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11 avril 1963

Pacem in terris

par Jean XXIII

Sur la Paix entre toutes les Nations, fondée sur la Vérité, la Justice, la Charité, la Liberté

LETTRE ENCYCLIQUE
INTRODUCTION
I. DROITS ET DEVOIRS DE L’HOMME ET COMMUNION SOCIALE
A. LES DROITS DE L’HOMME
B. LA VIE SOCIALE
C. L’HUMANITÉ EN PROGRÈS VERS LA COMMUNION SOCIALE
II. LA COMMUNAUTÉ POLITIQUE
A. L’AUTORITÉ
B. LE BIEN COMMUN
C. L’ÉTAT ET LES PERSONNES
D. ORGANISATION DES POUVOIRS
E. EXIGENCES DU TEMPS PRÉSENT
III. RELATIONS INTERNATIONALES
A. PRIMAT DE LA LOI MORALE
B. VÉRITÉ DANS LES RAPPORTS ENTRE LES ÉTATS
C. JUSTICE
D. SOLIDARITÉ
E. LIBERTÉ
F. L’ASPIRATION CONTEMPORAINE À LA PAIX
IV. L’ORGANISATION DE LA COMMUNAUTÉ MONDIALE
A. INTERDÉPENDANCES
B. INCAPACITÉ DES ÉTATS À ASSURER LE BIEN COMMUN UNIVERSEL
C. UNE AUTORITÉ POLITIQUE MONDIALE
D. TROIS CONDITIONS
E. E. L’ONU ET LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS
V. DIRECTIVES PASTORALES
A. PARTICIPATION DES CHRÉTIENS À LA VIE PUBLIQUE
B. RAPPORTS ENTRE CATHOLIQUES ET NON-CATHOLIQUES
C. LA PAIX : TÂCHE POUR TOUS LES HOMMES DE BONNE VOLONTÉ
D. PAR JÉSUS-CHRIST, PRINCE DE LA PAIX

Lettre encyclique

Introduction

1. La paix sur la terre, objet du profond désir de l’humanité de tous les temps, ne peut se fonder ni s’affermir que dans le respect absolu de l’ordre établi par Dieu.

L’exemple de l’ordre dans l’univers

2. Les progrès des sciences et les inventions de la technique nous en convainquent : dans les êtres vivants et dans les forces de l’univers, il règne un ordre admirable, et c’est la grandeur de l’homme de pouvoir découvrir cet ordre et se forger les instruments par lesquels il capte les énergies naturelles et les assujettit à son service.
3. Mais ce que montrent avant tout les progrès scientifiques et les inventions de la technique, c’est la grandeur infinie de Dieu, Créateur de l’univers et de l’homme lui-même. Il a créé l’univers en y déployant la munificence de Sa sagesse et de Sa bonté. Comme le dit le Psalmiste : « Seigneur, Seigneur, que Ton nom est magnifique sur la terre. »1 « Que Tes œuvres sont nombreuses, Seigneur ! Tu les as toutes accomplies avec sagesse. »2 Et II a créé l’homme intelligent et libre à Son image et ressemblance3, l’établissant maître de l’univers : « Tu l’as fait de peu inférieur aux anges ; de gloire et d’honneur Tu l’as couronné ; Tu lui as donné pouvoir sur les œuvres de Tes mains, Tu as mis toutes choses sous ses pieds. »4

