L’histoire des rapports de la pensée sociale catholique aux pratiques financières est discontinue. Si l’époque médiévale est marquée par un principe de prohibition de l’usure qui peine à contenir les pratiques commerciales des marchands, cela n’interdit pas la naissance d’une pensée positive sur l’argent émanant des franciscains (13ème S.), puis des jésuites (17ème S.). Après l’encyclique Vix pervenit (1745) qui rappelle le caractère peccamineux de l’usure vient une longue période de silence, peu troublée par l’élaboration d’une doctrine sociale structurée à partir de Rerum novarum (1891). Ce silence contraste avec le développement fulgurant de la sphère financière au cours du 20ème siècle. C’est dire que le document Oeconomicae et pecuniariae quaestiones (OPQ par la suite) publié en 2018 par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en collaboration avec le Dicastère pour le Service du Développement Intégral s’avérait nécessaire. La présente note retrace à grands traits cette histoire, analyse l’insertion de ce texte dans la pensée sociale catholique, et en évalue quelques propositions.
Pendant plusieurs siècles, la finance s’est réduite aux opérations de crédit. Chez les Hébreux, le prêt à intérêt était pratiqué. Pourtant, la Bible le condamne fortement et à plusieurs reprises[1] : le Deutéronome fait état d’une conception clanique de l’intérêt (Dt 23, 19-20) ; L’Exode et le Lévitique, pour leur part, ciblent le cas du prêt fait aux pauvres, demandant aux créanciers de ne pas exploiter une relation de supériorité pour exiger de débiteurs indigents des intérêts (Ex 22,24 ; Lv 25,35-37). De leur côté, les grecs et les romains pratiquaient le prêt à intérêt et les pratiques s’affranchissaient des prescriptions des philosophes qui prohibaient l’usure.
Aux premiers temps du Christianisme, alors que les Évangiles rappellent l’idéal du don sans contrepartie (Mt 5,42 et Lc 6,35) sans invalider l’intérêt (Mt 25, 14-30), on voit des pratiques usuraires se généraliser, encadrées par des lois ou des traités (Bréviaire d’Alaric) que valideront les conciles du 4ème siècle. La condamnation de l’usure[2] est nettement plus sévère chez les Pères de l’Église (Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze), lesquels reprennent la thèse de la stérilité de la monnaie d’Aristote pour prohiber l’usure dans le souci constant de protéger les débiteurs pauvres de la rapacité de leurs créanciers. Quant à Thomas d’Aquin[3], il confirmera finalement la position d’Aristote à partir d’une analyse économique et juridique fine du contrat de prêt à la consommation (mutuum).
Les marchands et les financiers médiévaux ont pour autant complété cette analyse en recherchant les titres extrinsèques de nature économique qui justifieraient un intérêt. Ainsi, le risque sur le principal (periculum sortis), le risque entourant l’issue de l’opération (ratio incertitudinis), et le coût d’opportunité pour le prêteur (lucrum cessans) ont progressivement permis de justifier une prime de risque liée à l’opération de prêt.
Au 13ème siècle, à la suite de François d’Assise qui pratique et pense la pauvreté, la prédication franciscaine se focalise contre l’usure, valorise la pauvreté volontaire des Frères, et rejette l’argent et son contact dans la sphère des marchands, source et lieu de production de richesses. A la fin du siècle, Pierre de Jean Olivi théorise la juxtaposition d’un ordre franciscain volontairement pauvre et d’un marché où la monnaie, secondaire par rapport au don, reste une convention utile pour fixer une valeur marchande des biens qui demeure subordonnée à leur valeur d’usage. Les marchands sont les experts de la valeur marchande des biens et ont pour fonction de faire circuler la monnaie sans la thésauriser de façon à produire des richesses qui accroîtront le bien commun. Cette conceptualisation d’une économie chrétienne sera reprise et affinée par Bernardin de Sienne : il en trace les contours en insistant sur ce qui la distingue des économies étrangères au christianisme. L’intentionnalité des opérateurs économiques, en particulier la distinction entre le souhait de maximiser une richesse privée ou celui de contribuer au bien commun, lui semble essentielle pour dessiner une ligne de partage.
