Introduction. Le temps de Noël est celui d'une nouveauté (1-3) ; l'Eglise ne peut pas ne pas l'annoncer (4-5). C'est aussi le centième anniversaire de l'encyclique Rerum novarum de Leon XIII sur « les choses nouvelles », que le pape Jean Paul II a actualisées avec l'encyclique Centesimus annus (5-7) et que les évêques de France précisent pour leur pays (8). L'évolution signifie-t-elle croissance en humanité et meilleur développement humain ? (9). Ambivalence de cette évolution : dans les pays industrialisés et dans ceux qui le sont moins (10) ; dans les relations internationales, pour le pire et pour le meilleur (11-13) ; dans les villes modernes ou sévit la drogue (14) ; dans les professions dépendantes du marché mondial (15-16). Ambivalence de cette globalisation : l'homme a mis la terre en valeur, de manière organisée et anarchique a la foil ; l'a-t-il rendue plus habitable ? (17-18).
Première partie : Une société d'abondance qui laisse tant d’exclus ! (19-20). — Le chômage s'installe (21), fruit des transformations technologiques du travail (22) qui fragilisent les uns par élimination (23) et les autres par accaparement (24) : un défi est à relever (25). — Le monde rural est ébranlé par des mutations profondes (26) : bien que la situation soit contrastée (27), les équilibres sont modifiés (28), les habitus sont changés (29), le chômage produit l'exode (30), le sentiment de dépendance s'accroit (31) ; la crise est aussi sociale (32) et culturelle (33) ; le tourisme n'est pas un remède (34) ; il faut inventer une nouvelle solidarité (35). — Les logements sont insuffisants (36) ; la vie quotidienne dans les banlieues des villes est soumise à de nombreux dysfonctionnements (37). — Les immigrés sont rejetés (38) et les demandeurs d'asile sont déboutés de leurs demandes (39) ; des courants politiques amplifient les difficultés de cohabitation (40) ; il y a perversion des idées de « prochain », « nation », « sécurité » et « Dieu » (41) ; l'attitude envers l'étranger est un test (42). — Les marginaux de la société sont de plus en plus nombreux et renforcent le nombre des exclus par le chômage (43-44) ; le revenu d'insertion est une bonne chose, mais il faut lutter de manière plus générale contre l'exclusion : c'est une question d'éthique fondamentale pour la société (45). — Des pays entiers, qui recouvrent la liberté, vivent dans la précarité (46), spécialement en Afrique et Amérique latine (47), par rapport auxquels l'Europe apparait comme un ilot de prospérité, souvent idéalisé (48-49).
Transition : Nos sociétés sont-elles un vrai modèle ? L'économie de marché y semble déterminante alors que la culture agit aussi sur l'économie (50). Or la transmission culturelle se fait mal : prédominent la passion de l'immédiat et de l'abondance (51), le souci du rendement à court terme par tous les moyens — dont la corruption (52), — le discrédit du progrès social (53) ,— l'individualisme — qui s'explique dans ce contexte de précarité (54-55), — et le corporatisme (56). Construire la société humaine suppose la valorisation du bien commun (57), le respect de l'homme (58), le souci actif de la solidarité — qui n'est pas un accessoire facultatif (59).
Deuxième partie : Contribuer ensemble à l'œuvre commune, par un projet collectif : vouloir le développement solidaire de tous (60-61). Vouloir lutter contre le chômage, qui est un mal et non une fatalité (62-63) et repenser l'organisation du travail qui ne saurait être « en miettes » (64) : les horaires (65), l'apprentissage (66), la concertation pour l'emploi (67), les droits des chômeurs (68) ; repenser un concept élargi du travail (69). Miser sur la vitalité des ruraux aujourd'hui comme hier (70) pour éviter la désertification et aménager le territoire (71). Coopérer pour la santé et sa protection (72), la croissance et la maîtrise des dépenses comme le travail des soignants (73), les relations humaines dans les soins (74) et la solution éthique des problèmes posés (75). Faire de l'école un projet commun : les crises du système de l'enseignement (76) révèlent son élitisme (77) et sa possible sélection par l'argent (78) ; le remède est de replacer l'élève au centre de l'école (79), de repenser les fonctions d'apprentissage individuel et social de l'école ainsi que le lien entre instruction et éducation (80) ; faire de l'école un projet commun (81). Élargir notre citoyenneté, au-delà des frontières (82), à l'échelle du monde (83) et spécialement à travers l'Europe, ouverte sur le monde (84).
Conclusion : Témoigner d'une espérance, contre tout sentiment d'impuissance (85). Des hommes ont des raisons d'agir (86) ; des témoins se lèvent, en dehors de l'Église et dans l'Église (87), le catholicisme social peut faire beaucoup, aujourd'hui comme hier (88). La foi ne se cantonne pas dans la sphère privée, mais œuvre pour la justice et la paix (89). « Dieu fait du nouveau sur la terre » : ce que Jérémie et Paul annonçaient en leur temps (90), les hommes d'aujourd'hui ont à l'annoncer pour le leur (91), dans l'humilité de la nativité et sa nouveauté (92).
1. En ce temps de Noël, la liturgie nous fait relire les textes du prophète Isaïe. L'annonce de l'envoyé de Dieu, l'Enfant donné, proclame une nouveauté inattendue. Au retour de l'exil à Babylone, les oracles du Deutéro-Isaïe évoquent la nouveauté de la libération comme un prélude à une création neuve. Car Dieu ne s'habitue pas aux maux qui frappent les hommes. Il est venu en son Fils leur montrer comment il désire qu'ils façonnent la terre qu'il leur a confiée.
2. La nouveauté unique est celle du Christ. Noël, chaque année, nous redit comment regarder le monde : à travers le don du Fils par le Père. Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique (Jn 3, 16). « Pour nous les hommes et pour notre salut », le Fils du Père est entré dans notre histoire humaine. Il a pris chair de Marie. Il a livré sa vie pour que le monde vive. Regarder notre société en fils de Dieu, c'est porter sur elle un regard de pardon et d'amour. Un regard d'espérance.
3. Qui voit ainsi les choses pleure avec ceux qui pleurent, se réjouit avec ceux qui sont dans la joie, selon le mot de saint Paul (Rm 12, 15). Ce regard nous rend frères les uns des autres. La main du Christ nous conduit vers les autres. Comment alors ne pas être brûlé par la charité du Christ pour vêtir celui qui est nu, nourrir l'affamé, visiter le prisonnier, soigner le malade... « Ce que vous faites au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous le faites » (Mt 25, 40).
4. Dès lors, l'Église ne peut se taire. Immergée dans le monde, alors que son origine le dépasse, elle se doit d'annoncer la nouveauté du Christ. Noël arrive, jour d'espérance offert à chacun : « Le salut se lève à la face de tous les peuples » (Lc 2, 31).