L’ordre dans le monde de l’homme

4. L’ordre si parfait de l’univers contraste douloureusement avec les désordres qui opposent entre eux les individus et les peuples, comme si la force seule pouvait régler leurs rapports mutuels.
5. Pourtant le Créateur du monde a inscrit l’ordre au plus intime des hommes : ordre que la conscience leur révèle et leur enjoint de respecter : « Ils montrent gravé dans leur cœur, le contenu même de la Loi, tandis que leur conscience y ajoute son témoignage. »5 Comment n’en irait-il pas ainsi, puisque toutes les œuvres de Dieu reflètent Son infinie sagesse, et la reflètent d’autant plus clairement qu’elles sont plus élevées dans l’échelle des êtres6.
6. Mais la pensée humaine commet fréquemment l’erreur de croire que les relations des individus avec leur communauté politique peuvent se régler selon les lois auxquelles obéissent les forces et les éléments irrationnels de l’univers. Alors que les normes de la conduite des hommes sont d’une autre essence : il faut les chercher là où Dieu les a inscrites, à savoir dans la nature humaine.
7. Ce sont elles qui indiquent clairement leur conduite aux hommes, qu’il s’agisse des rapports des individus les uns envers les autres dans la vie sociale ; des rapports entre citoyens et autorités publiques au sein de chaque communauté politique ; des rapports entre les diverses communautés politiques ; enfin des rapports entre ces dernières et la communauté mondiale, dont la création est aujourd’hui si impérieusement réclamée par les exigences du bien commun universel.

I. Droits et devoirs de l'homme et communion sociale

8. Il faut parler d’abord de l’ordre qui doit régner entre les hommes.
9. Le fondement de toute société bien ordonnée et féconde, c’est le principe que tout être humain est une personne, c’est-à-dire une nature douée d’intelligence et de volonté libre. Par là même il est sujet de droits et de devoirs, découlant les uns et les autres, ensemble et immédiatement, de sa nature : aussi sont-ils universels, inaliénables7.
10. Si nous considérons la dignité humaine à la lumière des vérités révélées par Dieu, nous ne pouvons que la situer bien plus haut encore. Les hommes ont été rachetés par le sang du Christ Jésus, faits par la grâce enfants et amis de Dieu et institués héritiers de la gloire éternelle.

A. Les droits de l'homme

Droit à l'existence et aux biens de l'esprit

11. Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique et aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence décente, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement, l’habitation, le repos, les soins médicaux, les services sociaux. Par conséquent, l’homme a droit à la sécurité en cas de maladie, de veuvage, de vieillesse, de chômage et chaque fois qu’il est privé de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté8.
12. Tout être humain a droit au respect de sa personne, à sa bonne réputation, à la liberté dans la recherche de la vérité, dans l’expression et la diffusion de la pensée, dans la création artistique, les exigences de l’ordre moral et du bien commun étant sauvegardées ; il a droit également à une information objective.
13. La nature revendique aussi pour l’homme le droit d’accéder aux biens de la culture, et par conséquent d’acquérir une instruction de base ainsi qu’une formation technico-professionnelle correspondant au degré de développement de la communauté politique à laquelle il appartient. Il faut faire en sorte que le mérite de chacun lui permette d’accéder aux degrés supérieurs de l’instruction et d’arriver, dans la société, à des postes et à des responsabilités aussi adaptés que possible à ses talents et à sa compétence9.
14. Chacun a le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de la conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique. Lactance le déclare avec clarté : « Nous recevons l’existence pour rendre à Dieu, qui nous l’accorde, le juste hommage qui Lui revient, pour Le connaître Lui seul et ne suivre que Lui. Cette obligation de piété filiale nous enchaîne à Dieu et nous relie à Lui, d’où son nom de religion. »10 À ce sujet Notre prédécesseur d’immortelle mémoire, Léon XIII, affirmait : « Cette liberté véritable, réellement digne des enfants de Dieu, qui sauvegarde comme il faut la noblesse de la personne humaine, prévaut contre toute violence et toute injuste tentative ; l’Église l’a toujours demandée, elle n’a jamais rien eu de plus cher. Constamment les Apôtres ont revendiqué cette liberté-là, les Apologistes l’ont justifiée dans leurs écrits, les Martyrs en foule l’ont consacrée de leur sang. »11
15. Tout homme a droit à la liberté dans le choix de son état de vie. Il a par conséquent le droit de fonder un foyer, où l’époux et l’épouse interviennent à égalité de droits et de devoirs, ou bien celui de suivre la vocation au sacerdoce ou à la vie religieuse12.
16. La famille, fondée sur le mariage librement contracté, un et indissoluble, est et doit être tenue pour la cellule première et naturelle de la société. De là, l’obligation de mesures d’ordre économique, social, culturel et moral, de nature à en consolider la stabilité et à lui faciliter l’accomplissement du rôle qui lui incombe.
17. Aux parents, en tout premier lieu, revient le droit d’assurer l’entretien et l’éducation de leurs enfants13.

