, moyennant ces conditions, reste responsable de son accomplissement personnel effectif. Par ailleurs, le bien commun se décline en plusieurs niveaux correspondant aux différentes communautés ; il est la finalité essentielle de chacune des institutions de ces communautés et ordonne chacune à l’accomplissement de ses membres. Ensuite, chacun des membres de la société contribue au bien commun, en participant directement ou indirectement au fonctionnement de ces institutions dont il bénéficie en retour. Enfin, l’extension mondiale des interdépendances, économiques, sociales, environnementales, etc. établissant l’ensemble des peuples dans une commune interdépendance, le bien commun a aussi une dimension mondiale (MM 80).

Le rôle de l’État et le bien commun

Parmi les institutions qui structurent l’organisation de la vie en société, l’État a un rôle particulier : il contrôle une part importante des conditions d’accomplissement qui forment ce qu’on appelle le bien commun. Il assure en particulier l’ordre politique de la société et supporte ainsi l’ensemble des entreprises, associations, groupements que les hommes forment.

Concrètement, l’État est en charge de tout ce qui relève de ses fonctions régaliennes, et qu’il est le seul à pouvoir assurer, notamment d’établir un ordre juridique juste et stable qui fonde la paix civile, un système monétaire stable qui rende possible la vie économique. Le bien commun comprend aussi d’autres dimensions essentielles au développement de l’humanité des membres de la communauté concernée. Il comprend notamment l’accès à l’éducation, aux soins, à l’emploi, au logement, etc., sans lesquels l’homme ne peut pas vivre décemment, déployer pleinement ses capacités ou, plus globalement, accomplir son humanité.

Ces fonctions peuvent être assurées par d’autres acteurs que l’État. Cependant, dans nombre de pays, l’État étend son action au-delà de ses seules missions régaliennes en prenant en charge ces fonctions. Son intervention peut être directe, par exemple lorsque l’État gère lui-même un système de santé publique, l’éducation nationale ou les banques. Elle peut aussi être indirecte, l’État s’assurant de la disponibilité de ces services en créant les conditions d’une offre privée correspondante et, éventuellement, en contribuant à leur financement pour s’assurer que tous y ont accès. Ainsi, l’État développe une politique du logement, en construisant lui-même des logements, en organisant ou en stimulant le secteur immobilier ; il contribue à l’existence d’une offre privée portant sur le soin ou l’éducation, le cas échéant en la finançant en partie pour en ouvrir l’accès à tous.

Dans tous les cas, l’Église rappelle que l’État doit avoir, dans l’exercice de sa mission, une attention particulière aux plus pauvres de la société : « Dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d'une manière spéciale des faibles et des indigents » (Rerum novarum 29). Cette préférence s’exprime en général par la dimension redistributive de l’action de l’État : ses prestations et les charges correspondantes ne sont pas réparties selon un principe d’égalité mais sont régies par la justice distributive. Celle-ci s’exprime aussi, de manière plus particulière en termes de soutien aux plus vulnérables, par des systèmes d’aides sociales, ou indirectement en soutenant les multiples institutions de la société civile qui œuvrent dans ce domaine. L’État incarne ainsi dans son action le principe général de l’« option préférentielle pour les pauvres »2 énoncé par l’Église.

Parce qu’elle est référée au bien commun, l’action de l’État implique une solidarité entre les membres de la communauté. Mais la notion de bien commun, qui finalise l’action de l’État, implique que celle-ci soit circonscrite. Là encore, le bien commun constitue un critère permettant de débattre du contenu et des modalités des interventions correspondantes en se référant non pas seulement à la solidarité, mais aussi à la subsidiarité.

