facebook
29 novembre 2012

Entreprise capitaliste - version de 2012

Cécile Renouard, Religieuse de l’Assomption, Essec

Avant d'être une question de propriété privée ou collective, l'entreprise est une communauté de personnes humaines qui mettent ensemble leur capital ou leur travail pour le bien de toute la société. Le Discours social de l'Église insiste sur le respect de la dignité des travailleurs et l'attention à l'environnement naturel et humain. S'il critique la maximisation du profit comme critère unique de l'évaluation de l'entreprise, il ne propose pas de pratiques fiscale et comptable pour le rectifier.

La pensée de l’Église catholique sur l’entreprise capitaliste constitue une position diamétralement opposée à l’approche libérale libertarienne de Milton Friedman. Elle est souvent contestée par les acteurs du monde économique comme utopique. Quel peut être son statut ? Entre l’économie fondée sur la propriété collective des moyens de production et l’économie fondée sur l’alliance de la propriété privée et des besoins individuels, entre l’illusion communiste d’une société transparente à elle-même et l’anomie ultralibérale, entre une anthropologie exigeante et une vision de l’homme au rabais, quelles institutions proposer ? Il s’agit, dans la perspective chrétienne, de promouvoir les structures économiques – et donc les formes entrepreneuriales – qui permettent la collaboration humaine à l’œuvre du salut, l’accueil du Royaume. La réflexion sur l’entreprise est étroitement liée à une conception éthique et politique du vivre-ensemble, qui a des conséquences sur la finalité reconnue à l’activité "entrepreneuriale", sur la place accordée aux salariés, sur la création de richesses et le statut du profit, et sur la répartition de la valeur créée entre les diverses parties prenantes.

Double critique des formes communistes et capitalistes

L’action humaine ne donne pas le salut, mais elle contribue ou non à le faire advenir. Les théologies de la libération, souvent proches des analyses sociales et économiques marxistes dans les années 1960 et 1970, ont parfois poussé loin le rapprochement entre combat politique pour la justice et les droits de l’homme et combat pour le Royaume de Dieu. Toutefois les institutions économiques et politiques, parce que contingentes, finies et toujours imparfaites, ne peuvent être absolutisées. En 1987, l’encyclique Sollicitudo rei socialis (SRS) rappelle que chaque système doit être évalué en fonction du critère de la dignité humaine et du développement humain : « La doctrine sociale de l’Église adopte une attitude critique vis-à- vis du capitalisme libéral aussi bien que du collectivisme marxiste. En effet, du point de vue du développement, on se demande spontanément de quelle manière ou dans quelle mesure ces deux systèmes sont capables de transformations ou d’adaptations propres à favoriser ou à promouvoir un développement vrai et intégral de l’homme et des peuples dans la société contemporaine. Car ces transformations et ces adaptations sont urgentes et indispensables pour la cause d’un développement commun à tous. » (SRS 21)1 L’horizon de la cité de Dieu, s’il peut être envisagé, n’est jamais atteint et les engagements des chrétiens dans les cités humaines sont signe de cette distance irréductible entre ce qui est et ce qui vient. Dans cette perspective, la réflexion chrétienne sur les structures économiques est souvent conduite à conjuguer des énoncés en tension : développement personnel et bien commun, justice et charité, règles et libertés… C’est sans doute cette voie du milieu qui est toujours menacée d’être taxée de tiédeur, de compromis, mais qui peut être aussi le gage d’une tension vraiment féconde, d’une action plus juste et plus humanisante.

La définition de l’entreprise

La première grande encyclique sociale du Pape Léon XIII, Rerum novarum (1891), marqua le ralliement officiel de l’Église aux idées démocratiques et sociales et adopta des positions nettes en faveur de l’amélioration de la condition ouvrière. Jean XXIII parlera ensuite, dans l’encyclique Mater et Magistra (1961), de l’entreprise comme d’une communauté d’hommes2, et l’encyclique Centesimus annus (CA) écrite parJean Paul II,cent ans après Rerum novarum, invite à définir l’entreprise non seulement comme une société de capital mais comme une société de personnes, et remet donc en cause la stricte définition capitaliste : « Le développement intégral de la personne humaine dans le travail ne contredit pas, mais favorise plutôt, une meilleure productivité et une meilleure efficacité du travail lui-même, même si cela peut affaiblir les centres du pouvoir établi. L’entreprise ne peut être considérée seulement comme une ‘société de capital’ ; elle est en même temps une ‘société de personnes’, dans laquelle entrent de différentes manières et avec des responsabilités spécifiques ceux qui fournissent le capital nécessaire à son activité et ceux qui y collaborent par le travail. Pour atteindre ces objectifs, un vaste mouvement associatif des travailleurs est encore nécessaire, dont le but est la libération et la promotion intégrale de la personne. » (CA 43) L’insistance de ce texte sur l’entreprise considérée comme "société de personnes" trouve un écho dans les discours, de la part d’hommes politiques et de chefs d’entreprise occidentaux, depuis une trentaine d’années, sur l’entreprise citoyenne ou sur le capitalisme à visage humain…

