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17 juin 2019

Commerce des armes

Christian Mellon, Jésuite, Ceras, ancien secrétaire de la Commission Justice et Paix France

Commerce des armes

A l’heure du débat sur les ventes d’armes de la France à l’Arabie Saoudite, ce document retrace la position de l’Eglise sur le commerce des armes... un commerce qui « pose un problème éthique particulier » et ne saurait être traité avec les mêmes outils de discernement moral que n’importe quel autre commerce.

 

Peu de documents du magistère catholique traitent en détail du commerce des armes. Mais on peut relever, dans maints discours des papes (tout récemment encore le pape François devant le Congrès des Etats-Unis) quelques phrases déplorant l’ampleur de ce commerce, l’accusant d’alimenter des conflits meurtriers et de détourner d’importantes ressources qui seraient plus utilement consacrées à la santé ou à l’éducation. Ces dénonciations concernent souvent les dépenses militaires en général, mais elles portent parfois plus spécifiquement sur le commerce des armes ; c’est notamment le cas de Jean-Paul II, dans son encyclique de 1986 sur la solidarité :

«  Si la production des armes est un grave désordre qui règne dans le monde actuel face aux vrais besoins des hommes et à l’emploi des moyens aptes à les satisfaire, il n’en est pas autrement pour le commerce de ces armes. Et il faut ajouter qu’à propos de ce dernier le jugement moral est encore plus sévère. Il s’agit, on le sait, d’un commerce sans frontière, capable de franchir même les barrières des blocs (…) Nous nous trouvons devant un phénomène étrange : tandis que les aides économiques et les plans de développement se heurtent à l’obstacle de barrières idéologiques insurmontables et de barrières de tarifs et de marché, les armes de quelque provenance que ce soit circulent avec une liberté quasi absolue dans les différentes parties du monde. Et personne n’ignore (…) qu’en certains cas les capitaux prêtés par le monde développé ont servi à l’achat d’armements dans le monde non développé » (Sollicitudo rei socialis, SRS 24).

Faut-il dire que toutes les ventes d’armes sont immorales ? N’y en a-t-il pas qui peuvent se justifier ? Voilà une question qui devrait intéresser, au-delà des personnes professionnellement impliquées dans l’exportation d’armements, tous les citoyens des pays exportateurs d’armes.

Un  important document propose, sur cette question, une réflexion approfondie et éthiquement argumentée ; il s’agit d’un texte publié en juin 1994 par le Conseil pontifical Justice et Paix, présidé alors par le Cardinal Etchegaray, intitulé «Le commerce international des armements, une réflexion éthique ».  Comme c’est le seul document émanant du Vatican qui traite à fond de cette question, on le présentera longuement ici, bien qu’il soit déjà ancien. Malgré les importantes évolutions techniques et économiques survenues dans ce domaine, sa manière d’aborder la question et de proposer des critères de discernement reste totalement pertinente. Adressé en priorité à ceux qui exercent des responsabilités politiques ou commerciales dans ces transferts, il intéresse tout citoyen désirant se faire une opinion sur une activité qui est soumise (ou devrait toujours l’être) au contrôle du pouvoir politique.

Notons d’abord que le texte préfère l’expression "transferts d'armements" à celle, plus habituelle, de "commerce des armes", car elle couvre aussi les fournitures gratuites.

Récusant une présentation en termes de "tout ou rien" (les transferts d’armements seraient toujours immoraux, ou soustraits à tout questionnement éthique), il propose un discernement cas par cas : quels transferts sont légitimes ? Lesquels ne le sont pas ? Les décideurs ne sont donc pas d’emblée culpabilisés, mais invités à prendre en compte des critères précis pour discerner, à leur lumière, entre des transferts justifiables et des transferts injustifiables.  Ce document évite ainsi le double piège du moralisme - qui assène des principes sans analyser le dossier ni tenir compte des conséquences prévisibles des options en présence - et des généralités bénisseuses - invitant les acteurs à purifier leurs intentions sans rien modifier de leurs pratiques.

Où est le problème ?

Le texte commence par rappeler que le commerce des armes pose un problème éthique spécifique. Certains le nient : le commerce des voitures ou des céréales ne peut-il pas, lui aussi, faire l’objet de questionnements éthiques ? Noyer la spécificité du problème posé par les transferts d'armements dans l'ensemble des questions posées par toute activité commerciale serait oublier que toute activité liée aux armes - fabrication, commerce, emploi éventuel, etc. - pose un problème éthique particulier, en raison du "rapport étroit et indissociable entre les armes et la violence". Vendre des armes sera toujours plus problématique que vendre des voitures : on peut certes se tuer en voiture, mais le lien entre la voiture et la mort n'est pas intrinsèque comme celui qui existe entre les armes et la mort. Toute éthique fondée sur le respect de la vie humaine se doit donc de réserver une place spéciale à la réflexion sur les armes.