5. (Un anniversaire.) En 1891, examinant les changements sociaux, le pape Léon XIII publie la lettre encyclique Rerum novarum sur la condition des ouvriers. En 1991, le pape Jean Paul II nous donne l'encyclique Centesimus annus. Il célèbre ainsi le centenaire d'un grand texte qui a présenté une première synthèse moderne de la pensée de l'Église sur les réalités sociales. Beaucoup d'autres documents ont paru depuis. Citons simplement, quarante ans après Léon XIII, l'encyclique Quadragesimo anno, de Pie XI. De nombreuses manifestations nationales ou diocésaines, des colloques, des cercles d'études, ont permis de se réapproprier le texte de Rerum novarum et de réfléchir sur l'encyclique de Jean Paul II.
6. Durant ces cent ans, la « question sociale » s'est déplacée, elle est devenue mondiale, et l'enseignement social de l'Église s'est élargi, face aux nouveaux besoins. Il s'est ouvert aux problèmes du développement et de la paix.
7. Des situations ont évolué. Les principes fondamentaux continuent cependant à être affirmés. Ils ont été approfondis au cours de ces cent années d'enseignement social : au droit à la propriété est associé avec beaucoup plus de précision et de vigueur le principe de la destination universelle des biens, autre nom de la solidarité qui a des dimensions nationales et mondiales. Selon le principe de subsidiarité, l'Église souligne l'importance des « corps intermédiaires » : syndicats, associations, partis, entreprises ; elle développe ainsi une vie de l'État et de la vie démocratique. Ces principes, rappelés dans Centesimus annus, éclairent la situation actuelle et donnent des orientations pour l'action.
8. Au cours de leur assemblée plénière d'octobre dernier, les évêques de France ont examiné la situation de notre société, à la lumière du développement de la pensée de l'Église sur les questions d'aujourd'hui. Ils ont échangé à partir de la réalité de leurs diocèses. Nombreux ont été les problèmes abordés. Nombreuses aussi les concordances d'analyses et d'évaluation. Chaque question débattue mériterait un long examen. Rassemblées, elles décrivent un état de notre société que peut éclairer la lumière de l'Évangile.
9. (Une parole d'Église. Les « choses nouvelles » d'aujourd'hui.) L'histoire du siècle écoulé depuis Rerum novarum, relue avec la perspective de Léon XIII et celle de la tradition de l'enseignement social de l'Église, nous conduit à nous poser une question unique : les évolutions de ce monde signifient-elles une croissance en humanité, favorisent-elles ou empêchent-elles un véritable développement humain ?
10. En 1891, Léon XIII dénonçait ce qui, dans les « choses nouvelles » de son temps — le mouvement d'industrialisation — frappait injustement des multitudes et les mettait « dans une situation d'infortune et de misère imméritée ». Il proposait des principes de solution pour que les hommes soient mieux respectés dans leur dignité. Aujourd'hui, le développement des syndicats, des mutuelles, de la Sécurité sociale, du droit du travail, a permis de beaucoup réduire la violence du capitalisme naissant. Toutefois, surtout en des pays moins industrialisés, « beaucoup d'hommes vivent dans des conditions telles que la lutte pour survivre est de prime nécessité, alors que sont encore en vigueur les pratiques du capitalisme des origines, dans une situation dont la « cruauté » n'a rien à envier à celle des moments les plus noirs de la première phase de l'industrialisation » (Centesimus annus, CA 33).
11. Les siècles précédents avaient connu les grands mouvements de conquête de la planète, d'exploration des terres nouvelles, de colonisation. Notre époque est caractérisée par l'intensification des relations entre tous les pays du globe, dans les domaines économique, militaire, politique, culturel, humanitaire, pour le meilleur et pour le pire. Notre terre apparaît plus petite, mieux connue.
12. C'est au XXème siècle qu'éclatent les deux premières « guerres mondiales », mais que naissent aussi des organismes internationaux comme la Société des Nations, puis l'Organisation des Nations Unies et ses diverses institutions, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.
13. La rapidité des communications relie tous les opérateurs économiques comme en une seule place financière fonctionnant en permanence. La mobilité des flux financiers peut propager les déséquilibres d'un pays à tous les autres. Les mêmes communications mondiales permettent aussi l'information instantanée : lors de catastrophes naturelles, elles facilitent l'aide humanitaire mondiale.
14. Les quartiers modernes des grandes villes se ressemblent en tous les continents. Des films et des productions musicales des États-Unis, du Japon et du Brésil passent sur les écrans et sur les ondes du monde entier. Le sida est devenu en peu de temps un fléau mondial. La drogue est produite, vendue, consommée au moyen d'un réseau international — une « structure de péché », pour reprendre l'expression de Jean Paul II dans Sollicitudo rei socialis, SRS 36 ; les intérêts inextricablement mêlés de paysans pauvres, de trafiquants, de banquiers, de petits revendeurs se conjuguent avec le mal de vivre des marginalisés de nos grandes villes.
15. Après les mineurs, les sidérurgistes, les travailleurs du textile et des chantiers navals et bien d'autres, les agriculteurs français éprouvent leur dépendance vis-à-vis du marché mondial. Réciproquement, les prix internationaux qui résulteront des politiques agricoles de l'Europe et des États-Unis permettront ou interdiront à des agriculteurs africains ou d'Amérique latine de pouvoir vendre facilement leurs produits.
16. La question sociale est devenue mondiale, non seulement parce que la situation grave de pays du tiers monde nous oblige à regarder hors de nos frontières, mais parce que notre activité en France dépend du reste du monde et influe sur lui en retour. Le monde entier nous concerne.
17. Cette globalisation de la vie de la planète est perçue tout particulièrement dans le domaine de l'écologie. Face aux risques de l'effet de serre et de l'amincissement de la couche d'ozone, la planète est affectée tout entière. Les risques potentiels sont à longue portée, ils concernent l'humanité du XXIème siècle.
18. La vitesse des communications a réduit l'obstacle des distances. La terre n'est plus un immense espace encore à prospecter, c'est un territoire limité où vit une population de plus en plus nombreuse et industrieuse, dans une interdépendance croissante. L'homme a pu, pour ainsi dire, envahir la terre et la mettre en valeur, mais souvent d'une manière anarchique, à travers guerres militaires et économiques. L'a-t-il aménagée pour qu'elle devienne plus habitable pour tous et réponde aux vrais besoins d'un développement humain de tous ? Les moyens à la disposition de l'humanité sont devenus considérables, mais les déséquilibres économiques et démographiques, les conflits locaux et régionaux risquent de s'accroître. La conjonction d'une immense capacité de création et d'une anarchie destructrice nous oblige à poser la question : que voulons-nous faire de cette terre, notre terre ? Sera-t-elle encore un lieu d'affrontement des égoïsmes ou l'espace aménagé pour vivre en frères ?