Le problème majeur que soulève cette conception réside dans la contradiction existant entre ces affirmations et la logique de fonctionnement actuel des entreprises, qui est centrée d’abord sur l’actionnariat et sur l’objectif de maximisation du retour sur investissement pour les actionnaires. Pourrait-on attendre de l’entreprise qu’elle fonctionne sous un modèle démocratique, laissant une capacité d’expression et de décision à tous ceux qui y collaborent ? Pie XI allait dans ce sens dans Quadragesimo anno, en 1931 (QA 72). Il faut souligner avec force que comparer le fonctionnement actuel d’une entreprise capitaliste au modèle de la démocratie représentative (l’assemblée générale des actionnaires étant le lieu de l’expression du suffrage universel et la direction générale constituant le pouvoir exécutif) est contestable. Les petits actionnaires n’ont pas de réel pouvoir sinon celui de changer de titres et les grands actionnaires institutionnels utilisent tous les moyens possibles pour conserver le pouvoir et éviter des changements imprévus tout en maximisant leurs intérêts financiers.3 Faut-il alors considérer que la perspective - défendue par l’encyclique - de l’entreprise comme communauté de personnes est antinomique avec le fonctionnement actuel du système financier désintermédié ?4 Il y a lieu de souligner également l’ambiguïté des conceptions véhiculées par les modèles européens, le capitalisme rhénan et l’économie sociale de marché, qui invoquaient un intérêt général – souvent mal défini – transcendant les intérêts des différentes parties prenantes, mais qui ont pu donner à penser que l’intérêt des actionnaires coïncidait avec l’intérêt social plus large de l’entreprise. A cet égard l’encyclique Caritas in Veritate de Benoît XVI souligne avec force le problème posé par la focalisation sur la valeur actionnariale et la contradiction entre les préoccupations des actionnaires, auxquels sont largement soumis les managers, et celles des autres parties prenantes (CA 40).

De façon générale, un problème est posé par le manque de définition juridique des entreprises : en droit français, ce sont les sociétés qui sont définies, et non les entreprises. Celles-ci se sont développées dans le contexte historique d’un libéralisme sensible au contrat social liant les individus dans l’État et à la place du marché permettant de combiner les intérêts privés au service de la croissance économique. Le droit des sociétés a étendu la notion de personnalité morale aux sociétés par actions : celles-ci accordent une responsabilité limitée aux actionnaires, dont le patrimoine est séparé de la société. Les actionnaires détiennent des actions – mais ne sont pas propriétaires des actifs, qui sont détenus par la société. Dès lors, les dirigeants de la société sont dans une position fragile et délicate, puisqu’ils sont des mandataires chargés de contrôler et gérer les actifs de la société, en même temps qu’ils sont désignés par les actionnaires et appelés à leur rendre des comptes. Comme le souligne le juriste Jean-Philippe Robé, « les entreprises vivent par l’intermédiaire de sociétés commerciales qui ne les personnifient pas mais leur permettent d’exister »5 : elles bénéficient des droits accordés aux individus, tout en utilisant à leur avantage les droits des différents États pour optimiser leur localisation géographique et leur fiscalité.

