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03 décembre 2012

Solidarité

Bertrand Cassaigne, Jésuite, Ceras, revue Projet

Solidarité Creative Commons - Pxhere

La charité est la source. La solidarité en est une traduction : principe de compréhension et d’action, qui exprime la manière dont est reconnue la dignité de chacun, au-delà des inégalités. A la fois reconnaissance des aspirations et mise en œuvre à travers un droit et des institutions.

La solidarité donne toute son extension à la charité. La charité donne tout son sens à la solidarité.

Lorsque l’Église catholique cherche à mettre en forme les fondements de son enseignement en matière sociale, lui conférant par là le statut d’une « doctrine », elle met en avant des principes, dont deux qu’elle présente comme « intimement liés » : le principe de solidarité et le principe de subsidiarité.

« En vertu du premier, l’homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun* de la société, à tous ses niveaux. Par là, la doctrine de l’Église est opposée à toutes les formes de l’individualisme social ou politique.

En vertu du second, ni l’État ni aucune société ne doivent se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés au niveau où elles peuvent agir… Par là, la doctrine de l’Église s’oppose à toutes les formes de collectivisme » (Congrégation pour la doctrine de la foi, Instruction sur Liberté chrétienne et libération, 73).

 La tradition solidarité

L’utilisation du terme de solidarité est relativement récente dans le discours de l’Église, qui parlait surtout de charité, de communion, de famille humaine – et qui continue de le faire1.

Il faut dire que, pendant longtemps, le mot relevait presque exclusivement du domaine juridique : des débiteurs étaient considérés comme solidaires (formant un tout, un « solide ») lorsque chacun d’eux était tenu aux mêmes obligations.

Son acclimatation dans la sphère sociale fut d’abord le fait d’écrivains chrétiens, pour évoquer le sentiment d’unité qui nous lie à nos semblables : « La solidarité (vous me permettez ce terme de jurisprudence)… notre unité mutuelle résulte de notre unité en Dieu », écrit Joseph de Maistre au début du XIXe2. Plus tard, Charles Renouvier ajoute : « Eminemment humaine, elle détruit à la base l’égoïsme, éminemment divine, elle rattache le mouvement de chacun des êtres aux lois éternelles que Dieu a prescrites au mouvement de leur ensemble »3.

Au tournant du XIXe au XXe siècle, la référence à la solidarité sera surtout reprise par des penseurs qui entendent rompre avec une vision religieuse. « J’ai voulu remplacer la charité du christianisme par la solidarité humaine », écrivait Léon Bourgeois, homme politique français, un des initiateurs du « solidarisme ». Cette école entend réconcilier la métaphysique et les sciences : elle apprend des sciences biologiques la nécessité de l’interdépendance (cf. solidarité mécanique et solidarité organique chez Émile Durkheim), elle permet de comprendre le passage d’une solidarité imposée à une solidarité voulue. Moins idéaliste que la fraternité, moins ambiguë que la charité (assimilée à la bienfaisance, la philanthropie, l’assistance), la solidarité traduit l’idée d’une dette mutuelle et donc l’engagement pour l’élaboration d’un droit positif : nous sommes débiteurs de manière inégale vis-à-vis de la société ; la solidarité appelle à une justice plus grande. A l’encontre d’une égalité abstraite (entre individus de fait inégaux), il s’agit de reconnaître que certains sont plus débiteurs que d’autres et que le droit doit corriger ces inégalités.

Tous les dispositifs publics de cohésion (de la sécurité sociale à la lutte contre l’exclusion) sont les fruits de cette vision.

 Réarticulation dans le discours de l’Église

Jean Paul II, très marqué par l’expérience polonaise du combat de Solidarnosc, où la solidarité des ouvriers s’est forgée dans le combat pour faire reconnaître leurs droits, réacclimatera le mot dans le discours de l’Église. Celui-ci avait déjà été utilisé par le Concile Vatican II (Gaudium et spes), qui relève parmi les « signes des temps », le « sens toujours croissant et inéluctable de la solidarité entre les peuples » (GS 46) et qui critique « une éthique individualiste, ignorant les solidarités sociales traduites dans des institutions, qui servent à améliorer les conditions de vie de tous » (GS 30). Paul VI, également, dans l’encyclique Populorum progressio souligne les aspirations à un monde plus solidaire (PP 43 et PP 64) : « La fraternité des peuples » engage à un « devoir de solidarité, de justice sociale, de charité universelle ».

Mais c’est son successeur qui en déploiera toutes les dimensions. La solidarité naît d’abord d’un constat, mais d’une manière sans doute moins « scientiste »4 que celle des premiers solidaristes, celui d’une interdépendance : « des liens forts et étroits », « des énergies positives livrées » par là même (Sollicitudo rei socialis, SRS 40). L’encyclique Sollicitudo rei socialis est l’encyclique de la solidarité. Le mot y revient plus de 20 fois !

Jean Paul II salue les « signes positifs » donnés par « la solidarité des pauvres entre eux, leurs actions de soutien mutuel, les manifestations sur le terrain social… » (SRS 39). De même, le fait que des hommes et des femmes, à travers le monde, « ressentent comme les concernant personnellement les injustices et les violations des droits de l’homme est un autre signe » (SRS 38)

Mais, au-delà du constat, c’est d’une vision de l’homme qu’il s’agit : « Au-delà des liens humains, si forts et si étroits, se profile un modèle d’unité du genre humain » (SRS 40) : « La solidarité nous aide à voir l’autre – personne, peuple ou nation – non comme un instrument dont on exploite les capacités mais comme notre semblable » (SRS 39).