Alors que durant la Réforme, Jean Calvin se dissocie pour partie des conceptions aristotélicienne et scolastique selon lesquelles l’argent n’est pas productif tout en restant attentif au sort des pauvres, les jésuites du début du 17ème siècle développent une pensée originale sur la finance. A l’époque de Léonard Lessius (1554-1623), les bourses sont florissantes et les marchands y cotent différents contrats. Considérant que les créances sont des biens auxquels sont attachées des promesses de flux financiers futurs, Lessius justifie une cotation en dessous du pair, en maniant avant Keynes l’argument de la préférence pour la liquidité. De facto, il définit ainsi les conditions permettant de valider l’intérêt. Au-delà, il souligne les vertus de la libre-concurrence sur les marchés, lesquels permettent d’établir des prix informatifs pour l’ensemble de la société et contribuent ainsi au bien commun[4].
En 1745, le pape Benoît XIV signe l’encyclique Vix pervenit sous-titrée « Sur l’usure et autres profits malhonnêtes »[5]. Dans cette courte lettre, il interdit à la ville de Vérone d’emprunter à 4% et réaffirme le caractère peccamineux du prêt à intérêt. C’est là le seul texte pontifical exclusivement consacré à la finance. Il ouvre une période longue mais silencieuse sur le sujet. Durant près de trois siècles, marqués par de profonds bouleversements - révolutions industrielles, développement du commerce international, avènement du marxisme, développement de la sphère financière avec son lot de crises, etc –, et alors même que le pape Léon XIII ouvrait avec Rerum novarum une période féconde en matière de théologie morale, la doctrine sociale de l’Église catholique sera restée quasiment[6] muette sur la finance (Calvez,1999[7]). C’est dire combien une parole comme le document OPQ publié en 1998 par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en collaboration avec le Dicastère pour le Service du Développement Intégral était nécessaire.
Les principes structurant la pensée sociale de l’Église catholique que sont la dignité de la personne, le bien commun, et la justice sont abondamment cités par OPQ (respectivement 25, 11 et 11 citations). Le constat n’est pas surprenant. Le rapport de chaque citoyen à la sphère financière fait partie, en même temps qu’il les modèle, des « conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée[8] ». Que le principe de justice soit mobilisé n’est guère plus surprenant. La justice commande de donner à Dieu ce qui Lui est dû. Considérant d’une part la difficulté d’assurer dans les innombrables transactions financières la justice commutative du fait des positions asymétriques des contractants, et d’autre part l’absence de tout caractère redistributif lié au fonctionnement des marchés, il était naturel que cette vertu cardinale soit mobilisée par OPQ. Enfin, la dignité de la personne est un principe surplombant qui ne pouvait être oublié. Donnée par Dieu à qui se découvre aimé de Lui, la dignité de la personne invite à ne pas se contenter de soi et à rencontrer l’autre et le Tout Autre dans un tissu de relations authentiques dont la sphère financière ne peut se prévaloir.
Plus surprenant, en revanche, est le faible référencement de trois principes importants. La destination universelle des biens n’est citée qu’une seule fois (OPQ 10 et 11) pour rappeler que le profit ne peut être une « référence totalisante de l’action économique ». N'y a-t-il pas matière à interroger plus sérieusement un capitalisme financier qui fonctionne sur le ressort de grandes entreprises managériales gouvernées en fonction d’un principe de maximisation de la valeur actionnariale ? De même, la subsidiarité est peu rappelée dans OPQ (OPQ 12 et 34). Quant à l’option préférentielle pour les pauvres, elle n’est citée qu’une seule fois, en tant que condition absolue à la légitimité du profit. Mais cette surprenante absence se comprend mieux si on rappelle qu’en préambule les rédacteurs déclarent s’adresser en priorité aux acteurs de la finance (OPQ 1). Un élargissement du cadre d’analyse de OPQ, incluant par exemple une réflexion sur les modèles économiques alternatifs au capitalisme financier et au marxisme, aurait plus naturellement débouché sur une prise en compte de la question des inégalités et de la pauvreté.