Les limites du rôle de l’État et la subsidiarité

En effet, la responsabilité de l’État envers le bien commun n’implique pas qu’il ait pour fin le bien de ses membres, mais seulement les conditions permettant à chacun d’atteindre ce bien. Faute de circonscrire ses interventions, l’État risque d’empiéter sur les prérogatives propres aux personnes ou aux institutions d’ordre inférieur, comme les entreprises, associations, familles, etc. En ce sens, la restriction du bien commun aux « conditions » permettant à chacun d’atteindre son bien prémunit l’État contre une dérive qui le conduirait organiser l’ensemble de la vie sociale.

Ces limites sont liées à deux ordres de réflexion différents. Elles sont fondéesd’abord sur la primauté de la personne humaine sur les institutions, celles-ci ayant toujours pour fin l’accomplissement de celle-là. L’État n’est pas fondé à empiéter sur les prérogatives qui relèvent par nature de la personne ou des groupements qu’elles forment. La seconde justification porte non pas sur la dignité des personnes et leur liberté, mais sur des considérations d’efficacité. Comme l’exprime Pie XI en exposant le principe de subsidiarité, il faut « que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort » (Quadragesimo anno QA 88). De même, pour l’éducation, l’État ne peut pas prétendre se substituer aux familles, qui sont naturellement ordonnées à l’éducation des enfants, et à qui ce devoir incombe en premier lieu. Enfin, au plan économique, le légitime souci de l’État concernant l’accès à l’emploi fonde le « devoir de soutenir l’activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d’offrir des emplois » en particulier en « la soutenant dans les périodes de crise » (Centesimus annus CA 48), sans toutefois le conduire à prendre lui-même en charge l’activité économique ou limiter à l’excès ce qui relève du droit d’initiative privée. De même encore, l’État est appelé à prendre un soin particulier des plus pauvres (QA 27), tout en évitant les excès d’une assistance qui peut devenir inefficace3, voire attentatoire à leur dignité, lorsqu’elle tend à affaiblir la responsabilité et la capacité d’action de ceux qui en bénéficient.

Légitimité de l’impôt et solidarité

Ces considérations sur le rôle et les limites de l’État se traduisent au plan de l’impôt ; elles permettent à la fois de justifier l’impôt et de préciser les limites de l’impôt légitime.

À la suite de Saint Paul4, Clément d’Alexandrie affirmait dès le second siècle que les chrétiens devaient s’acquitter de l’impôt. Payer ses impôts, pour eux comme pour tout homme, est un devoir incontournable. Il trouve son fondement ultime dans la nature sociale de l’homme et la nécessité d’une institution politique qui lui procure le cadre nécessaire à son développement. En s’acquittant de l’impôt, chacun contribue au bien commun qui est la fin de l’État, manifestant sa solidarité avec ses contemporains. Reste cependant à préciser les fondements de sa légitimité, sa répartition et ses limites.

La légitimité de l’impôt s’enracine ultimement dans les fondements du droit de propriété et dans ses limites en référence à la destination universelle des biens. Comme nous l’avons vu, la propriété est justifiée par la liberté à qui elle donne une consistance effective ; pour autant, elle n’est jamais un droit absolu. La limitation du droit de propriété par le principe de la destination universelle des biens traduit la nécessité d’offrir à chacun les ressources nécessaires à une liberté effective. En effet, la référence à la liberté étant valable pour tous, l’État peut légitimement prélever une partie des biens possédés par ses membres pour financer son action au service du bien commun. Il permet ainsi à chacun de disposer des biens nécessaires à l’exercice de sa liberté et au développement de ses capacités : un environnement favorable pour tous et, parfois, des ressources individuelles pour les plus démunis. L’impôt ne s’oppose donc pas au droit de propriété, il est, au contraire, une des conséquences de l’application à tous de ce qui le fonde et le légitime.