Dans ce contexte, la position défendue par les encycliques allie deux dimensions, normative et descriptive. Elle invite à réfléchir aux formes juridiques qui permettent de respecter les principes définis, avec en premier lieu, la dignité de l’homme au travail. Si les principes ne changent pas (la dignité de la personne au travail a une valeur inconditionnelle), les formes peuvent varier. L’encyclique de Benoît XVI, Caritas in Veritate, prend d’ailleurs acte du fait que la séparation entre des entreprises for profit et des associations caritatives ne rend pas compte de la variété des formes "entrepreunariales" qui existent aujourd’hui. Parmi les formes existantes, il faut souligner l’intérêt des entreprises non for profit, ou des efforts pour créer des structures, coopératives par exemple, dans lesquels les diverses parties prenantes de l’activité économique soient représentées. De plus, Benoît XVI insiste sur l’importance d’inscrire la dimension de la gratuité et du don dans l’économie, et invite à réfléchir à l’articulation étroite entre économie et éthique. Il y a là une critique du caractère marginal de certaines démarches mises en œuvre par les entreprises, en termes de responsabilité sociale et d’éthique des affaires. Dans ce cadre, l’enjeu est bien que toute la finance et l’économie soient orientées par une visée éthique : « la sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme et, justement parce qu’humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon éthique. » (CV 36)

La contribution des entreprises au bien commun

L’économie est – ou devrait être – au service de la justice et du bien commun. Les entreprises ont toutes un rôle à jouer afin de contribuer à l’amélioration des conditions d’existence des personnes et des groupes. La contribution au bien commun peut s’entendre de différentes manières : le bien ou le service produit par l’entreprise peut ou non correspondre à une activité socialement utile. Jean Paul II (CA 36) comme Benoît XVI encouragent les producteurs, les consommateurs et les investisseurs à s’orienter vers le choix de produits et de services qui contribuent au développement dans la mesure où ils sont produits, échangés et consommés dans des conditions qui respectent la dignité humaine et les droits des travailleurs.

A propos des salariés, un critère de discernement de la contribution de l’entreprise au bien commun concerne la façon dont elle permet - ou pas - aux salariés d’être reconnus comme des personnes et non comme une simple force de travail, de développer leurs capacités et leurs compétences, d’entrer dans des relations marquées par une forme de don et de gratuité, et non pas seulement par le souci de la performance.

La place des salariés

La perspective présentée dans le Discours social de l’Église se centre sur les êtres humains qui participent à l’activité économique. L’argument de Centesimus Annus selon lequel le ‘développement intégral’ est favorable à l’activité de l’entreprise, tout en reconnaissant des contraintes d’une ‘société de capital’, souligne que l’entreprise capitaliste n’a pas une vocation philanthropique mais doit être orientée vers le développement. L’accent porte sur la primauté à donner au facteur humain et au coût qui peut en résulter, sans nier le fonctionnement propre de l’entreprise capitaliste et les conflits d’intérêt qui la traversent. Les salariés sont présentés comme « le patrimoine le plus précieux de l’entreprise » (CA 35).

Le discours de Jean Paul II à la cinquième assemblée de l’Académie des sciences sociales à Rome, en mars 1999, donne des éléments de réflexion supplémentaires. Les salariés sont les premiers contributeurs au développement et doivent donc être reconnus comme tels. "Au sein d’une entreprise, la richesse n’est pas constituée uniquement par les moyens de production, le capital et les bénéfices, mais elle provient avant tout des hommes qui par leur travail, produisent ce qui devient ensuite des biens de consommation ou des services. De ce fait, tous les salariés, chacun à son échelon, doivent avoir leur part de responsabilité, concourant au bien commun de l’entreprise et en définitive de la société entière. Il est essentiel de faire confiance aux personnes de développer un système qui privilégie le sens de l’innovation de la part des individus et des groupes, la participation et la solidarité et qui favorise de manière primordiale l’emploi et la croissance" (n°7). Néanmoins il n’est pas fait mention de moyens concrets pour permettre cet exercice des responsabilités. La suite de l’intervention pontificale utilise le terme de "capital humain", largement véhiculé par les institutions internationales, et ramène à la perspective morale et sociale centrée sur l’être humain comme personne.