Le Cardinal Ratzinger fut pendant vingt-trois ans le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, avant d’être élu au trône de Pierre. Certes, OPQ est signé en première main par le Cardinal Ladaria qui lui a succédé à la tête de la Congrégation. Mais publié sous le pontificat de François qui l’a validé, on peut imaginer que ce texte puise à la fois dans la pensée de l’actuel pontife et dans celle de son prédécesseur. On relève cette double influence aux niveaux de l’anthropologie théologique sous-jacente à OPQ, et de la portée de la critique adressée à la finance.
Benoît XVI et le pape François s’accordent à considérer que toute crise sociale a désormais une racine anthropologique (CV 75 et EG 55). Pour Benoît XVI, l’être humain a oublié qu’il est créé, comme la nature, qu’il est don de Dieu et que ce don l’oblige, en même temps qu’il l’ouvre à la transcendance. C’est dans la relation, dont la plus parfaite expression réside en la sainte Trinité (CV 54), que la personne trouve son épanouissement. A cet égard, le marché, en tant qu’institution économique, n’est pas vilipendé. Il est le lieu où une catégorie particulière de relations se nouent, sous forme de contrats. Ces contrats doivent respecter les principes de la justice commutative (CV 35), ce qui invite à porter attention au respect de conditions équitables dans la contractualisation.
Pour sa part, le pape François situe dans la globalisation du « paradigme technocratique » (LS 106-114) l’origine d’une déviation anthropologique qu’il dénonce par ailleurs (EG 55). L’être humain tend à sacraliser une technoscience qui met le sujet à distance des objets et de la nature, l’un et l’autre considérés comme des ressources utilisables. Le sujet domine l’objet, et une culture du déchet se développe qui atteint jusqu’à l’homme. « Il n’y a donc pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule crise socio-environnementale » (LS 139). Dès lors, le pape peut dénoncer « l’économie qui tue » (EG 53) et une « conception magique du marché » (LS 190).
Comment situer OPQ entre deux conceptions certes voisines mais au positionnement différent ? L’anthropologie sous-jacente à OPQ est clairement relationnelle ; c’est même le thème central de la première partie du texte « Considérations élémentaires de base ». L’insistance sur la dimension relationnelle de la personne (OPQ 9), sur la logique du don, font donc naturellement penser à Caritas in veritate. En revanche, la seconde partie intitulée « Des précisions dans le contexte actuel » invite à rééquilibrer ce point de vue initial. La précision des critiques adressées à la finance, à ses produits, à ses techniques, la contestation d’un libéralisme qui subordonne l’homme à la technologie financière fait plus naturellement penser à la charge du pape François contre la « globalisation du paradigme technologique » (LS 106-114). Finalement, sur le plan de l’anthropologie, OPQ s’inscrit dans la continuité des deux encycliques Caritas in veritate et Laudato si.