Droits économiques et sociaux

18. Tout homme a droit au travail et à l’initiative dans le domaine économique14.
19. À ces droits est lié indissolublement le droit à des conditions de travail qui ne compromettent ni la santé ni la moralité et qui n’entravent pas le développement normal de la jeunesse ; et, s’il s’agit des femmes, le droit à des conditions de travail en harmonie avec les exigences de leur sexe et avec leurs devoirs d’épouses et de mères15.
20. La dignité humaine fonde également le droit de déployer l’activité économique dans des conditions normales de responsabilité personnelle16. Il en résulte aussi – et il convient de le souligner – qu’à l’ouvrier est dû un salaire à déterminer selon les normes de la justice ; compte tenu des possibilités de l’employeur, cette rémunération devra permettre au travailleur et à sa famille un niveau de vie conforme à la dignité humaine. Notre prédécesseur Pie XII, le disait : « À la loi du travail, inscrite dans la nature, répond le droit tout aussi naturel pour l’homme de tirer de son labeur de quoi vivre et faire vivre ses enfants ; si profondément est ordonné en vue de la conservation de l’homme l’empire sur la nature. »17
21. De la nature de l’homme dérive également le droit à la propriété privée des biens, y compris les moyens de production. Comme Nous l’avons enseigné, ce droit « est une garantie efficace de la personne humaine et une aide pour le libre exercice de ses diverses responsabilités ; il contribue à la tranquillité du foyer domestique, non sans profit pour la paix et la prospérité publiques »18.
22. Par ailleurs, il n’est pas hors de propos de rappeler que la propriété privée comporte en elle-même une fonction sociale19.

Droits de société, de communication et de participation

23. Du fait que l’être humain est ordonné à la vie en société découle le droit de réunion et d’association, celui de donner aux groupements les structures qui paraissent mieux servir leurs buts, le droit d’y assumer librement certaines responsabilités en vue d’atteindre ces mêmes buts20.
24. L’encyclique Mater et Magistra dit à bon droit que la création de bon nombre d’associations ou corps intermédiaires, capables de poursuivre des objectifs que les individus ne peuvent atteindre qu’en s’associant, apparaît comme un moyen absolument indispensable pour l’exercice de la liberté et de la responsabilité de la personne humaine21.
25. Tout homme a droit à la liberté de mouvement et de séjour à l’intérieur de la communauté politique dont il est citoyen ; il a aussi le droit, moyennant des motifs valables, de se rendre à l’étranger et de s’y fixer22. Jamais l’appartenance à telle ou telle communauté politique ne saurait empêcher qui que ce soit d’être membre de la famille humaine, citoyen de cette communauté universelle où tous les hommes sont rassemblés par des liens communs.

Droits civiques

26. À la dignité de la personne humaine est attaché le droit de prendre une part active à la vie publique et de concourir personnellement au bien commun. « L’homme comme tel, bien loin d’être l’objet et un élément passif de la vie sociale, en est et doit en être et en rester le sujet, le fondement et la fin. »23
27. Autre droit fondamental de la personne : la protection juridique de ses propres droits, protection efficace, égale pour tous et conforme aux normes objectives de la justice. « De l’ordre juridique, voulu par Dieu, découle pour les hommes ce droit inaliénable qui garantit à chacun la sécurité juridique et une sphère concrète de droits défendue contre tout empiétement arbitraire. »24