L’appel lancé aux décideurs de prêter attention aux plus démunis correspond bien au refus d’un sacrifice de quelques uns ou de beaucoup, sacrifice que justifie la morale utilitariste quand elle vise uniquement l’augmentation globale ou moyenne de la richesse produite. Mais une certaine hésitation subsiste dans le discours du Magistère, quant aux façons de rendre les entrepreneurs plus solidaires des maillons faibles des sociétés. "Les chefs d’entreprise et les décideurs doivent avoir conscience qu’il est essentiel de fonder leurs démarches sur le capital humain et sur les valeurs morales, en particulier sur le respect des personnes et leur besoin inaliénable d’avoir un travail et de vivre des fruits de leur activité professionnelle. […] J’appelle de mes vœux une mobilisation toujours plus profonde des différents acteurs de la vie sociale et de tous les partenaires sociaux, pour qu’ils s’engagent à la place qui est la leur, à être des serviteurs de l’homme et de l’humanité, par des décisions dans lesquelles la personne humaine, en particulier la plus faible et la plus démunie, occupe la place centrale et soit véritablement reconnue dans sa responsabilité spécifique. La mondialisation de l’économie et du travail demande de la même manière une mondialisation des responsabilités" (n° 8). Dans un monde où le chômage est une donnée massive, où les personnes souffrent soit d’un manque d’activité générant des revenus, soit de conditions de travail "indécentes" (pour reprendre le principe défini par l’OIT comme "droit à un travail décent"), soit d’un travail insignifiant pour eux, soit d’un travail envahissant toute l’existence ("work alcoholism"), comment penser les liens entre activité professionnelle et développement personnel et communautaire ?

Quelques critères d’évaluation de l’organisation du travail dans une société politique conforme à la visée anthropologique chrétienne sont définis : ils concernent en particulier l’accès de tous à l’emploi et la limitation de l’écart entre les salaires. "L’économie, le travail, l’entreprise sont avant tout au service des personnes. Les choix stratégiques ne peuvent se faire au détriment de ceux qui travaillent dans l’entreprise. Il importe d’offrir à tous nos contemporains un emploi, grâce à une répartition juste et responsable du travail […]. Un écart trop important entre les salaires est injuste, car il déprécie un certain nombre d’emplois indispensables et il creuse des disparités sociales dommageables pour tous" (n°10). La réflexion sur l’injustice liée aux inégalités salariales n’a rien perdu de son actualité : les écarts entre les extrêmes se creusent de façon abyssale. Le point sensible des écarts croissants de salaires et de revenus devrait faire l’objet d’une réflexion collective et, sans doute, de réglementations. C’est un domaine dans lequel les repères mouvants apparaissent clairement. Notre conscience de ce qui est moralement admissible ou juste a beaucoup évolué…Comme le souligne la pensée sociale de l’Église, il n’est pas suffisant de s’abriter derrière l’argument du marché, pour souligner la marge de manœuvre limitée des conseils d’administration en ce qui concerne les rémunérations des dirigeants.

Trois raisons plaident en faveur d’un encadrement des salaires. D’abord, l’argument libéral (exprimé par Gary Becker) consiste à dire que l’augmentation des inégalités est liée à l’augmentation de la productivité du travail de certains. En réalité, la productivité des cadres dirigeants n’a pas augmenté autant que leur salaire. Par ailleurs, le marché du travail n’est pas efficace : il y a, certes, un marché des cadres dirigeants dont les compétences sont plus interchangeables, d’un secteur à l’autre, qu’autrefois, mais le résultat de l’entreprise n’est pas seulement dû à la performance du manager. Enfin, on sait aussi qu’un certain nombre d’aspects de l’existence qui permettent à quelqu’un de devenir cadre dirigeant ne sont pas pris en compte, internalisés : ainsi le temps consacré par ses parents, les moyens donnés à l’éducation et à la formation initiale. Ces arguments militeraient pour une valorisation de tous les travaux qui contribuent à améliorer la qualité des relations sociales et du « vivre-ensemble », souvent désignés aujourd’hui par le terme « care » : il ne s’agit pas de vouloir tout monétiser mais de relativiser l’importance donnée par le marché à certains types d’emplois, qui ne contribuent pas nécessairement à l’amélioration de la qualité du tissu social, alors que d’autres activités y contribuent très fortement, en étant très mal rémunérées.