19. Aujourd'hui, par rapport aux débuts de l'ère industrielle, les progrès sont considérables, du moins pour la grande majorité de ceux qui résident en notre pays. La protection sociale s'étend à presque tout le monde. Le revenu moyen par habitant continue à croître même en notre époque de faible croissance économique. Des services de santé de plus en plus perfectionnés deviennent accessibles au grand nombre. La scolarisation et les connaissances acquises en formation initiale et continue ont beaucoup progressé.
20. Cependant, depuis une quinzaine d'années notamment, des populations de plus en plus nombreuses vivent des situations critiques et ne peuvent participer pleinement à la vie de notre société. En d'autres pays, en particulier en Afrique, en Amérique latine et certaines parties de l'Asie, le tableau est plus sombre encore.
21. (Le travail se transforme, le chômage dure.) Deux millions et demi de chômeurs : leur nombre dépasse de loin, dans notre pays, l'effectif de n' importe quelle profession organisée. Mais ils sont disséminés, ils ne manifestent pas, ils sont oubliés, quand ils ne sont pas méprisés et accusés. Leur malheur est redoublé quand on leur fait porter la responsabilité de leur situation, alors que le chômage dépend largement d'un environnement sur lequel ils n'ont pas de prise.
22. Faut-il accuser l'évolution technologique ? Elle est, dans une première phase, destructrice d'emploi, en même temps qu'elle permet à une entreprise de survivre ou de se développer. Le plus souvent, les changements techniques demandent des qualifications plus grandes ; elles correspondent mieux aux capacités de la population française, dont la scolarisation est en progrès continu. Mais ceux qui n'ont pas reçu une formation suffisante peinent à s'adapter. Une autre caractéristique du travail moderne est qu'il comporte rarement un contact direct avec la matière à transformer, ou même avec l'outil ; souvent, dans l'industrie comme dans le secteur tertiaire, l'opérateur est devant des cadrans ou un écran, il reçoit et émet des signaux, son travail devient immatériel, ce qui exige une certaine forme d'intelligence abstraite et pénalise ceux qui sont plus à l'aise dans le concret.
23. Cette transformation du contenu du travail fragilise certaines catégories de personnes, sans expliquer à elle seule le chômage. La concurrence généralisée oblige les entreprises à se moderniser et interdit la contre-performance économique sous peine de disparition. Aussi les entreprises cherchent-elles à optimiser leurs « ressources humaines ». Sélection, formation, compétence, perfectionnement, mobilité, motivation... sont les maîtres mots du management d'aujourd'hui. Mais cela veut dire aussi qu'il y a de moins en moins de places pour ceux qui ne peuvent pas suivre. Des individus en âge de travailler sont passés au compte des pertes et profits du marché du travail. Ils sont impitoyablement exclus, débranchés, coupés de la société et de la considération des autres.
24. À l'opposé, des salariés qui survivent aux « dégraissages », réorganisations et plans sociaux, sont accaparés, littéralement mangés par leur travail, sacrifiant des moments irremplaçables d'une vie de famille ou d'un salutaire et équilibrant enrichissement culturel. Leur emploi du temps est minuté. L'idéalisation de l'esprit challenger, un zèle procédant généralement de l'angoisse de ne pas être à la hauteur, l'individualisation des rémunérations, l'extension des méthodes de gestion par objectifs angoissent et fragilisent bon nombre d'hommes et de femmes d'aujourd'hui. Peu à peu, tout cela finit par apparaître normal, comme une espèce de fatalité liée au progrès.
25. Le défi est immense, mais une société ne peut accepter comme inéluctable une « solution » qui rejette durablement des millions de personnes, en les étiquetant comme inutiles et à charge. D'autres voies sont à chercher avec ténacité, c'est une exigence de la justice.
26. (Le monde rural ébranlé.) L'évolution générale de la société a toujours provoqué le monde rural à évoluer. Cependant, des mutations profondes se sont opérées depuis quelques décennies. Les unes, tragiques, écrasent l'homme. D'autres conduisent à des impasses qui peuvent être celles de la désespérance aux multiples visages. Certaines, heureusement, ouvrent un avenir à l'homme.
27. Les agriculteurs, et plus encore les ruraux, ne peuvent être considérés comme un seul ensemble, même si les uns et les autres sont de plus en plus interdépendants. Les situations restent contrastées, selon les régions, selon les professions.
28. La chute du nombre des agriculteurs a touché profondément l'équilibre rural. Doit-elle conduire à la désertification d'une partie de l'espace rural ? Cette réduction du monde agricole, la modernisation du matériel, la télématique, la proximité des grandes surfaces commerciales, la restructuration industrielle, la baisse démographique en certaines régions, engendrent de nouveaux modes de vie, de relations, de rapports sociaux et culturels, tant au sein des populations rurales qu'entre ruraux et citadins.
29. Il y a rupture d'habitudes. L'adaptation est nécessaire, les reconversions souvent difficiles. La concentration industrielle autour de « pôles » conduit à la disparition d'un certain nombre de petites et moyennes entreprises, souvent installées dans des centres ruraux.
30. Le chômage n'épargne pas le rural. Les jeunes cherchent ailleurs un emploi qu'ils ne peuvent trouver « au pays ». La famille est déstabilisée, faute de perspectives d'avenir. L'éloignement des centres de formation universitaire et technologique contribue à un va-et-vient constant qui, en certaines régions, se transforme en exode définitif de matière grise.
31. L'espace économique s'est élargi à l'Europe et au monde. La conscience grandit d'une citoyenneté planétaire. Le fait de dépendre d'un marché européen ou mondial pousse à prendre une mesure plus exacte des réalités économiques des autres nations, et en particulier des problèmes du tiers monde. La conscience d'une interdépendance grandit.
32. Cependant, la crise profonde qui affecte le monde rural, notamment l'agriculture, n'est pas seulement économique. Des hommes et des femmes se sentent atteints dans leur responsabilité de production, de service, de maîtrise de leur avenir.
33. Des conflits naissent de conceptions différentes du rapport de l'homme à la terre. Suffit-il pour sortir des impasses et rendre aux ruraux leur dignité de « gérer l'espace vert », de faire des paysans des jardiniers de la nature ?
34. Le tourisme qui touche tant de domaines où l'homme est concerné (rapport à la nature, à l'environnement, au loisir, au travail, au développement...) concerne bien des régions. Les plus pittoresques sont souvent les plus pauvres. L'impact économique, culturel, social, sur la population, est important, souvent déstructurant. Il y a une agression de la population rurale par un tourisme massif, géré par des pouvoirs, en particulier financiers, qui dépossèdent les ruraux et les rendent souvent sujets plus qu'acteurs de leur développement.