Ce n’est pas affaire de sentiment, « d’impression ou d’attendrissement superficiel, c’est une détermination persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous » (SRS 38). Cette responsabilité passe par l’élaboration d’un droit, garanti par des institutions, au plan d’un État comme au plan international. En ce sens l’enseignement de l’Église avalise l’apport de l’école solidariste. Pour Jean Paul II, la solidarité passe par la justice sociale (Discours à l’OIT 9) ; elle passe aussi par une véritable organisation des échanges « entre les peuples, pour sortir des impasses du mal-développement (PP 64).

Le Conseil pontifical Justice et Paix proposait, déjà dans les années 70, que soit créé un « impôt mondial de solidarité5 ». Ce mot impôt, qui répugne à certains, traduit bien l’importance de la dimension politique de la solidarité. De même, dans le texte publié en octobre 2011, Justice et Paix réitère l’appel à la créationd’une « Autorité publiqueuniverselle » chargée de mettre en œuvre une vraie solidarité – qui n’est pas affaire de sentiment.

 La tradition thomiste

Cette importance donnée au « principe de solidarité » est à la fois moderne et traditionnelle. Les théologiens chrétiens – dont Saint Thomas – ont toujours rappelé que la dignité première de toute personne (aimée de Dieu) n’en faisait pas une monade isolée. Son bien n’est pas contradictoire avec celui de la société – et réciproquement. Face à un libéralisme absolu, l’Église a insisté sur cette dimension communautaire (cf. dès la première Église, Ac 4) et sur « la communion » à laquelle tous sont appelés.

L’image du Corps (cf. 1 Co 12), dont tous sont membres – des plus « dignes » aux plus obscurs – était l’expression de cette solidarité. Mais cette image a pu être présentée comme l’idéal d’un ordre social et gommer la dimension de justice à réaliser.

En reprenant le terme de solidarité, l’Église reconnaît cette exigence. Mais le fondement de l’interdépendance entre les hommes n’est pas seulement dans la nature humaine (ou dans la recherche d’une efficacité), ni dans un contrat social, mais bien dans le projet de Dieu. Et l’Église insiste sur la complémentarité entre solidarité et subsidiarité. La solidarité « instituée » est source de reconnaissance, de droits et d’obligations. Elle se forge à travers des mouvements sociaux comme à travers des règles partagées. Mais elle a toujours besoin d’être vitalisée – elle se sclérose à n’être que mécanique - par le bas, dans l’expérience de liens noués dans la coopération et dans l’action, comme par en haut, débordant l’étroitesse des groupes et des nations.

 Le travail et l’État

Jean Paul II a particulièrement insisté sur deux lieux importants : la solidarité par le travail et le rôle de l’État. Il étend la reconnaissance de « la grande solidarité des travailleurs » (LE 8), trop souvent maltraités par l’entreprise, aux chômeurs, aux jeunes sans emploi… (cf. Message à l’OIT). Il rappelle que l’État doit se préoccuper de manière spéciale des petits et des plus pauvres. « Plus les individus sont vulnérables, plus ils ont besoin de l’attention des autres et de l’intervention des pouvoirs publics… L’État a le devoir de définir le cadre juridique à l’intérieur duquel se déploient les rapports économiques. » (CA 10 et CA 15).

La solidarité est sans aucun doute, affirme Jean Paul II, une « vertu chrétienne » (SRS 40). Signe de reconnaissance d’une interdépendance, d’une dette réciproque, elle engage à la construction d’un droit et à une lutte pour la justice. Mais finalement elle est la traduction très concrète de la charité.

« A la lumière de la foi, elle tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale, du pardon et de la réconciliation » (SRS, 40). Car elle appelle à la fois à une conversion personnelle des attitudes et à une lutte contre des « mécanismes pervers » et des « structures de péché » (SRS, 40).

Benoît XVI, dans sa dernière encyclique, n’hésite pas à relier tous les termes : « Solidaire(s) dans une commune fraternité… La charité chrétienne est la force principale au service du développement (CV 13) », écrit-il en relisant l’encyclique Populorum progressio.. On pourrait dire que la solidarité est une expression de « l’amour dans la vérité », lui évitant de « basculer dans le sentimentalisme ». Et le pape insiste sur la clé de la solidarité pour répondre à la crise mondiale actuelle (CV 27).

1  « Le principe de solidarité, comme on dit aujourd’hui, dont j’ai rappelé la valeur dans Sollicitudo rei socialis dans l’ordre interne de chaque nation comme dans l’ordre international, apparaît comme l’un des principes fondamentaux de l’organisation politique et sociale. Il a été énoncé par Léon XIII sous le nom d’amitié, qu’on retrouve dans la philosophie grecque. Pie XI le désigne par le terme de « charité sociale » et Paul VI, élargissant le concept en fonction des dimensions mondiales de la question sociale, parlait de « civilisation de l’amour » (Centesimus Annus, CA 10).
2  J. de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, 1821.
3  Charles Renouvier, Manuel de philosophie moderne, 1842.
4   Le fondement de l’interdépendance, c’est la nature, le modèle est celui de l’intime coordination des parties d’un organisme que montre la physiologie.
5 Site du Vatican: Note du Conseil pontifical "Justice et Paix"

Pour aller plus loin

Une vidéo de Stéphane Duclos (CCFD-Terre solidaire) sur la solidarité

Retrouvez les vidéos sur la solidarité de Jeunes et engagés