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04 septembre 2011

Introduction à Divini Redemptoris

Sur le communisme athée

Jean-Louis Schlegel, Directeur de la rédaction de la revue Esprit

Une encyclique immédiatement controversée

Parmi toutes les encycliques du XXe siècle, Divini redemptoris a une place à part : bruyamment applaudie par les uns, elle fut récusée par d’autres, et ce pendant longtemps. Une formule fameuse est restée dans les mémoires, et en travers de la gorge pour certains : « Le communisme est intrinsèquement pervers. » Même ceux qui l’acceptaient ne comprenaient pas toujours pourquoi la même condamnation « intrinsèque » n’avait jamais frappé le capitalisme ou les dictatures militaires. Ce débat vieux comme la droite et la gauche et ces questions, seulement évoquées ici, n’ont évolué que bien plus tard de par la prise de conscience, au-delà de l’Église et parfois contre ses militants, de la nature du « socialisme réel » à l’Est et du phénomène totalitaire, dont il apparaissait en quelque sorte comme le type accompli.

Le contexte : un sentiment d’« invasion communiste » contre Dieu et la civilisation chrétienne

La condamnation directe ou indirecte du communisme n’était pas nouvelle cependant. Dès 1846 – deux ans avant le Manifeste communiste – Pie IX avait donné le coup d’envoi, suivi, en 1878, par Léon XIII. Il s’agissait cependant plus alors de récuser les formes de vie socio-politiques prônées par le communisme utopique et son rationalisme anticlérical qu’un système philosophique et politique1.

La Révolution russe de 1917 avait créé une situation nouvelle. D’une doctrine partagée par des groupuscules anarchistes et révolutionnaires, le marxisme-léninisme devenait l’assise et le programme systématiques d’un régime politique, dans un pays immense. De théorique, le communisme devenait pratique et mise en œuvre par des groupes et des hommes concrets. Et d’abord, on allait pouvoir juger de son attitude envers la religion, non plus à partir de son athéisme et de son matérialisme affichés dans les textes mais à partir de la vie concrète. On vit, en effet, sans tarder, le régime léniniste s’employer à extirper la religion par la force, c’est-à-dire par la persécution, sans attendre qu’elle s’éteigne par elle-même comme l’avait prophétisé Marx.

Persécution ? Justement, une propagande extrêmement habile et active laissait planer le doute en Occident sur la « nature véritable » de l’URSS, en particulier sur le statut véritable de la religion dans ce pays ; facilitée par le secret et la censure internes et vers l’extérieur, marquée par des volte-face tactiques, cette propagande alléguait la liberté de culte et de conscience inscrite dans la Constitution, le manque de loyalisme d’une Église féodale et réactionnaire devant le nouveau cours, ou encore niait, tout simplement, des faits trop connus ou présentés comme des « bavures »2. Si l’on songe que fort longtemps encore plus tard le bilan de l’Union soviétique à tous les niveaux fut controversé par certains, on comprend les hésitations de départ ou une certaine suspension du jugement sur le nouveau régime3, même si Pie XI, bien avant l’encyclique, n’a pas manqué une occasion de stigmatiser sa doctrine et ses actions4.

Dès cette époque, la gêne – la séduction aussi – provenait, pour les chrétiens, de l’ambiguïté de la doctrine : même si les communistes ne faisaient pas mystère ou même se faisaient gloire de leur athéisme et de leur matérialisme militants, il fallait bien reconnaître aussi qu’ils apparaissaient comme les défenseurs inlassables, jusqu’à l’héroïsme parfois, de la justice et de l’égalité. « Ils essaient, non sans succès, d’unir la lutte contre Dieu avec la lutte pour le pain quotidien », écrit Pie XI lui-même. Ne réalisent-ils pas, pour une part, l’exigence messianique et évangélique de justice totale ? Pour les chrétiens, ne sont-ce pas « nos problèmes qu’ils formulent en termes impérieux et subversifs »5 ? Dès les années 30, N. Berdiaeff marquait déjà justement combien le marxisme séduisait – dangereusement – par cette imbrication de vérité et d’erreur, bref, par sa ressemblance ou sa proximité avec le meilleur du christianisme.

Pourtant, à la « Question sociale » comme on disait alors, le catholicisme social en plein essor des années 20 et, en particulier, les mouvements d’Action catholique et les syndicats chrétiens très vivants donnaient une réponse d’autant plus vigoureuse qu’elle était soutenue sans équivoques par Pie XI. Réponses qui ne pouvaient empêcher, la crise aidant, le succès croissant des thèmes socialistes et communistes, tandis que les réponses libérales étaient battues en brèche. Il semble alors à beaucoup qu’on assistait à une montée en puissance du « bolchevisme » telle qu’elle menaçait la civilisation chrétienne tout entière ; en tout cas, dans les mouvements sociaux parfois violents – et violemment anticléricaux – nés de la crise, les communistes étaient fortement impliqués aux yeux des responsables de l’Église, comme en témoignent les lettres pastorales anticommunistes signées, par exemple, par les évêques irlandais (1931), autrichiens (1932), québécois (1933), belges, allemands, anglais, tchèques (1936), et les enquêtes menées alors par divers auteurs6.