35. Dans le monde rural s'instaure une « société à plusieurs vitesses », donc inéquitable. Un effort de solidarité inventive est nécessaire pour redonner à tous l'espérance à laquelle ils ont droit pour vivre. Une fraternité sans parité conduit à l'assistanat.
36. (Des logements insuffisants) Le chômage, la précarité de l'emploi mettent beaucoup de personnes dans l'impossibilité de se loger correctement aux conditions du marché. Les logements sociaux sont insuffisamment nombreux et pas toujours accessibles à ceux dont les revenus sont irréguliers ou trop peu élevés. Des associations, des municipalités — trop rares — tentent de répondre aux besoins des plus démunis. Un effort de solidarité pour rendre effectif le droit au logement est nécessaire. I1 doit se traduire dans des politiques du sol, du logement et de la ville.
37. Le problème du logement est un aspect du problème plus large des villes et des banlieues. Quelle vie humaine, familiale, sociale, est possible quand le temps de transport mange plusieurs heures par jour, quand un ensemble de logements ne dispose pas, suffisamment à proximité, de commerces, d'écoles, de transports, de services, de terrains de sport, de lieux pour les rencontres ? L'étroitesse des logements, les carences de l'environnement immédiat, leur éloignement des centres pèsent sur les familles et préparent mal les jeunes à une vie sociale équilibrée. Une prise de conscience des dysfonctionnements se développe. Ceux-ci ne peuvent trouver de solution par le simple jeu du marché, ni sans doute par de seules politiques sectorielles concernant le revenu, ou le logement, ou l'école. Les problèmes urbains sont à traiter en prenant en compte toutes leurs composantes. Cela suppose de créer des structures de synthèse capables de décider et qui sachent relier les habitats à des centres vivants.
38. (Des immigrés rejetés) L'implantation durable d'étrangers en France n'est pas une nouveauté. Depuis le temps de Rerum novarum, que de vagues successives ! La France a manifesté et manifeste encore une bonne capacité d'intégration, mais rarement sans difficultés et résistances au début de chaque nouvelle immigration. La situation actuelle présente pourtant une gravité particulière.
39. Au sujet des demandeurs d'asile déboutés, la déclaration du président de la Commission épiscopale des migrants, Mgr Pierre Joatton, le 3 mai 1991, garde malheureusement son actualité : « Durant ces derniers mois, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants demandeurs d'asile en France, ont vu leurs demandes refusées. Les recours auprès de la Commission compétente n'ont pas reçu, dans leur presque totalité, un meilleur accueil. Ces demandeurs d'asile "déboutés de leur demande" sont, pour la grande majorité d'entre eux, entrés dans notre pays depuis deux, quatre, six et même huit ans. Les structures administratives n'avaient pas pu ou su répondre à leur demande dans les délais conformes à la tradition humanitaire d'accueil de notre pays. Ces milliers d'hommes, de femmes et d'enfants (on entend parler d'environ 100 000) s'étaient insérés socialement, familialement et professionnellement en France. Avec la réorganisation des services et le traitement tout à coup massif de milliers de demandes en attente, tous ces déboutés se trouvent aujourd'hui enfoncés dans la clandestinité, ils n'ont plus le droit au travail ; dans la peur d'être arrêtés et expulsés, ils n'ont plus le droit d'exister... Ils n'avaient pas demandé de tels délais d'attente : on les a fait attendre. Ils n'avaient pas demandé à abandonner leur pays : ils y ont été contraints. Ils n'ont pas demandé à devenir clandestins : on en fait des gens de nulle part[1] ».
40. La situation est certes difficile et mérite un vrai débat, sur les capacités d'accueil de réfugiés de la France, mais aussi sur le sens de l'accueil ou du refus par rapport aux principes reconnus fondamentaux dans notre tradition démocratique. Or, un certain nombre de discours politiques lancent le débat dans une toute autre direction, non seulement à propos des demandeurs d'asile mais aussi au sujet des personnes d'origine étrangère résidant déjà en France, avec la nationalité française ou un statut d'étranger. Les termes d'« invasion », d'« occupation », employés par des personnalités politiques, appartiennent au registre de la guerre. Pourtant, au cours des décennies précédentes, et dans une certaine mesure encore maintenant pour le travail clandestin dans quelques professions, des étrangers sont venus répondre aux besoins de l'économie française : avons-nous le droit de les considérer uniquement comme une force de travail ? Ce sont des hommes et des femmes, ils ont droit à une vie humaine, donc au regroupement familial et à un statut reconnu dans la société. L'inacceptable est que des courants politiques amplifient les difficultés de cohabitation et spéculent sur des réflexes de peur, plongeant les millions de personnes d'origine étrangère dans l'inquiétude et l'insécurité. Il convient de dénoncer une certaine manière de pervertir le sens des mots qui sont employés et des valeurs qui sont invoquées.
41. Il y a une perversion de l'idée du prochain, quand on le définit en termes de tribu. Alors qu'au regard de la foi, le prochain, c'est celui qui porte les traits de la différence, de la distance, de l'exclusion, et dont il faut savoir s'approcher. Il y a une perversion de l'idée de nation, quand on la réduit à sa composante raciale. Alors qu'au regard de l'histoire la nation est le creuset où s'opère l'alliance d'origines et de cultures diverses. Il y a une perversion de l'idée de Dieu, quand on en fait la sacralisation d'intérêts égoïstes ou de visées qu'inspire la volonté de puissance. Alors que, dans la Révélation, c'est un peuple d'immigrés qui a été longtemps porteur de la promesse de Dieu (Dt 11, 19). Le Dieu de l'Alliance, en Jésus-Christ, s'est fait le serviteur et le frère de tout homme. Et nous, de qui nous faisons-nous le prochain ?
42. Dans le contexte d'aujourd'hui, l'immigration est peut-être le lieu le plus porteur et le plus appelant de valeurs et d'exigences. Le Christ est né en dehors des endroits d'accueil. L'attitude envers l'étranger traduit concrètement la valeur que nous accordons à tout homme.
43. (Exclus) Nos sociétés évoluent à travers des déséquilibres successifs, difficilement évitables à moins de choisir l'immobilisme. Le tunnel sous la Manche oblige les villes portuaires à redéfinir leur activité. Un nouveau procédé industriel remet en cause les usines anciennes. Ces processus ne seraient pas alarmants si le dynamisme économique créait beaucoup plus d'emplois qu'il n'en supprime, si des dispositifs rendaient aisé le reclassement. Or, nous voyons augmenter le nombre de ceux qui ne participent que marginalement à notre société, les « exclus » : chômeurs de longue durée, agriculteurs endettés, petits commerçants incapables de lutter contre les grandes surfaces, personnes d'origine étrangère en statut précaire...