L’inégalité de l’impôt est, elle aussi, légitime. Les services rendus par l’État à ses membres et les contributions matérielles ou financières correspondantes ne relèvent pas de la justice commutative, comme dans l’échange contractuel, mais de la justice distributive (RN 26-27). Celle-ci porte sur les relations de chacun avec autrui, pris non pas individuellement (justice commutative), mais socialement. Cette référence à la justice distributive a deux conséquences importantes pour notre propos. D’une part, la répartition des contributions et des services correspondants n’est pas réglée par un principe d’égalité, mais par un principe d’équité qui tient compte des situations de chacun. D’autre part, elle relève de la justice et porte donc sur « ce qui est dû » par - et à - chacun.L’impôt est donc un devoir, il n’est pas nécessairement le même pour tous, et les prestations correspondantes ont une dimension redistributive : l’impôt inclut généralement une progressivité qui est légitime, et les prestations correspondantes bénéficient davantage à ceux qui en ont le plus besoin, en tenant compte de la situation relative des différents membres de la société et du bien de la société dans son ensemble. Ainsi, par exemple, la référence au bien commun justifie que la contribution de l’État à la formation d’un médecin soit supérieure à sa contribution à celle d’un aide-soignant, les deux dépendant aussi des ressources familiales des personnes concernées ; que l’État répartisse le surcoût d’infrastructures routières dans les zones montagneuses sur les contribuables de l’ensemble du territoire ; ou que l’État alloue des ressources pour l’éducation, les équipements sportifs ou culturels, relativement plus importantes dans les zones plus pauvres que dans les plus aisées. De même, il est légitime que l’État vienne en aide aux plus vulnérables pour leur assurer les conditions d’une vie digne.

Dans la mesure où l’interdépendance entre les hommes s’étend au-delà des frontières des États, le bien commun mondial appelle aussi des transferts entre les pays. Les politiques d’aide au développement, d’effacement de dettes dont bénéficient les pays pauvres en sont des exemples. Différentes propositions d’impôts de solidarité internationale visent à pérenniser ces transferts en les institutionnalisant. Ainsi, la taxe Tobin ou la taxe à l’importation proposée par Maurice Lauré dans les années 705, ou plus récemment celle sur les billets d’avion pourraient donner un contenu plus solide à la solidarité internationale.

Acceptabilité et excès de l’impôt

La justification de l’impôt par le bien commun porte en elle-même les bases d’une critique : l’extension excessive des domaines d’intervention de l’État ou l’inefficacité de son action affectent la légitimité de l’impôt et, partant, son acceptabilité. Il peut arriver en effet que les prélèvements correspondants aient un effet négatif sur le bien global de la société : lorsque le bien créé par l’usage ne compense pas ceux dont se privent ceux qui les payent. Des investissements dont l’utilité sociale est discutable, des aides sociales trop généreuses, des prestations assurées par la puissance publique à des coûts injustifiés privent autrui ou la communauté de biens qui auraient pu résulter d’un usage efficace des ressources correspondantes. Pour les acteurs publics, comme pour les acteurs privés, l’efficacité reste une exigence dont la portée apparaît par son contraire, le gaspillage.  La référence au bien commun impose d’éviter « que la propriété privée soit épuisée par un excès de charges et d'impôts » (Rerum novarum RN 35) et de s’attacher à allouer les ressources aux projets les plus pertinents au regard de leurs retombées économiques et sociales.

Cette exigence d’efficacité, au nom du bien commun, porte de manière particulière sur les acteurs publics. Dans la mesure où l’argent « public » est d’abord l’argent des contribuables, les acteurs publics sont responsables devant la communauté de son bon usage. Dans la mesure où les services qu’ils rendent échappent à la concurrence, ce souci de l’efficacité doit être d’autant plus grand qu’il relève pour eux d’une forme de vertu et qu’il affecte l’acceptabilité de l’impôt.

Cependant, l’existence de telles situations ne peut en aucun cas peut justifier une volonté d’échapper à l’impôt, mais seulement une action politique pour mieux ordonner l’action de l’État au bien commun.