Une éthique de responsabilité

La notion de « responsabilité » est au cœur de l’argumentation : "Aucun État exportateur d'armes ne peut renoncer à sa responsabilité devant les éventuels effets négatifs de ce commerce". Est ainsi contredite l’opinion assez répandue selon laquelle les décisions, en cette matière, ne sauraient être inspirées par d'autres considérations que celles de l'intérêt du vendeur. Quelle éthique est possible quand on estime que l’intérêt du décideur est le critère ultime de ses décisions ? L’entrée dans une vraie démarche éthique suppose que j’accepte d’avance qu’il faudra refuser des options que je juge bonnes pour moi si leurs effets sont nuisibles pour d'autres ou portent atteint à des valeurs dont le respect s'impose à tous. Nous sommes ainsi situés d'emblée dans une éthique de responsabilité, qui prend en considération l'ensemble des conséquences prévisibles des choix faits. Nul ne peut vendre des armes uniquement parce qu'il y trouve un intérêt, même s'il s'agit d'un intérêt respectable, comme le maintien de l'emploi dans son industrie d'armement. On doit s'interroger, à propos de chaque livraison, sur ses conséquences concrètes dans la région où arriveront ces armes : quels effets sur le bien commun des populations de l’État acheteur, sur la paix civique, sur la paix régionale, sur la pauvreté des populations, sur le respect des droits humains, sur le renforcement ou l'affaiblissement de la démocratie, etc.

Légitime défense, unique justification

Derrière l'interrogation éthique sur le commerce des armes, on retrouve une question plus large, traitée longuement dans un autre article du présent site (https://www.doctrine-sociale-catholique.fr/quelques-themes/76-guerre) : quelles conditions sont mises par l’Église pour admettre la légitimité d’un recours à des moyens dont l'efficacité repose sur le fait qu'ils  donnent (ou promettent) la mort ? Les critères énumérés dans cet article sont ceux qui structurent la réflexion éthique menée dans le document de Justice et Paix. Ainsi rappelle-t-il, citant le Concile Vatican II et le catéchisme universel, que le recours à certaines formes de violence armée est un droit, et même un devoir, en cas de légitime défense : "Dans un monde où subsistent le mal et le péché, existe le droit à la légitime défense par des moyens armés. Ce droit peut devenir un devoir grave pour celui qui est responsable de la vie d'autrui, du bien commun de la famille ou de la cité".

La reconnaissance d'un tel droit détermine deux conséquences :

- Tout État qui s'estime menacé a le droit d'entretenir des forces armées proportionnées à l'évaluation de la menace pesant sur sa vie, son indépendance, sa liberté. S'il n'a pas d'industrie d'armement propre, il a donc le droit de se procurer ailleurs les matériels militaires nécessaires. Le commerce des armes n'est donc pas, en soi, immoral.

- La « légitime défense » est le seul et unique fondement moral de ce droit de s'équiper en armements. Toute autre motivation est éthiquement irrecevable.

Le principe de suffisance

Tirant les conclusions de ces deux affirmations, le document définit ce qu'il appelle le "principe de la suffisance": "Chaque État doit pouvoir justifier toute possession ou acquisition d'armes au nom du principe de la suffisance, aux termes duquel un État peut posséder uniquement les armes nécessaires pour assurer sa légitime défense".  On trouvait déjà l’expression "suffisance défensive" dans un message sur les ventes d'armes publié en décembre 1991 par le Conseil des Églises chrétiennes en France, qui invitait à "transformer l'idéal de la 'suffisance défensive' en un concept opératoire, quantifiable et vérifiable" (La documentation catholique, 5 janvier 1992, pp 30-31).

Le respect de ce principe s'impose à l'État vendeur : il ne peut abriter sa responsabilité derrière la loi de l'offre et de la demande : "Tout État exportateur d'armes est donc légitimement habilité - et parfois obligé - à refuser à un autre État les armes qui lui semblent dépasser les limites imposées par ce principe".

Certes, il n'est pas toujours facile d'évaluer le niveau d'armement "suffisant" pour faire face à la menace pesant sur un pays à court terme. La difficulté s'accroît si l'on prend en compte les menaces qui pourraient surgir à moyen et long termes. Aussi le document ne prétend-il pas que la référence au "principe de suffisance" permette d'établir, avec une certitude de type scientifique, si telle ou telle livraison d'armes est moralement licite ou non : la référence aux principes éthiques ne dispense jamais des analyses de situation, lesquelles peuvent être le lieu de divergences. En toute bonne foi, certains ont tendance à majorer les menaces, d'autres à les sous-estimer. Un tel pluralisme dans les évaluations des perspectives géopolitiques n’a en soi rien d’illégitime, mais il ne faudrait pas en venir, au nom de ce pluralisme, à exténuer la force du principe de suffisance. La difficulté à évaluer avec précision le niveau de "suffisance défensive" de tel ou tel pays client ne saurait servir de prétexte pour l'ignorer dans les cas, tout de même assez nombreux, où son application est évidente : quand les dirigeants d'un pays ont montré, par leur comportement, qu'ils cherchent à acquérir des armes non pour défendre des frontières menacées mais pour réprimer leur propre peuple ou dominer leurs voisins, quand l'environnement géopolitique est tel qu'aucune menace d'agression n'est à redouter, etc...