44. Nous connaissions déjà d'autres catégories de marginalisés, drogués, alcooliques dépendants, « sans domicile fixe », malades du sida, handicapés profonds, personnes âgées isolées, familles sans logement décent, détenus, sortants de prison sans appui. Le drame est qu'aujourd'hui ces deux formes d'exclusion se cumulent et se renforcent mutuellement. Certains quartiers de nos grandes villes sont eux-mêmes frappés d'exclusion.
45. Il y a là une question éthique, qui concerne nos comportements personnels mais aussi nos responsabilités politiques. Nous ne pouvons accepter qu'une société se construise par élimination de certains de ses membres. La dignité d'une société, son degré de culture humaine, dépendent des moyens mis en œuvre pour permettre à chacun d'avoir sa place. Nous nous réjouissons qu'un revenu minimum d'insertion ait été institué dans l'intention de permettre à tous de participer à la vie sociale, et que l'allocation ne soit pas séparée d'un projet d'insertion ; l'ambition du dispositif ne doit pas être réduite en raison des difficultés rencontrées. Il s'agit plutôt d'en faire un instrument d'une lutte généralisée contre l'exclusion.
46. (Des pays entiers vivent dans la précarité) Au risque d'aborder trop de domaines, nous ne pouvons en rester à la vision de notre seule situation nationale. Les régions du monde sont de plus en plus interdépendantes. Depuis quelques années apparaît une nouvelle situation internationale. L'antagonisme Est-Ouest a pris fin. Le marxisme-léninisme est à bout de souffle, sauf en Asie. L'espoir démocratique renaît en Afrique, en Amérique latine. Les peuples retrouvent ainsi une certaine liberté, l'avenir n'est plus verrouillé. Mais nous sommes devant d'immenses chantiers.
47. Les pays industrialisés ont plus ou moins souffert des changements économiques des vingt dernières années. En d'autres régions du monde, en Asie notamment, certains pays ont réussi un développement économique dans un environnement mondial difficile. Mais beaucoup d'autres, en Afrique, en Amérique latine, ont vécu durement les vingt dernières années. Bien des facteurs internes, économiques, sociaux, politiques, expliquent partiellement leur situation, parfois catastrophique ; celle-ci résulte aussi de facteurs externes. Généralement en situation de dépendance sur les marchés internationaux, ces pays ont souvent subi, amplifiés, les contrecoups des fluctuations des économies du Nord. Des guerres intérieures ou régionales aggravent encore le sort de nombreuses populations, et le monde compte actuellement environ vingt millions de réfugiés ; la plupart des pays d'accueil sont eux-mêmes des pays très pauvres.
48. Dans cet ensemble, la Communauté européenne est vue et enviée comme un îlot de prospérité et de paix. Elle est porteuse de beaucoup d'espoirs, pour les habitants du continent d'abord. Elle apparaît comme un symbole de la démocratie — entrer dans la Communauté européenne, c'est s'ancrer dans la démocratie — et comme gage de développement économique. Elle apparaît comme un modèle de cohabitation entre peuples et comme garantie de paix. Les pays du Sud également sont attentifs aux décisions de la Communauté européenne, qui peuvent gêner ou favoriser leur mouvement vers la démocratie et le développement.
49. Ces attentes de pays en difficulté vis-à-vis de l'Europe sont sans doute marquées par une certaine idéalisation de nos sociétés occidentales. Mais, en l'absence d'une coopération et d'une aide suffisantes, bien des pays du Sud ou en reconstruction — les pays anciennement communistes — verront leurs difficultés intérieures économiques et politiques s'aggraver. La paix du monde peut en être menacée. Ces attentes de pays extérieurs nous posent encore la question : notre société française, nos sociétés européennes, sont-elles des modèles ? Quelle société voulons-nous construire, non seulement dans l'espace national ou européen, mais aussi dans ses relations avec le reste du monde ?
50. L'économie de marché — avec l'ambiguïté que renferme ce terme —est acceptée presque partout. Elle apparaît normale, naturelle. En même temps, les réalités économiques sont parfois vues comme seules déterminantes et caractéristiques de l'évolution d'une société, alors que les changements ont des aspects culturels. La culture, la manière dont l'homme se comprend, accueille l'héritage du passé, conduit sa vie et se comporte en société, agit aussi sur l'économie elle-même.
51. (Pour une culture de l'homme) Aujourd'hui, la transmission des expériences et des cultures de nos prédécesseurs se fait mal. Une rupture risque de se produire entre les générations. Or, sans racines, quelle conscience commune peut naître ? La fringale de l'immédiat, de l'instant présent, de la possession en cascade d'objets convoités, tout ce que l'abondance autorise au rêve, obscurcit des horizons plus larges et risque de laisser l'homme dans la superficialité. Il n'est pas question de médire de l'abondance : l'homme n'est pas fait pour la disette. Mais il lui faut une force spirituelle qui le rende libre devant ces fascinations.
52. En deux domaines au moins, la passion de l'immédiat entraîne des effets pervers. Elle privilégie, dans l'économie, le rendement à court terme sur la ténacité. Naviguer à vue plonge dans l'incertitude. Sans perspective d'avenir, sans la confiance de ses actionnaires comme de ses salariés, quelle industrie connaîtrait la solidité ? La volonté de s'enrichir rapidement et à tout prix a fait tomber les dernières barrières contre la corruption, qui devient un danger social inquiétant. Des chrétiens ne peuvent l'accepter.
53. Nos sociétés occidentales sont, depuis plusieurs décennies, revenues de leur croyance au mythe du progrès par la seule technique. L'effondrement des systèmes communistes balaie des repères qui se révèlent illusoires pour l'homme. Le danger serait de jeter un discrédit sur toute recherche d'un progrès social commun, de fermer les yeux sur la nécessaire espérance pour se contenter des lois du marché, et de suspecter ceux qui œuvrent pour la dignité et la liberté de tous. La prétendue fin des idéologies risque de voir d'autres idéologies, d'autres totalitarismes, plus mesquins et plus subtils, prendre le relais.
54. On dénonce facilement aujourd'hui la valorisation du moi : l'individualisme. Mais réfléchit-on assez au fait que cet individualisme résulte de la pesanteur de notre société ? Il est souvent la dernière façon de protéger le sentiment d'exister. Quand on n'est important pour personne, il faut au moins compter à ses propres yeux. D'où le repli en cercles restreints, en petits groupes où il fait bon vivre.