Optimisation et fraude fiscale

Plus généralement, quels que soient le niveau, la nature et la répartition de l’impôt ou son usage, aucun argument de ce type ne peut justifier des pratiques d’optimisation ou de fraude fiscale. En effet, les décisions sur la répartition de l’impôt, en termes de prélèvement ou d’usage, relèvent de l’ordre politique. La contestation en ces domaines est possible, mais elle doit se faire au plan politique, en se référant au bien commun. Il est d’autant plus important de le rappeler que la généralisation de pratiques comme le travail au noir, les paiements en liquide, etc., tend à occulter dans de nombreux esprits le caractère malicieux de ce qui reste une fraude fiscale.

L’échappement à l’impôt prend aussi la forme plus subtile de l’« optimisation » fiscale, tant pour les particuliers que pour les entreprises. Dans la mesure où les pratiques correspondantes visent à utiliser au mieux les règles fiscales, elles ne sont en général pas strictement illégales. Elles n’en demeurent pas moins problématiques au plan moral. L’évaluation correspondante suppose de prendre en compte le contexte, et plus précisément l’intention et les circonstances. Lorsque l’optimisation vise simplement à s’abstenir d’un impôt considéré comme injuste en raison de son niveau jugé excessif, ou de l’inefficience de l’action publique, elle n’est pas moralement acceptable. Comme nous l’avons dit, de telles motivations peuvent seulement justifier une action politique.

L’optimisation peut aussi être liée à une nécessité pour le particulier ou pour une entreprise de garder des ressources indispensables à son existence. Elle peut alors, dans certains cas, être jugée acceptable. Il peut en être ainsi pour un employeur qui réduirait son niveau d’imposition en utilisant intelligemment les dispositions fiscales pour préserver la pérennité de son entreprise, sa capacité à investir et les emplois correspondants. De même lorsque l’optimisation fiscale est nécessaire à une personne physique pour assurer une vie digne à sa famille. Dans de tels cas, l’effet négatif sur le bien commun au plan de l’État peut éventuellement être jugé acceptable en raison de l’effet positif sur le bien commun au niveau d’institutions d’ordre inférieur. Les délibérations correspondantes relèvent d’abord de la conscience personnelle des personnes concernées, mais elle demeure toujours sujette à une évaluation par la communauté et ses responsables, qui peuvent la qualifier de fraude.

Mais de telles justifications ne peuvent pas s’étendre à l’utilisation de facilités offertes par les États qui monnaient leur souveraineté pour attirer des contribuables, personnes physiques ou morales, à qui ils peuvent proposer une fiscalité favorable. En effet, ces contribuables n’appartiennent pas à la communauté dont ces États ont la charge du bien commun. De plus, dans la mesure où la concentration de contribuables riches dans ces États ne résulte pas d’une activité économique réalisée sur leur territoire, mais des dispositions avantageuses que leur concentration rend possible, le choix de la localisation fiscale est essentiellement lié aux avantages fiscaux correspondants. L’action d’« optimisation » des acteurs, portant alors de manière immédiate sur l’échappement à l’impôt, est sans conteste malicieuse. En outre, ces pratiques ont des effets négatifs sur la communauté où ils vivent ou exercent leur activité économique : elles privent les États des ressources nécessaires à leur existence ou à celles de leurs systèmes sociaux (CV 25) et, parfois, menacent l’autonomie des États.

Les évolutions récentes dans ce domaine méritent d’être regardées de plus près. Nombre de sociétés6 recourent à des pratiques mettant en œuvre des mécanismes planétaires d’optimisation fiscale7. Ces mécanismes sont d’autant plus critiquables au regard du profit de ces sociétés : ils leur permettent de faire un supplément de profit dont elles n’ont aucun besoin pour leur développement, et son utilité économique est limitée du fait qu’il se trouve cantonné dans des paradis fiscaux. À cet égard, la société Apple s’est distinguée par son inventivité : Apple a été proactif dans le développement de ces pratiques et a fait de nombreux émules. En outre, Apple a fait un emprunt aux États-Unis pour pouvoir distribuer des dividendes sans acquitter les impôts liés au rapatriement aux États-Unis des sommes correspondantes8. Si toutes ces pratiques sont légales, comme s’en défendent les dirigeants et conseillers de ces sociétés, elles demeurent moralement inacceptables.