B. La vie sociale

Réciprocité des droits et devoirs

28. Jusqu’ici nous avons rappelé une suite de droits de nature. Chez l’homme, leur sujet, ils sont liés à autant de devoirs. La loi naturelle confère les uns, impose les autres ; de cette loi ils tiennent leur origine, leur persistance et leur force indéfectible.
29. Ainsi, par exemple, le droit à la vie entraîne le devoir de se conduire avec dignité ; au droit de chercher librement le vrai répond le devoir d’approfondir et d’élargir cette recherche.
30. Dans la vie en société, tout droit conféré à une personne par la nature crée chez les autres un devoir, celui de reconnaître et de respecter ce droit. Tout droit essentiel de l’homme emprunte en effet sa force impérative à la loi naturelle qui le donne et qui impose l’obligation correspondante. Ceux qui, dans la revendication de leurs droits, oublient leurs devoirs ou ne les remplissent qu’imparfaitement, risquent de démolir d’une main ce qu’ils construisent de l’autre.

Collaboration pour le plus grand bien de tous

31. Êtres essentiellement sociables, les hommes ont à vivre les uns avec les autres, et à promouvoir le bien les uns des autres. Aussi l’harmonie d’un groupe réclame-t-elle la reconnaissance et l’accomplissement des droits et des devoirs. Mais en outre chacun est appelé à concourir généreusement à l’avènement d’un ordre collectif qui satisfasse toujours plus largement aux droits et aux obligations.
32. Ainsi, il ne suffit pas de reconnaître et de respecter le droit de l’homme aux moyens d’existence ; il faut s’employer, chacun selon ses forces, à les lui procurer en suffisance.
33. La vie en société ne doit pas seulement assurer l’ordre ; elle doit apporter des avantages à ses membres. Cela suppose la reconnaissance et le respect des droits et devoirs, mais cela demande de plus la collaboration de tous selon les multiples modalités que le développement actuel de la civilisation rend possibles, désirables ou nécessaires.

La société, fruit de la responsabilité et de la liberté

34. La dignité de la personne humaine exige que chacun agisse suivant une détermination consciente et libre. Dans la vie de société, c’est surtout de décisions personnelles qu’il faut attendre le respect des droits, l’accomplissement des obligations, la coopération à une foule d’activités. L’individu devra y être mû par conviction personnelle, de sa propre initiative, par son sens des responsabilités, et non sous l’effet de contraintes ou de pressions extérieures. Une société fondée uniquement sur des rapports de forces n’aurait rien d’humain : elle comprimerait nécessairement la liberté des hommes, au lieu d’aider et d’encourager ceux-ci à se développer et à se perfectionner.

« Réalité d’ordre spirituel »

35. Voilà pourquoi une société n’est dûment ordonnée, bienfaisante, respectueuse de la personne humaine, que si elle se fonde sur la vérité, selon l’avertissement de saint Paul : « Rejetez donc le mensonge ; que chacun de vous dise la vérité à son prochain car nous sommes membres les uns des autres. »25 Cela suppose que soient sincèrement reconnus les droits et les devoirs mutuels. Cette société doit, en outre, reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs ; elle doit être vivifiée par l’amour, attitude d’âme qui fait éprouver à chacun comme siens les besoins d’autrui, lui fait partager ses propres biens, et incite à un échange toujours plus intense dans le domaine des valeurs spirituelles. Cette société enfin doit se réaliser dans la liberté, c’est-à-dire de la façon qui convient à des êtres raisonnables, faits pour assumer la responsabilité de leurs actes.
36. La vie en société, Vénérables Frères et chers Fils, doit être considérée avant tout comme une réalité d’ordre spirituel. Elle est, en effet, échange de connaissances dans la lumière de la vérité, exercice de droits et accomplissement de devoirs ; émulation dans la recherche du bien moral ; communion dans la noble jouissance du beau en toutes ses expressions légitimes ; disposition permanente à communiquer à autrui le meilleur de soi-même et aspiration commune à un constant enrichissement spirituel. Telles sont les valeurs qui doivent animer et orienter toutes choses : activité culturelle, vie économique, organisation sociale, mouvements et régimes politiques, législation, et toute autre expression de la vie sociale dans sa continuelle évolution.
37. L’ordre propre aux communautés humaines est d’essence morale. En effet, c’est un ordre qui a pour base la vérité, qui se réalise dans la justice, qui demande à être vivifié par l’amour et qui trouve dans la liberté un équilibre sans cesse rétabli et toujours plus humain.
38. Cet ordre moral – universel, absolu et immuable dans ses principes – a son fondement objectif dans le vrai Dieu transcendant et personnel, Vérité première et Souverain Bien, source la plus profonde de vitalité pour une société ordonnée, féconde et conforme à la dignité des personnes qui la composent26. Saint Thomas d’Aquin s’exprime clairement à ce sujet : « La volonté humaine a pour règle et pour mesure de son degré de bonté la raison de l’homme ; celle-ci tient son autorité de la loi éternelle qui n’est autre que la raison divine… Ainsi, c’est bien clair, la bonté du vouloir humain dépend bien plus de la loi éternelle que de la raison humaine27. »