55. Quand on met en parallèle les souffrances de millions d'hommes, les injustices qui écrasent tant de gens, les conditions inhumaines de vie et la famine, avec la recherche de l'amélioration d'un confort individuel, l'écart est si grand qu'il devient insupportable. Mais qu'un homme en soit réduit à ne s'occuper que de lui, n'est-ce pas aussi le signe d'une grande et profonde détresse, d'autant plus inquiétante qu'elle est ignorée ? Il nous paraît indispensable de favoriser les corps intermédiaires, les syndicats, les associations, les groupes qui humanisent la vie de quartier, afin de redonner le goût de sortir de soi en proposant une gamme d'actions concrètes accessibles au plus grand nombre. Sinon, dans un univers où « le moi est roi », qui sera le prochain de celui qui souffre ?
56. C'est aussi le temps d'un éclatement en corporatismes : un secteur professionnel revendique pour lui seul, un pays est tenté de s'enclore dans un nationalisme borné. L'égoïsme de groupe est aussi menaçant que celui des individus. Ces corporatismes conduisent au repli, à l'étouffement, à la violence.
57. Le bien commun, qui surpasse celui de chaque partie d'une société, est à valoriser. Nous l'avons indiqué dans notre texte sur l'honneur du politique (Documents Épiscopat, octobre 1991, n° 14 : « Politique : affaire de tous »), qui est le lieu pour surmonter la violence et construire une société humaine.
58. L'homme appelle un infini respect, car c'est ainsi que Dieu le traite. Dans la situation actuelle, la solidarité doit gouverner les performances. Le respect de tout homme doit orienter le progrès.
59. (La solidarité n'est pas un accessoire facultatif) La responsabilité personnelle, l'accomplissement personnel sont des valeurs. Mais, à trop insister sur ces valeurs de l'individu, il y a risque d'occulter que la relation aux autres est constitutive de la personne humaine. Chacun se construit, se structure à travers ses relations aux autres. La famille, la société ne sont pas un simple environnement dont il faut bien s'accommoder : elles sont essentielles à chaque personne humaine. Par suite, le souci que cette société vive de manière humaine n'est pas un accessoire, la solidarité n'est pas facultative. À la question de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? », il faut répondre : « Oui », que ce frère soit proche de moi dans ma famille, dans mon pays ou sur un autre continent.
60. Notre société est en attente de projets mobilisateurs, et en même temps méfiante, désabusée. Au cours de ce siècle, tant d'espoirs ou d'engouements massifs ont conduit à des catastrophes. Mais l'absence de projet collectif raisonné entraîne les plus grands risques pour l'avenir.
61. Nous pensons que les chemins de cet avenir passent par plus de cohésion sociale et plus de solidarité. Cette orientation se vit déjà à travers des politiques et des actions d'associations qui visent l'intégration, l'insertion, un urbanisme plus humain, l'aménagement du territoire... Un choix fondamental est à faire, qui est en même temps un projet : vouloir le développement solidaire de tous. Il s'agit non pas d'un égalitarisme facile, mais de la volonté que tous soient traités en personnes responsables.
62. (Vouloir lutter contre le chômage) La terre a été confiée aux hommes ensemble. Toute exclusion d'un homme ou d'un groupe, tout amoindrissement de la responsabilité d'un homme ou d'un groupe blessent l'humanité entière.
63. Contre une opinion trop couramment reçue, et qui conduit à la résignation, nous affirmons, avec les Semaines sociales de France de 1987 : « Le chômage n'est pas une fatalité dans nos sociétés développées. » Nous voulons insister sur des aspects culturels, sur de nécessaires changements de comportements dans les entreprises.
64. Le « travail en miettes » atrophie les capacités du travailleur et, ne le préparant pas à s'adapter, le destine au chômage. Et que dire de la surcharge de travail subie en silence, mais non sans fatigue, par peur de perdre sa place ? L'organisation du travail est à repenser pour le rendre plus qualifiant dans son exercice même, et de meilleure qualité. Il s'agit d'investir dans l'homme, par des situations de travail qui lui permettent d'avoir de l'initiative et de progresser, et par la formation continue pour tous. Celle-ci ne se limite pas à l'acquisition d'une compétence plus grande, elle donne à la personne une polyvalence, des capacités d'adaptation.
65. Comparée à d'autres pays, la France présente une rigidité dans les horaires qu'elle impose aux salariés. La proportion de travailleurs à temps partiel est plus faible qu'ailleurs. En schématisant, on n'a guère le choix qu'entre trente-neuf heures ou zéro heure par semaine. Un assouplissement permettrait à des salariés qui le désirent de travailler moins et mieux, et créerait des emplois.
66. Un courant se dessine pour valoriser l'apprentissage et l'enseignement par alternance. Si ces situations de formation orientent vers des métiers ayant réellement un avenir, les jeunes seront alors moins démunis pour trouver une place dans une entreprise. Mais sans doute pour cela faut-il encore changer beaucoup la pratique de l'apprentissage et améliorer la collaboration entre écoles et entreprises.
67. Notre pays souffre de cloisonnements entre individus ou institutions qui devraient collaborer étroitement pour l'emploi. Chefs d'entreprise d'une ville, directeurs d'écoles techniques, responsables de l'Agence nationale pour l'emploi, élus, se rencontrent-ils suffisamment ? Ces orientations ne prétendent pas être des solutions automatiques pour le problème de l'emploi ; mais, tenant compte de l'expérience, et de l'urgence de vraiment prendre au sérieux la plaie du chômage, elles sont présentées comme une invitation pressante à réfléchir et agir, même si, pour cela, il faut changer nos comportements habituels. Il est anormal que certains aient fréquemment trop de travail tandis que d'autres sont malades de ne pas en avoir.
68. Comment passer sous silence la situation d'extrême précarité des chômeurs en fin de droits ? Le nombre de personnes sans protection sociale, perdant leur droit au logement, ne cesse d'augmenter. Se taire à leur sujet est intolérable.
69. Tout en luttant pour que chacun, s'il le désire, ait accès à un emploi, il faut aussi aujourd'hui élargir la notion de travail. Le champ du travail est plus large que celui de l'emploi. Il comprend toutes les tâches humaines, les services, les responsabilités comme la responsabilité éducative des parents et de la famille par rapport aux enfants, les services et les liens quotidiens d'entraide.
70. (Miser sur la vitalité des ruraux) L'ampleur de la crise traversée aujourd'hui par le monde rural et surtout agricole ne peut faire oublier la capacité d'adaptation qu'il a manifestée dans son histoire. Face aux « choses nouvelles », il a relevé les défis. Ainsi sont nées de nombreuses associations en des domaines très divers : associations culturelles, sociales, sportives, scolaires, intercommunales, coopératives, mutualistes, syndicales et, plus récemment, SOS-Agriculteurs en difficulté. Il a su créer des liens, des institutions qui lui ont permis de s'adapter.