Dans la mesure où aucun système fiscal ne sera jamais exempt de possibilités de contournement, il est nécessaire de recourir à d’autres moyens. Il est souhaitable que la fraude et l’optimisation fiscales suscitent davantage de réprobation, là où elles sont considérées comme normales, ou même comme l’expression d’une habileté particulière. Aussi bien, il importe de changer le regard sur ces pratiques en rappelant l’essence de l’impôt et sa légitimité. Il est nécessaire d’accroître l’exigence d’information publique correspondante pour les personnes morales. C’est pourquoi il est proposé, par exemple, d’imposer aux entreprises multinationales de publier les effectifs employés, chiffres d’affaires, bénéfices et impôts payés dans chacun des pays où elles opèrent. Il en va de même concernant les conditions sociales et l’impact environnemental de leurs activités9. Les consommateurs et les investisseurs ainsi informés, et en premier lieu les chrétiens, pourront alors en tirer les conséquences. Ils détiennent un réel pouvoir politique, il leur appartient de l’exercer (CV 66). Enfin, il importe de veiller à ce que l’impôt, dans son prélèvement comme dans son usage, exprime bien cette recherche de bien commun. À cet égard, la responsabilité des électeurs mérite aussi d’être rappelée.

1  « On voit se développer la conviction d'une interdépendance radicale et, par conséquent, la nécessité d'une solidarité qui l'assume et la traduise sur le plan moral. Aujourd'hui, plus peut-être que par le passé, les hommes se rendent compte qu'ils sont liés par un destin commun qu'il faut construire ensemble » (Sollicitudo rei socialis 26).

2  Jean Paul II, « Homélie du 27/1/1979 à Notre Dame de Guadalupe pour l’inauguration de la 3e conférence du Celam », La Documentation catholique, 18/2/1979, N° 1758, p.158. Voir aussi Sollicitudo rei socialis 42 ou Centesimus annus 11.57.

3  « L’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines » (CA 48).

4  « Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l'impôt, l'impôt; à qui les taxes, les taxes » (Rm 13,7).

5  M. Lauré proposait que la taxe à l’importation sur les produits provenant de pays dont la compétitivité est liée à la faiblesse de leurs systèmes sociaux leur soit reversée pour financer le développement de tels systèmes.

6  Les sociétés concernées ne se limitent pas au « Gafam » (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), dont les médias parlent abondamment.

7  Notamment ce qu’on appelle le « Double Irish with a Dutch Sandwich » : les bénéfices circulent à travers une filiale en Hollande et deux filiales en Irlande dont aucune ne paie d’impôts. L’une facture les prestations en Europe, sans faire de bénéfice en Irlande, parce qu’elle paie à la seconde une redevance sur les brevets en passant par la Hollande ; l’autre n’en paie pas non plus parce qu’elle est détenue et contrôlée par une société étrangère, pour Apple aux Iles Vierges britanniques, où tous les bénéfices se retrouvent sans être imposés.

8  Cf. Michael Stothard, “Apple avoids potential $9bn tax bill”, Financial Times, 1/5/2013.
http://www.ft.com/intl/cms/s/0/2ac24238-b25c-11e2-8540-00144feabdc0.html#axzz2gjWqDFug

9  Les sociétés mettent à profit les dispositions sociales ou environnementales avantageuses de certains pays pour y localiser leur production. Les drames survenus chez Foxconn ou au Rana Plazza montrent que les profits correspondants sont liés à des coûts sociaux dont peu de consommateurs accepteraient de porter la responsabilité.