En Italie et en Allemagne cependant, triomphent le fascisme et le national-socialisme, très antichrétiens (cf. les encycliques Non abbiamo bisogno, dès 1931, et surtout Mit brennender Sorge, en 1937, cf. p. 154), mais aussi très antibolchéviques (tout en s’appuyant sur des thèmes et des aspirations, ou un langage, « socialistes »). En France et en Espagne, dans les violences et les mouvements de rue qu’alimentait la grande crise, la gauche communiste et socialiste, voire anarchiste (en Espagne surtout), politique et syndicale, était fortement présente ; elle triomphait — provisoirement – lors des Fronts populaires de 1936, soulevant un immense enthousiasme, y compris chez bien des chrétiens « sociaux », intellectuels et ouvriers notamment. Dans l’Espagne encore largement féodale, l’Église restait extrêmement puissante, avec une hiérarchie très conservatrice et souvent monarchiste ; contre elle, le Frente Popular (février 1936), déchiré mais dominé par des influences communistes et anarchistes, déclencha une campagne de violences physiques et de restrictions légales, compréhensibles vu le climat politique et culturel, mais extrêmement provocatrices7.

En France, rien de tel, mais, dans un climat social tendu, la « politique de la main tendue » : « Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, employé, artisan, paysan, nous qui sommes laïques, parce que tu es notre frère et que tu es comme nous accablé des mêmes soucis8… » De cet appel de M. Thorez, peu sont dupes, mais sur le terrain – celui des grèves avec occupation d’usines de juin 1936 -, le syndicalisme chrétien et les mouvements d’Action catholique sont partie prenante, malgré les problèmes de conscience posés par l’unité d’action9. Plus généralement, la collaboration avec le Front populaire divisait les catholiques. Dans une interview de Léon Blum à Sept, la revue des dominicains, en février 1937, le Président du Conseil croyait « assurément possible » cette « collaboration positive à l’œuvre sociale du gouvernement » ; elle déchaîna une tempête à droite, jeta malaise et désarroi dans l’Église de France10… et aboutit à l’interdiction romaine de Sept. Ce désarroi et ces divisions étaient encore accrus par la guerre civile en Espagne. Alors que les violences insensées commises par les républicains avaient au départ valu la sympathie de la plupart des catholiques français aux troupes franquistes, les atrocités de ces dernières retournèrent une grande partie des intellectuels catholiques et d’autres avec eux, qui dénièrent à Franco le titre de « croisé », alors même que l’épiscopat espagnol et le Saint-Siège (avec plus de nuances) l’entendaient bien ainsi.

C’est tout ce contexte qu’il faut bien avoir à l’esprit en lisant Divini Redemptoris, publiée le 19 mars 1937. Nous en rappelons brièvement les articulations.

Les grandes articulations du texte

1-7 : malgré les condamnations antérieures, l’encyclique s’impose en raison des menaces contre la « civilisation chrétienne », dirigées de Moscou.

8-24 : La doctrine et la pratique communistes. « Fausse rédemption », pseudo-idéal de justice, évolutionnisme matérialiste et dialectique, dévaluation de la personne et de la famille, collectivisme économique, le communisme se présente comme un « nouvel Évangile », opposé à la raison et à la Révélation (DR 8-14).

Scientifiquement « dépassé », il se diffuse pourtant grâce aux mirages de l’égalité de tous, aux abus du libéralisme, à une propagande intense et habile, aux silences de la presse (DR 15-18).

La politique antireligieuse en Russie et au Mexique, la « fureur » des Espagnols, la persécution là où il réussit et le terrorisme là où il échoue sont les « fruits naturels du système » (DR19-24).

25-38 : la « lumineuse doctrine » de l’Église sur Dieu, sur l’homme, la famille, la société, l’État, est opposée point par point à la doctrine communiste ; en particulier, est « nécessaire l’instauration d’un ordre économique inspiré de la justice sociale et des sentiments de la charité chrétienne », « à égale distance des erreurs extrêmes comme des exagérations des partis ». Si cet ordre harmonieux n’existe pas, la faute en revient en grande partie au « libéralisme du siècle passé ».