Quelques cas particuliers

Soulignant qu'il existe dans de nombreux pays un "rapport entre le transfert des armes et la violation des droits de l'homme", le document prend fermement position contre les livraisons d'armes aux régimes autoritaires, "qui se maintiennent au pouvoir grâce à des forces de police ou de sécurité internes fort bien équipées en armes".

S'agissant des livraisons à des États en guerre, il rappelle qu'il y a alors "présomption morale contre la fourniture d'armes", car toute livraison supplémentaire risque de prolonger le conflit. Mais il ne traite pas vraiment des situations difficiles, comme celle que la guerre en Bosnie a illustrée dramatiquement : au nom même du principe de la "suffisance défensive", ne faut-il pas fournir des armes à un peuple qui doit se défendre contre un agresseur ? La question appelle une réflexion nuancée, non seulement parce que le risque de prolonger inutilement les souffrances de ce peuple est réel, mais parce que l'Histoire nous montre bien des cas de retournements rapides de situations militaires : des armes livrées pour une "défense légitime" peuvent, si la fortune des armes se renverse, servir à l'agressé pour mener à son tour une agression non moins "injuste"...

Le Conseil pontifical remet aussi en cause une idée chère à bien des responsables politiques : seuls les États auraient le droit de recevoir des armes. Certes, le texte souligne la nécessité d' "interrompre le flux d'armes destinées à des groupes terroristes ou criminels", mais il admet - en se référant à une formule de Paul VI dans Populorum Progressio (PP 31) - que dans les conflits qui opposent des "groupes non étatiques" à des États, "un régime au pouvoir peut être dans son tort". La fourniture d'armes à des groupes insurgés peut donc être parfois légitime : qui dirait aujourd'hui qu'il était immoral d'armer les résistants afghans dans leur lutte contre l’envahisseur soviétique dans les années 80 ? Justice et Paix met toutefois en garde contre le risque de dérive de ces "luttes légitimes" vers le terrorisme : "Devant toute décision de fournir des armes à un groupe qui s'oppose à un tel régime, il faut savoir distinguer entre une lutte légitime dans ses buts et ses moyens et le terrorisme pur et simple".

A noter enfin une condamnation très ferme des fabrications et livraisons de certains types d'armes, notamment les mines anti-personnel, "qui infligent aux populations civiles des dommages inacceptables longtemps encore après la cessation des hostilités".

Conséquences économiques

Naturellement, un pays qui accepterait de soumettre chacun de ses contrats d'exportation à de tels critères verrait une notable réduction de l'activité de ses usines d'armements. Aussi le document invite-t-il les États exportateurs à "planifier la conversion, la diversification et la restructuration de l'industrie militaire". Il n’ignore pas qu’un tel redéploiement est exigeant, mais il souligne que ces difficultés "ne peuvent pas légitimer le maintien d'une industrie d'armement simplement au nom des risques liés aux ajustements ou en vue de la sauvegarde de l'emploi". Et il refuse toute justification morale à "l'argument souvent invoqué - à savoir que si un État refuse de fournir des armes, un autre le fera à sa place".

Des conclusions sans force ?

La publication de ce document n'est pas passée inaperçue dans les milieux militaires. En raison de son inscription dans une "éthique de responsabilité", il a pu être reçu favorablement, commenté et discuté (par exemple dans le numéro d’août 1995 de la revue L’armement, organe de le DGA – délégation générale pour l’armement). Dans la préface à l'édition française, Mgr Michel Dubost, alors évêque aux armées, en recommande la lecture. Mais cet accueil favorable a-t-il modifié les pratiques ? On peut en douter. Peu après cette publication, la commission française Justice et Paix publiait une étude, réalisée à sa demande par un institut spécialisé, visant à examiner si les ventes d'armes de la France avaient répondu ou non aux critères dégagés par le Conseil pontifical. Répertoriant tous les contrats passés depuis la guerre du Golfe de 1991, l’étude en dressait un bilan accablant : les critères éthiques n'entraient que très exceptionnellement, quoi qu'en disent les responsables, dans la décision de livrer tel ou tel type d'armes à tel ou tel pays.

23 ans après la publication du document pontifical, les transferts d’armements n’ont été ni « moralisés », ni même « politisés » : le contrôle de tels transferts, réel au niveau de l’exécutif, est pratiquement inexistant au niveau parlementaire. C’est le cas en France (comme l’illustre dramatiquement la poursuive des ventes d’armes françaises à l’Arabie saoudite, en dépit de la guerre au Yémen), comme dans les autres pays exportateurs, notamment le principal d’entre eux, les Etats-Unis. L’épiscopat de ce pays a publié en 1995 une déclaration condamnant sévèrement les pratiques de leur pays en ce domaine.

Quant à la diplomatie vaticane, elle a eu plusieurs occasions de promouvoir les positions exprimées dans le document de Justice et Paix, notamment en soutenant activement le « Traité sur le commerce des armes », adopté par l’Assemblée générale de l’ONU en 2013, entré en vigueur le 24 décembre 2014, qui vise notamment à interdire la livraison d’armes susceptibles de servir à commettre des crimes contre l’humanité ou d’autres atteintes graves aux droits humains.