71. De nouvelles formes de coopération et de solidarité sont à développer, en particulier entre les diverses catégories d'agriculteurs très inégalement touchées par les mutations actuelles. La concertation avec les autres parties prenantes du monde rural, et aussi avec des professions industrielles, permet d'élaborer des projets réalistes. La concertation professionnelle et locale, conjuguée avec une politique d'aménagement du territoire — services publics, écoles, santé, commerces... — permettra de faire face au danger de désertification de certaines régions. Des conditions d'un avenir rural désirable à la fois pour les ruraux et les citadins sont ainsi à rassembler, les uns et les autres étant partenaires pour un vivre-ensemble.
72. (Coopérer pour la santé) La santé est une dimension de l'existence de tout homme et un enjeu de la vie sociale. Notre pays a déjà beaucoup réalisé pour l'accès du grand nombre aux soins de santé, mais il ne doit pas y avoir d'exclus du système de protection de la santé.
73. Le progrès lui-même fait surgir de nouveaux problèmes. Le développement de techniques nouvelles, la demande individuelle des usagers conduisent spontanément à un accroissement des dépenses de santé, que le corps social veut cependant maîtriser. Un malaise des soignants se manifeste alors, car le freinage de la croissance des dépenses de santé leur impose des contraintes difficilement supportables : la limitation des effectifs des personnels non médicaux dans les services hospitaliers provoque pour eux une surcharge de travail : elle porte préjudice aux malades autant qu'à eux-mêmes. Les restrictions budgétaires, telles qu'elles sont réparties, affectent tout le système de santé et c'est souvent au détriment des relations humaines entre le personnel soignant et les malades. Affaire de l'homme, la médecine déborde les seuls problèmes de spécialistes.
74. Le maintien et même l'amélioration des relations humaines doivent être pris en compte avec autant de soin que les améliorations techniques. Or le progrès des techniques thérapeutiques, en soi très positif, peut conduire à cloisonner le monde des soignants et à isoler le malade qui devient un « cas ». Il serait paradoxal que le progrès scientifique débouche sur un désert d'humanité. Il y a lieu de s'interroger sur l'accompagnement humain des soins, sur un entourage social du malade qui lui permette de vivre humainement sa situation.
75. Dans le domaine de la santé, praticiens et usagers ne peuvent esquiver les problèmes éthiques. Il ne suffit pas qu'une possibilité technique se présente pour qu'elle apporte une solution vraiment humaine. L'homme est confronté à des décisions concernant le début de la vie, la souffrance, la mort. Le progrès humain suppose l'exercice de la responsabilité de tous les partenaires : professionnels, pouvoirs publics, bénévoles, usagers, avec la création d'instances — par exemple des comités d'éthique — à même d'aborder les questions difficiles et de fixer des repères. C'est l'exigence éthique qui demande le développement des soins palliatifs pour les souffrances des personnes à l'approche de la mort, et qui refuse la « solution » faussement humaine de donner, par pitié, la mort à qui la réclame : « La plupart des demandes d'euthanasie sont des interrogations sur l'estime portée par autrui et des requêtes d'amour. Notre société répondra-t-elle par un geste de mort ? [...] La pitié, si elle désespère de la valeur d'autrui et de sa vie, se renie elle-même et peut devenir homicide » (déclaration du Conseil permanent de la Conférence des évêques de France, « Respecter l'homme proche de la mort », 23 septembre 1991[2]). Les questions difficiles concernant les formes de conception médicalement assistée, en particulier à l'intérieur d'un couple, doivent encore faire l'objet de recherche éthique : confrontées à l'expérience et à la réflexion des praticiens et de nombreux théologiens moralistes catholiques, les propositions déjà énoncées par des instances hiérarchiques appellent les chrétiens à un approfondissement fidèle du dynamisme spirituel de l'amour humain.
76. (Faire de l'école un projet commun) Notre enseignement est fréquemment secoué par des crises. Depuis 1945, une vingtaine de réformes se sont succédé.
77. L'effort de scolarisation a produit une élévation des connaissances générales. En même temps, il a maintenu en situation scolaire des jeunes non motivés, car les formes habituelles d'acquisition du savoir ne leur conviennent pas. Il en résulte désintérêt, marginalisation, échec. 15 % d'une génération scolaire risque ainsi de se trouver sans avenir. Ce phénomène se reproduit de lui-même, augmentant le nombre de jeunes sans horizon. L'accès aux meilleures formations est conditionné par des formes feutrées de sélection. Notre système d'enseignement est élitiste en ce qu'il est conçu principalement pour ceux qui avancent sans difficulté. Il est cependant connu que la prise en charge de chacun pour lui proposer une voie personnelle de réussite est le remède à l'échec scolaire et universitaire : ce dernier atteint des proportions inquiétantes (près de 30 % durant le premier cycle de l'université).
78. La formation continue des jeunes et des adultes donne à l'école une mission d'intégration et de développement permanent dans la société. Le danger serait, spécialement à l'heure de l'Europe, d'abandonner aux seules entreprises lucratives ces moyens de promotion par des filières professionnalisantes à court terme, mais plus tard génératrices de chômage.
79. Beaucoup s'émeuvent de ces déficiences et travaillent à y porter remède. Nous nous réjouissons des efforts entrepris pour que l'élève soit au cœur du système éducatif, pour que l'école serve le projet de l'élève, pour que la formation scolaire s'articule mieux sur la vie et sur les besoins des entreprises et de la vie sociale.
80. Mais de simples aménagements techniques suffiront-ils à résoudre les problèmes évoqués ? L'heure n'est-elle pas venue de se poser deux questions. L'école n'est pas seulement un lieu d'apprentissage individuel : quelle fonction sociale lui confier ? Par exemple : comment aider les jeunes d'origines si diverses à se découvrir et à s'enrichir mutuellement ? Comment permettre à des jeunes qui réussissent mal dans leurs études de pouvoir les reprendre après un temps de travail professionnel ? Peut-on séparer aisément l'instruction de l'éducation ? Quelles valeurs sociales l'école doit-elle, peut-elle transmettre ? Par exemple : le refus de la violence entre élèves, la solidarité, l'honnêteté dans le travail... L'objectif n'est pas de supprimer, par ce biais, la possibilité de mener les élèves doués au plus loin de leurs capacités. Il est d'apprendre que les talents reçus sont faits pour servir les autres. L'école n'a pas à remplacer la famille, les Églises, les institutions qui donnent accès au patrimoine spirituel et religieux de notre société pluraliste ; mais il est de sa mission de contribuer à éveiller les jeunes aux dimensions culturelle et spirituelle de l'existence humaine.
81. Les réalités scolaires sont insérées dans l'ensemble de notre société. Les conséquences sociales, morales et spirituelles de l'échec scolaire actuel sont très graves. Elles demandent que l'école devienne un projet commun.
82. (Élargir notre citoyenneté) Les réalités économiques, démographiques, écologiques, politiques de notre planète interdisent d'isoler du reste du monde le projet d'un seul pays. Il s'agit de faire œuvre commune pour le développement et la paix du monde.