39-59 : c’est la partie la plus vigoureuse de l’encyclique. Au nombre des moyens et des remèdes, il y a d’abord la conversion personnelle et le renouveau spirituel, mais surtout la charité, qui doit « atteindre plus directement le mal actuel » ; mais elle n’est rien sans la justice, et la justice sociale. L’encyclique est très vive ici : elle dénonce l’étouffement de Quadragesimo anno (la grande encyclique sociale de 1931) dans les « églises patronales » ( DR 50). L’application de la doctrine sociale – longuement exposée une fois encore – eût pourtant évité les maux présents, favorisés par les ruses communistes, l’infiltration brutale ou les offres de collaboration patelines avec les chrétiens : celle-ci est impensable, car « le communisme est intrinsèquement pervers » (DR 58).

60-82 : invitation aux prêtres, à l’Action catholique, aux organisations professionnelles, aux ouvriers catholiques, aux croyants et aux États chrétiens à payer d’exemple dans leurs efforts pour « regagner les masses ouvrières au Christ et à l’Église » et pour instaurer plus de justice en faveur des pauvres ; les « égarés » déjà atteints par le mal communiste sont appelés à revenir (DR 80).

Réflexions pour une lecture actuelle

Saluée comme il se doit à droite et à l’extrême droite, référence permanente de l’anticommunisme religieux depuis 1937, l’encyclique Divini Redemptoris est fortement située dans l’histoire, longue et houleuse, des rapports entre catholicisme et communisme au XXe siècle.

Située, d’abord, dans la critique « élémentaire » et « vulnérable », « sommaire »11, qu’elle fait du matérialisme de Marx et de l’entreprise soviétique. Ainsi la lutte des classes, par exemple, ressort essentiel de la pensée marxiste et, plus tard, au centre pour l’analyse militante de l’oppression capitaliste et pour l’unité d’action (sous-jacente déjà dans la « main tendue » de M. Thorez) qu’elle requiert, est à peine évoquée. Le capitalisme comme tel est d’ailleurs pratiquement absent, sinon sous le thème des excès et des abus du libéralisme sauvage et de l’appel, un peu moralisant, aux patrons pour qu’ils appliquent l’enseignement social de l’Église. Pour le régime soviétique, l’analyse « oublie » le rôle essentiel du Parti et de l’organisation, autrement dit la nature de l’État ou du système politique totalement nouveau – totalitaire pour tout dire – qui a émergé là. Il va de soi que nous ne faisons pas reproche à l’encyclique de ces omissions (les études marxologiques et soviétologiques étaient peu avancées elles aussi), mais elles expliquent pour une part la cécité politique sur le marxisme-léninisme, que l’encyclique ne parvenait pas à dissiper.

Elle y parvenait d’autant moins que la symétrie – système contre système – des deux premières parties avait le désavantage de donner une image du catholicisme particulièrement « carrée » voire fermée, que démentent justement les parties III et IV, comme si elles étaient rédigées d’une autre plume. On pourrait dire que le présupposé de l’encyclique – civilisation chrétienne et démocratie bourgeoise capitaliste sont « la » bonne société – relevait encore d’une évidence commune qu’il était inutile de justifier longuement, mais qu’il suffisait de réaffirmer. Pourtant, sur le terrain – et l’histoire ultérieure, en France par exemple, mais aussi en Italie ou en Espagne le montrera assez – la perte d’évidence, accélérée par la guerre et la modernisation industrielle de l’après-guerre, portera en particulier sur cette forme historique d’Église et de société, au moins dans le « progressisme » chrétien et chez les chrétiens de gauche des années 60.

Enfin, la phrase fameuse : « Le communisme est intrinsèquement pervers » vise l’aspect total et systématique du marxisme-léninisme dans une perspective avant tout religieuse : il n’est pas possible de choisir un terrain neutre ou préservé pour collaborer avec le marxisme et les marxistes, car ce ne pourrait être que ruse tactique ou illusion, pour aboutir inévitablement à l’extermination de la foi et de la civilisation chrétiennes. Cette proposition nous paraît entièrement vraie en ce qui concerne les textes théoriques de Marx et de Lénine12 ; elle aboutissait cependant à une très grande difficulté ou même à une impossibilité pratique, dans la mesure où le marxisme – il vaudrait mieux dire des hommes influencés ou agis par lui – fait partie intégrante du paysage intellectuel et professionnel des chrétiens à partir des années 30. Il était entré dans l’espace public et dans la société civile, dirions-nous aujourd’hui. Dès lors, si la phrase se veut un coup d’arrêt ou un avertissement, elle est néanmoins de peu d’aide dans les situations innombrables où la rencontre est d’abord de l’ordre du fait et non du choix. Très vite, l’exégèse et l’interprétation s’avèraient nécessaires pour la vie concrète13. Au lieu d’éclairer, l’encyclique, dans sa brutalité même, aura obscurci le débat et le rapport entre christianisme et marxisme en l’interdisant sans plus et en focalisant tout sur l’anti-christianisme du marxisme14.