Le profit

Une des causes principales du dysfonctionnement et des dérives de l’activité économique et financière est la recherche de la maximisation du profit. Centesimus Annus rappelle le « rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise » (CA 35) en évoquant ensuite les autres indicateurs à prendre en compte. Le texte adopte une position nuancée concernant le but de l’entreprise qui « n’est pas uniquement de faire du profit mais l’existence même d’une communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux. » Ainsi l’encyclique met-elle en avant que recherche de profitabilité ne saurait évincer l’objectif social / sociétal qui est le propre de l’activité économique. Laborem exercens (LE 11) souligne également le danger représenté par la quête « du plus grand profit » par les entrepreneurs, allant de pair avec le faible niveau des salaires des ouvriers. Sans doute faudrait-il insister aujourd’hui sur le lien entre la recherche, par les dirigeants de l’entreprise, de la maximisation du profit et la pression exercée par les actionnaires, ce qui suppose aussi une réflexion sur les critères d’investissement. A cet égard, le développement des fonds d’investissement socialement responsable (ISR), l’élaboration de codes de conduite pour les investisseurs, le fait que certaines bourses exigent que les entreprises cotées sur leur marché communiquent sur la façon dont elles mettent en œuvre les facteurs dits « ESG » (relatifs à l’environnement, au social et à la gouvernance) vont dans le sens d’une subordination de la recherche du profit à des critères qui débordent la seule logique financière court-termiste6. Le profit est dénoncé dans sa tendance à focaliser toutes les énergies humaines. Sollicitudo rei socialis (SRS 37) met en parallèle « le désir exclusif du profit » et « la soif du pouvoir » comme composantes des structures de péché à combattre.

Une ambiguïté demeure cependant dans certains textes, comme le Compendium de la doctrine sociale de l’Église qui écrit « qu’une économie respectueuse de l’environnement ne poursuivra pas seulement l’objectif de la maximalisation du profit […] » (CA 40). Ne faut-il pas plaider pour une distinction forte entre l’objectif du profit et celui de la maximisation du profit ? Ne faut-il pas également chercher les moyens juridiques d’orienter l’activité et la finalité des entreprises vers leur finalité sociale ? On pourrait imaginer une modification des textes de loi afin d’inscrire davantage dans le droit la place de l’économie sociale7 et d’engager une réorientation de l’économie tout entière. Sans doute une telle perspective devrait-elle être associée à une réflexion sur les moyens de faire de toutes les entreprises des organisations davantage soumises au droit afin de promouvoir la subordination de la logique financière à des objectifs sociaux et environnementaux. On peut espérer que des textes du Magistère soient, à l’avenir, plus clairement engagés sur le statut du profit comme moyen et que des organismes décentralisés, au niveau des conférences épiscopales, des diocèses, des mouvements, etc. suscitent un approfondissement technique de ces questions par des praticiens et des experts, et des débats publics sur les solutions envisagées.

L’attention à la dimension sociétale : l’environnement naturel et humain

Centesimus annus (CA 38) utilise l’expression « d’écologie sociale du travail » pour désigner la fonction sociale et sociétale de l’entreprise. Il s’agit pour l’État de veiller à orienter l’activité des entreprises et des citoyens en vue du bien commun, en cherchant à promouvoir à la fois « [la] liberté privée et [l’]action publique » (Compendium, n° 354). Une condamnation ferme est faite des pratiques usurières des trafiquants (Catéchisme de l’Église catholique, 2269) aussi bien que de certains systèmes financiers « abusifs sinon usuraires » (Catéchisme de l’Église catholique, 2438). Notons que les critères d’abus en matière de taux usuriers ne sont pas précisés. Ces éléments ouvrent, en tout état de cause, à une réflexion sur les responsabilités portées par le secteur financier international vis-à-vis des enjeux d’une économie "réelle" attentive à satisfaire les besoins matériels de tous les habitants de la planète. On peut souligner que si les textes insistent sur la responsabilité des entrepreneurs quant aux salariés, il est moins souvent fait mention des diverses responsabilités à l’égard des parties prenantes de l’activité économique : sous-traitants, fournisseurs, clients, communautés locales, etc. Toutefois, l’encyclique Caritas in Veritate mentionne à plusieurs reprises (CA 25 et 40) les problèmes liés aux pratiques d’externalisation, par les entreprises, d’un certain nombre de fonctions et le recours à des sous-traitants, afin de diminuer les coûts, ceci souvent au prix d’une course vers le bas en matière sociale pour les salariés. Un autre champ à explorer concerne en particulier les questions fiscales à l’échelle internationale8 : par des pratiques d’optimisation fiscale légales, via les prix de transfert (prix des biens et services échangés intra-firmes), les entreprises contribuent à réduire l’assiette fiscale des États, en particulier dans les pays du Sud dont les administrations fiscales sont moins nombreuses et moins formées pour repérer les pratiques abusives. Ajoutons que ce problème fiscal est redoublé par la façon dont les normes comptables ont été élaborées. Elles sont focalisées sur la conservation du patrimoine financier, beaucoup plus que sur les moyens de préserver le capital naturel et le capital humain, et d’internaliser les externalités (sociales, sociétales, environnementales) dans le bilan des entreprises9.