Cependant, en nous plaçant au plan de la portée et de la nature de la critique adressée à la finance, OPQ nous semble ici plus proche de la pensée de Benoît XVI que de celle de son successeur. Le pape François a un positionnement davantage antisystème que son prédécesseur : selon le pape François, les défaillances du modèle capitaliste seraient structurelles (LS 52), sa rationalité discutable (LS 127) ; la spéculation financière procéderait d’idéologies (EG 56), les marchés financiers seraient divinisés (EG 56) et l’argent gouvernerait au lieu de servir (EG 58). Dernièrement, le pape François ajoutait que le marché ne résout pas tout et qu’il procède d’une pensée néo-libérale pauvre (FT 168). C’est donc à la critique d’un système qu’il se livre. A l’inverse, le pape émérite a des propos presque bienveillants sur le marché en tant qu’institution : « lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque, le marché est l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer » (CV 35). La même bienveillance est exprimée à propos de la finance : « l’économie et la finance, en tant qu’instruments, peuvent être mal utilisés… Ainsi peut-on arriver à transformer des instruments bons en eux-mêmes en instruments nuisibles » (CV 36). Dans son encyclique sociale, le pape Benoît XVI a davantage stigmatisé des comportements déviants qu’il n’a contesté le système financier. Et c’est une perspective proche qui est adoptée par les rédacteurs de OPQ. Nous en voulons pour preuve l’analyse qui est faite par Grégoire Catta et Jean-Claude Lavigne (2019) dans leur présentation générale de OPQ[9]. Ces derniers proposent de rattacher le texte à l’ordo-libéralisme allemand. Ce courant, né en Allemagne entre les deux guerres, assigne à l’État la mission de préserver les règles du marché en veillant à ce que soient garanties les conditions d’une libre concurrence entre agents économiques. Cette attribution à l’ordo-libéralisme allemand nous semble pertinente à en juger par le nombre d’occurrences du mot liberté dans OPQ (14 occurrences). Dieu a semé le bien dans toute la création, ce qui « constitue une invitation permanente au déploiement de la liberté humaine » (OPQ 4). OPQ propose ainsi une régulation du système financier inspirée des principes de la pensée sociale catholique, sans pour autant contester le capitalisme financier en tant que système.
Sans prétendre nous livrer à une évaluation exhaustive des apports de OPQ sous le double prisme de la théologie morale et de l’économie, il est néanmoins possible de recenser des avancées majeures, des propositions qui font débat, et des oublis étonnants. Pour chacun de ces trois points, nous choisissons de centrer le propos sur un nombre limité de propositions faites dans OPQ.
Au plan des avancées majeures, on relèvera avec intérêt que le cadre anthropologique relationnel se traduit par une demande insistante de privilégier une finance relationnelle plus que transactionnelle. OPQ rappelle l’intérêt social du crédit : « comment ne pas penser à la fonction sociale irremplaçable du crédit » (OPQ 16) ? Le mot ‘crédit’ vient du latin credere qui signifie faire confiance. C’est là un point notable qui exprime qu’à sa racine le crédit traduit une confiance en l’autre et exprime une anthropologie relationnelle compatible avec l’enseignement social de l’Église catholique et proche de celle explicitée par Benoît XVI : « Sans confiance et sans amour du vrai, il n’y a pas de conscience ni de responsabilité sociale, et l’agir social devient la proie d’intérêts privés et de logiques de pouvoir, qui ont pour effets d’entrainer la désagrégation de la société » (CV 5). Il est donc bien que des institutions financières existent pour faciliter la mise en relations entre prêteurs et emprunteurs. A cet égard, le microcrédit et la finance solidaire traduisent un degré élevé de confiance du créancier, puisque le débiteur est pauvre, et le risque de signature majeur. C’est une réalité à encourager (OPQ 16). Ceci étant posé, tous les modèles bancaires se valent-ils ? Ou certains sont-ils mieux à même de faire naître la confiance, voire de fonder, au moins pour partie, la décision de crédit sur la confiance quitte à objectiver celle-ci ? Depuis la crise de 2008, les banques semblent redécouvrir les vertus de la relation et d’un modèle relationnel qui historiquement fut prééminent, et dont les plus fidèles et derniers représentants sont aujourd’hui les banques coopératives et mutualistes, quand elles n’ont pas oublié leurs racines.