83. Cette coopération se construit à plusieurs niveaux, en commençant par les relations interpersonnelles à travers les frontières et les relations bilatérales de nature économique et politique entre pays. Mais les problèmes, devenus mondiaux, appellent aussi des instances internationales de débat, de négociation et de décision. Malgré leurs faiblesses, des institutions comme l'ONU, la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe, et d'autres organismes mondiaux ou régionaux, sont des instruments que s'est donnés l'humanité pour substituer le droit à la violence de la loi de la jungle. Les institutions internationales ont un rôle important à jouer pour régler de manière équitable des problèmes cruciaux comme la paix au Proche-Orient, le sort des minorités en Europe, l'aide au développement, la régulation concertée des flux migratoires dus aux disparités démographiques et économiques, le contrôle des ventes d'armes... L'opinion publique est-elle suffisamment consciente de ce rôle ?
84. À un échelon plus proche, l'avenir de la France est à penser non dans une perspective limitée à la nation, mais dans le cadre de l'Europe. Les relations avec les pays anciennement communistes, la coopération avec les pays du tiers monde, la sécurité, la politique d'immigration relèvent de plus en plus de décisions européennes. C'est principalement dans ce cadre que doit prendre figure et consistance notre volonté de construire un monde plus humain.
85. Bien des contraintes pèsent sur les épaules des hommes : chômage, précarité, isolement... Le nombre et le poids de trop de souffrances risquent de décourager. Devant l'ampleur et l'urgence des tâches pour humaniser ce monde, beaucoup sont pris d'un sentiment d'impuissance. Seul, on ne peut pas grand-chose. De plus, face aux « phénomènes de marginalisation et d'exploitation », aux « conditions de profonde misère matérielle et morale » évoquées par Jean Paul II dans l'encyclique du centenaire, un doute s'instaure : faut-il les attaquer de front ? En effet, aujourd'hui, « il y a un risque de voir se répandre une idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu'à leur prise en considération, admettant à priori que toute tentative d'y faire face directement est vouée à l'insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement des forces du marché » (Centesimus annus, CA 42). Mais se laisser dominer par cette idéologie ou le sentiment d'impuissance, n'est-ce pas renoncer à donner sens à l'activité humaine ?
86. (Des raisons d'agir) C'est bien la question du sens de la vie qui est posée, directement et sans phrases, aux habitants de banlieues déshéritées, aux chômeurs isolés, aux travailleurs angoissés, aux enfants sans famille de Rio de Janeiro, aux réfugiés qui ne trouvent pas d'accueil. Il est précieux, le témoignage de ceux qui croient « contre toute espérance » (Rm 4, 18) qu'il vaut la peine d'engager ses forces pour faire respecter la vie humaine et lutter pour la justice. Ainsi, alors que le totalitarisme soviétique était encore pesant, la poussée patiente et courageuse des dissidents, des militants, de foules non violentes et résolues, a fait tomber des murs réputés inébranlables.
87. De tels témoins se lèvent dans ou en dehors de l'Église visible, et c'est heureux. L'Église ne revendique pas le monopole du service : en réponse à une question de ce genre, le Christ lui-même invitait à se réjouir du bien fait par d'autres que ses disciples (Mc 9, 40). Mais l'Église manquerait à sa mission si elle ne suscitait pas de témoins animés par la passion de Dieu ami des hommes. Elle a reçu mission d'annoncer la Bonne Nouvelle d'un salut en Jésus-Christ, d'une « vie en plénitude » (Jn 10, 10), offerte à ceux qui croient en son message ; dans le mouvement même d'accomplissement de sa mission, elle travaille à une communion entre les hommes, entre les peuples, fondée sur la justice, sur la reconnaissance mutuelle de chacun dans sa dignité de fils de Dieu.
88. Au début de l'ère industrielle, la situation était sombre. Léon XIII a lancé un appel dans Rerum novarum. Dans la mouvance du catholicisme social, des hommes et des femmes se sont mobilisés. Le syndicalisme chrétien naissant s'est renforcé. Avec d'autres, les chrétiens ont créé des mutuelles, des coopératives, des journaux d'orientation sociale, des caisses d'assurance, des systèmes d'allocations familiales et de protection sociale d'entreprises et de professions. Par cette action sur le terrain et par l'action politique, ils ont contribué à la préparation du système de protection sociale généralisée. Aujourd'hui, devant les taches d'intégration sociale, de justice, de solidarité aux dimensions européennes et planétaires, nous refusons la résignation et nous faisons appel, comme Léon XIII et Jean Paul II, au courage de l'espérance.
89. (Dieu crée du nouveau sur la terre, Jr 31, 22) La foi ne se cantonne pas dans la sphère privée. Attendant les « cieux nouveaux et la nouvelle terre » annoncés par le prophète Isaïe (65, 17), elle s'exprime en témoignant dans ce monde de la justice, de la paix et de la communion à venir.
90. Cent ans après Rerum novarum, nous avons évoqué des « choses nouvelles » : le drame d'une terre qui meurt, la montée du chômage et des peurs, les incertitudes éthiques... Mais également, nous voulons souligner et soutenir les efforts, les initiatives, la ténacité souvent cachée, de ceux qui ne désespèrent pas et travaillent à construire un monde plus humain. Ce sont là des signaux décisifs de ce qui se passe aujourd'hui. Dans une situation tragique, Jérémie, avec l'audace de la foi, osait proclamer que Dieu fait du nouveau sur la terre. Alors que le christianisme n'est encore qu'une poignée de communautés disséminées, l'apôtre Paul évoque les peines des croyants et ajoute : La vertu éprouvée produit l'espérance, et l'espérance ne déçoit pas, car l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné (Rm 5, 5-6).
91. En notre temps, bien des hommes connaissent peines et larmes. La dureté pèse sur beaucoup au point que s'établit un calme apparent qui pourtant ne peut laisser oublier les souffrances. Il est temps de réfléchir, à la lumière de notre foi, à ce que le Christ attend de nous. Ne laissons pas les difficultés devenir insolubles. La foi impose la vigilance, la réflexion, les engagements effectifs. Alors, avec l'apôtre Paul, nous pourrons voir dans les souffrances d'aujourd'hui les gémissements d'une terre en enfantement (Rm 8, 22).
92. L'Enfant de Noël était humble et fragile. Mais il était totalement donné. Il était petit et dépendant, mais vraiment solidaire. En fêtant sa nativité, nous accueillons la puissance de son espérance. Sa nouveauté est notre paix et notre joie.
La Documentation catholique, le 2042, 19 janvier 1992, p. 86-94.
[1] Voir La Documentation catholique, n°2031, p. 661.
[2] Voir La Documentation catholique, n° 2036, du 20 octobre 1991, p. 904-909.