Conclusion

Les problèmes relatifs au fonctionnement de l’entreprise capitaliste, tels qu’ils sont abordés par les textes du Magistère, permettent de favoriser un questionnement critique sur l’évolution actuelle du système économique et financier10. On est loin d’une approche conservatrice visant à justifier le statu quo ou à introduire des modifications à la marge. Néanmoins, le flou entretenu sur certaines questions, notamment la non remise en cause du critère de la maximisation du profit, et l’absence de références aux questions fiscales et comptables n’aident pas à trouver les moyens de faire en sorte que toute l’économie et la finance soient traversées par une visée éthique, comme l’encyclique Caritas in Veritate y appelle. Ce sont des champs qui restent à être analysés et à faire l’objet de propositions de réformes. Le grand défi que va représenter pour nos sociétés, et pour les entreprises en particulier, la transformation de l’appareil de production en vue d’une économie économe en énergie et verte, dans le cadre d’un pétrole cher, d’une raréfaction de nombreux minéraux et d’une population mondiale plus nombreuse, ouvre également à une critique du « dogme » de la croissance11, que les encycliques ne questionnent guère, sans doute en raison du caractère récent, à l’échelle mondiale, de la reconnaissance de son caractère insoutenable. Il n’en demeure par moins l’urgence d’une parole prophétique sur ces sujets.

1  Voir aussi : « La doctrine sociale de l’Église ne propose aucun système particulier mais, à la lumière de ses principes fondamentaux, elle permet d’abord de voir dans quelle mesure les systèmes existants sont conformes ou non aux exigences de la dignité humaine. » Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, n° 74, 1986.

2  Jean XXIII, Mater et Magistra 91 : « On doit tendre à faire de l’entreprise une véritable communauté humaine, qui marque profondément de son esprit les relations, les fonctions et les devoirs de chacun de ses membres. »

3  Jean Peyrelevade, Le Capitalisme total, Le Seuil, 2005, p.25.

4  Au capitalisme dans lequel des banques assuraient une fonction d’intermédiation – et donc de mutualisation du risque – entre les épargnants et les entreprises, a succédé, d’abord aux États-Unis et aujourd’hui en Europe, un modèle de désintermédiation financière dans lequel les épargnants et gestionnaires d’actifs ne cherchent qu’un intérêt individualisé le plus élevé possible.

5  Jean-Philippe Robé, « Les États, les entreprises et le droit », Le Débat, n°161, sept-oct 2010, p.84.

6  Desmartin Jean-Philippe, César de Brito, Valéry Lucas-Leclin, François Perrin, L'Investissement socialement responsable, Economica, 2005 ; Laurence Loubières, « Proposition 3 : Intégrer l’environnement, le social et la gouvernance dans l’analyse financière et dans l’investissement »,  in G. Giraud & C. Renouard, dir., 20 Propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, 2009.

7  Notons la proposition faite par Daniel Hurstel(La Nouvelle économie sociale pour réformer le capitalisme, Odile Jacob, 2009) d’une modification de l’article 1832 du code civil français : « La société est constituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie soit en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter, soit en vue de financer ou de développer une activité qui répond à un besoin social […] » (p. 101). Dès lors, « une fois l’article 1832 modifié, l’économie capitaliste pourra sans entrave se transformer et lentement (nous espérons rapidement!) se dilater pour permettre le développement “en son sein” de cette nouvelle forme d’économie sociale » (p. 122).

8  Max de Chantérac & Cécile Renouard, « Proposition 16 : Pour une fiscalité déterritorialisée des multinationales », in G. Giraud & C. Renouard (dir.), 20 Propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, 2009, p.223-233.

9  Jacques Richard, « Comment la comptabilité modèle le capitalisme », Le Débat, sept-oct. 2010, p.53-64.

10  Philippe Senaux, Dire sa foi dans un monde économique: perspectives économiques et solutions chrétiennes pour le XXIe siècle, DDB, 2003, 306p. ; Jean-Yves Calvez, Changer le capitalisme, Bayard, 2000.

11  Voir Tim Jackson, Prospérité sans croissance, (Prosperity without growth, 2009), de Boeck, 2010.