OPQ contribue à la réflexion sur les conditions de possibilité de la justice sociale. On ne trouve cependant pas l’adjectif ‘commutative’ associé au mot ‘justice’ dans OPQ. Le mot ‘(in)égalité’ y est d’ailleurs assez souvent préféré à celui de ‘justice’. La question de l’équivalence des valeurs dans l’échange financier et les conditions de ce qu’on appelle la justice commutative sont pourtant analysées par OPQ à plusieurs niveaux. Ainsi, OPQ souligne que « la commercialisation de certains instruments financiers, légitimes en soi, mais, dans une situation d’inégalité, en profitant de l’ignorance ou de la faiblesse contractuelle d’une des parties, constitue en soi une violation de la rectitude relationnelle et représente alors une atteinte grave au plan éthique » (OPQ 14). La justice est absente des échanges financiers quand un des contractants est en situation d’ignorance ou de faiblesse. Les rédacteurs lient à juste titre l’inégalité dans l’échange à la complexité des produits financiers. Les gains tirés d’un échange inégal sont alors moralement inacceptables (OPQ 17). Comment dès lors rétablir les conditions de la justice commutative ?
Le souhait d’une instance d’homologation des produits financiers (OPQ 19) est dès lors une proposition pertinente. Les produits financiers inutilement complexes plaçant un des contractants dans une situation d’inégalité ne seront alors pas autorisés. Mais on peut aller plus loin, ce qui est d’ailleurs suggéré, et réclamer une « régulation publique et l’évaluation super partes du fonctionnement des agences de notation » (OPQ 25). Celles-ci sont une institution essentielle dans le paysage financier. Elles ont pour fonction de réduire les asymétries d’information entre agents économiques contractant sur les marchés financiers. Ce faisant, elles devraient créer les conditions d’une contractualisation équitable dans l’échange, et être un facteur de confiance. Il est donc juste de réguler ces agences privées qui produisent un bien public, de façon à ce que de surcroît elles ne créent pas de phénomènes accélérateurs de paniques.
Si nous sommes en accord avec OPQ sur la nécessité de revenir à une finance plus simple, sans que la sacralisation de la technologie ne débouche sur une inutile complexité, et que nous reconnaissons le principe d’une régulation intégrant une autorité de validation des produits financiers, nous devons aussi souligner que, symétriquement, toute régulation induit des stratégies de réponse des acteurs qui peuvent avoir des effets contreproductifs. Un exemple connu est la réaction des banques à l’imposition de coefficients de fonds propres dans le cadre de la réglementation de Bâle, destinée à conforter la solvabilité des banques. Cette règle est d’ailleurs explicitement évoquée (OPQ, 24). Elle veut que les banques présentent au passif de leur bilan des niveaux de fonds propres en rapport avec les risques pris à l’actif. Or, dès que les banques furent soumises à cette règle, elles s’empressèrent de titriser leurs actifs les plus consommateurs de fonds propres, ce qui dissémina les risques sur les marchés financiers sans possibilité de localiser les risques. Ainsi est né ce qu’on appelle désormais le « shadow banking », qui reprend l’ensemble des opérations et institutions financières qui existent en dehors du périmètre de la régulation et qui font courir à la sphère financière dans son ensemble un risque de système notable du fait des interrelations entre ce qui est régulé et ce qui ne l’est pas. Aussi bien peut-on ici comprendre, mais OPQ l’ignore dans son analyse du shadow banking (OPQ 29), que le shadow banking se nourrit de la réponse des institutions financières à la régulation. En d’autres termes, mieux vaut réguler moins, mais mieux : c’est ainsi qu’on limitera le shadow banking. Dans cette perspective, restaurer les conditions de la faillite des institutions financières, en limitant la concentration bancaire par exemple, eût été une proposition responsabilisante qui aurait pu être faite.