Dans cette histoire, il est vrai, la Deuxième Guerre mondiale joua un rôle absolument décisif, en rapprochant « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » dans la lutte commune contre la barbarie.

Mais il faudra plus de trente ans pour rapprocher, dans l’histoire du xxe siècle, les deux mots : Goulag et Auschwitz, et donner raison à l’encyclique, au-delà et autrement qu’elle ne l’avait prévu, à un moment où la parole de l’Église témoignera moins du Royaume comme de la construction majestueuse et écrasante d’une « civilisation chrétienne » que comme d’un grain de sénevé, « la plus petite de toutes les graines », destiné à abriter un jour que nul ne sait, tous les oiseaux du ciel. (Mt 13,31).

1  Encycliques Quid pluribus de Pie IX et Quod Apostolici muneris de Léon XIII. Un article paru quelques mois avant cette encyclique dans Études (juillet 1878, pp. 66-75), la préfigure déjà en grande partie : le socialisme est une sorte de secte planétaire, dans la ligne de la Révolution française et des sociétés secrètes (maçonniques) du XVIIIesiècle ; il s’attaque principalement à trois choses : la religion, la famille, la propriété assimilée au « vol » – allusion très claire à Proudhon ; il y a une autre allusion claire à la Ire Internationale (F. Desjacques, « Socialisme ou christianisme »).

2  Méthodes exactement similaires chez Hitler et Mussolini, cf. sur ce dernier, G. Jarlot, Pie XI, Doctrine et action sociale (1922-1939), Éd. de l’Université grégorienne, 1973, pp. 280-315

3  Un exemple parmi beaucoup : dans un article signé Scrutator, les Dossiers de l’Action populaire écrivent, encore en 1937 ; « Si le communisme et le christianisme s’opposent “théoriquement", l’expérience soviétique n’a-t-elle pas apporté d’éléments susceptibles d’atténuer quelque peu cette opposition ? Il est moins facile de répondre d’une façon simple à cette question qu’on ne se l’imagine souvent » (Dossiers, janvier 1937, p. 45).

4 Cf. Jarlot, op. cit., pp. 391-393

5  Daniel-Rops, Tournant de la France, Spes, 1936, p. 191

6  En particulier dans Dossiers de l’Action populaire, janvier 1937 et numéros suivants et Documentation catholique en 1936 (nos 798, 808, 821) et 1937 (n° 825).

7  Cf. (entre autres), G. Jarlot, op. cit., pp. 316-352 ; il faudrait ajouter, au même moment, la persécution au Mexique, d’origine et de sens nettement marxisante, cf. Jarlot, ibid., pp. 85-111

8  Sur son effet chez certains catholiques, cf. textes de R. Honnert surtout et F. Mauriac, dans R. Rémond, Les catholiques, le communisme et les crises, 1929-1939, Armand Colin, 1960, pp. 218-228

9  Id., pp. 156-165

10  Id., pp. 228-238

11  Adjectifs de Jarlot, op. cit., p. 406 et E. Mounier, Esprit, mai 1937, p. 309

12  Une opinion non partagée par beaucoup, en particulier dans la ligne d’Althusser

13  Voir la note du P. Villain, « Autour de l’encyclique Divini Redemptoris, Communisme et Collaboration », dans Dossiers de l’Action populaire, août 1937, p. 1707 et les réflexions ironiques de Christianus dans la Vie intellectuelle, cité dans R. Rémond, ibid., pp. 242-244

14  La doctrine sur le communisme ne sera jamais remise en cause ultérieurement, mais elle connaîtra des développements, et des nuances importantes seront apportées. Ainsi, dans Pacem in terris (1963), Jean XXIII invite sans équivoque à distinguer les théories fausses, et immuables dans leur fausseté, d’avec les mouvements historiques qui en sont issus : ces derniers évoluent nécessairement, comportent toujours une part de vérité ou des éléments positifs, et sont rencontrés nécessairement par les chrétiens (n. 159-160). Dans Gaudium et spes (1965), l’insistance porte sur l’athéisme systématique du marxisme, mais simultanément, le texte conciliaire s’interroge sur les responsabilités de cet état de fait et sur les possibilités communes de construction d’un monde juste (n. 20-21). Enfin, dans Octogesima adveniens (Lettre au cardinal Roy, 1971), Paul VI constate l’éclatement des marxismes et des socialismes, et la diversité de leurs références ; la Lettre appelle à un discernement et récuse sans hésiter les « systèmes idéologiques qui s’opposent radicalement ou sur des points substantiels à la foi (chrétienne) et à sa conception de l’homme », c’est-à-dire l’idéologie marxiste et l’idéologie libérale (n. 26 ; cf. aussi n. 31-36).