Le principe de subsidiarité, on l’a dit, est peu mentionné dans OPQ. Il est vrai que la question n’est pas simple quand il s’agit de contrôler les risques financiers dans une économie mondialisée. Il est pourtant possible de conjuguer subsidiarité et régulation. Il suffit de se rappeler que la gouvernance des institutions financières (firmes, banques etc.) a pour fonction première de limiter l’espace discrétionnaire au sein duquel les dirigeants prennent leur décision. La subsidiarité voudrait que la régulation internationale centre son attention et ses actions correctives sur la qualité de la gouvernance des institutions : celle-ci peut d’ailleurs être appréciée au regard de leur performance dans la maîtrise des risques - tel est l’objectif unique assigné à la régulation aujourd’hui mais qui pourrait être étendu à un impératif de justice sociale dans la perspective du lien solidarité-subsidiarité. En d’autres termes, la régulation doit compléter et non se substituer à la gouvernance des institutions financières dans le contrôle des risques financiers et le respect du bien commun.
Le mot ‘écologie’ n’est jamais utilisé par les rédacteurs de OPQ. Comment comprendre cette absence alors que l’encyclique Laudato si est consacrée à une écologie intégrale en dialogue avec les dimensions économiques, sociales et culturelles de la société ? la finance a pourtant des propositions à faire valoir. Vingt-sept lauréats du prix Nobel d’économie proposent[10] une voie reposant sur une fiscalité doublement incitative : i) l’instauration d’un prix universel du carbone dans un climate club de pays volontaires, modifiant les prix relatifs et aboutissant à ce que chaque agent économique internalise le coût des dommages faits à l’environnement de façon à rétablir la convergence des intérêts individuels avec l’intérêt général ; ii) des taxes douanières aux frontières de ce climate club incitant tous les pays à rejoindre les pays volontaires.
En 1999, le Père Calvez[11] avait raison de pointer la finance comme une question négligée par la doctrine sociale de l’Église. Vingt ans après, OPQ représente une avancée importante qui comble ce manque et doit aider les décideurs financiers et les régulateurs à corriger les dysfonctionnements de l’industrie financière. Mais entre-temps, d’autres défis sont apparus qui interpellent les chrétiens, notamment la question écologique et l’exigence de fraternité entre les peuples. Ces questions interrogent elles aussi la finance, appelant déjà un approfondissement de la doctrine sociale de l’Église catholique sur ce sujet.
[1] https://justice-paix.cef.fr/economie-et-finance/newsletter-finances-et-ethique-argent-ce-que-dit-la-bible/
[2] Définie initialement comme la pratique visant à exiger un remboursement plus élevé que le prêt initial. Aujourd’hui, elle est synonyme d’un taux d’intérêt excessif, au regard des normes légales ou sociales admises.
[3] Thomas d’Aquin, Summa theologica, IIa, IIae, q78.
[4] Decock, Wim, 2019. Le marché du mérite. Penser le droit et l’économie avec Léonard Lessius. Zones Sensibles, Pactum Serva.
[5] Le lecteur intéressé consultera avec profit : Lavigne, Jean-Claude, 2005. Interdit ou toléré ? Le prêt à intérêt après Vix pervenit (1745). Finance et Bien commun, n°21. https://www.cairn.info/revue-finance-et-bien-commun-2005-1-page-85.htm
[6] Quelques rares textes traitent néanmoins de la finance parmi lesquels nous relevons un texte de Justice et Paix, publié en 2008, et intitulé « Note du Saint Siège sur la finance et le développement présentée dans le cadre de la conférence de Doha », puis un autre portant sur la gouvernance de la finance, daté de 2011, au titre clair : « Pour une réforme du système financier international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle ». Ces deux textes sont accessibles à :
[7] Calvez, Jean-Yves, 1999. Les silences de la doctrine sociale catholique. Les Éditions de l’Atelier.
[8] Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n°164.
[9] « Les problèmes économiques et financiers : Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel » ; Edition présentée et annotée sous la direction des jésuites du CERAS, du Service National Famille et Société et de la Commission Justice et Paix. Lessius, Janvier 2019.
[10] Wall Street Journal, 16 janvier 2019.
[11] Calvez, J.-Y., 1999. Les silences de la doctrine sociale catholique. Les Éditions de l’Atelier.