C. L’humanité en progrès vers la communion sociale

39. Trois traits caractérisent notre époque.
40. D’abord la promotion économique et sociale des classes laborieuses. Celles-ci ont en premier lieu concentré leur effort dans la revendication de droits surtout économiques et sociaux ; puis elles ont élargi cet effort au plan politique ; enfin au droit de participer dans les formes appropriées aux biens de la culture. Aujourd’hui, chez les travailleurs de tous les pays, l’exigence est vivement sentie d’être considérés et traités non comme des êtres sans raison ni liberté, dont on use à son gré, mais comme des personnes, dans tous les secteurs de la vie collective : secteur économico-social, culturel et politique.
41. Une seconde constatation s’impose à tout observateur : l’entrée de la femme dans la vie publique, plus rapide peut-être dans les peuples de civilisation chrétienne ; plus lente, mais de façon toujours ample, au sein des autres traditions ou cultures. De plus en plus consciente de sa dignité humaine, la femme n’admet plus d’être considérée comme un instrument ; elle exige qu’on la traite comme une personne aussi bien au foyer que dans la vie publique.
42. Enfin l’humanité, par rapport à un passé récent, présente une organisation sociale et politique profondément transformée. Plus de peuples dominateurs et de peuples dominés : toutes les nations ont constitué ou constituent des communautés politiques indépendantes.
43. Les hommes de tout pays et continent sont aujourd’hui citoyens d’un État autonome et indépendant, ou ils sont sur le point de l’être. Personne ne veut être soumis à des pouvoirs politiques étrangers à sa communauté ou à son groupe ethnique. On assiste, chez beaucoup, à la disparition du complexe d’infériorité qui a régné pendant des siècles et des millénaires ; chez d’autres, s’atténue et tend à disparaître, au contraire, le complexe de supériorité, issu de privilèges économiques et sociaux, du sexe ou de la situation politique.
44. Maintenant, en effet, s’est propagée largement l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes. Aussi, du moins en théorie, ne trouve-t-on plus de justification aux discriminations raciales. Voilà qui représente une étape importante sur la route conduisant à une communauté humaine établie sur la base des principes que Nous avons rappelés. Maintenant, à mesure que l’homme devient conscient de ses droits, germe comme nécessairement en lui la conscience d’obligations correspondantes : ses propres droits, c’est avant tout comme autant d’expressions de sa dignité qu’il devra les faire valoir, et à tous les autres incombera l’obligation de reconnaître ces droits et de les respecter.
45. Et une fois que les normes de la vie collective se formulent en termes de droits et de devoirs, les hommes s’ouvrent aux valeurs spirituelles et comprennent ce qu’est la vérité, la justice, l’amour, la liberté ; ils se rendent compte qu’ils appartiennent à une société de cet ordre. Davantage : ils sont portés à mieux connaître le Dieu véritable, transcendant et personnel. Alors leurs rapports avec Dieu leur apparaissent comme le fond même de la vie, de la vie intime vécue au secret de l’âme et de celle qu’ils mènent en communauté avec les autres.

II. La communauté politique

A. L’autorité

46. À la vie en société manqueraient l’ordre et la fécondité sans la présence d’hommes légitimement investis de l’autorité et qui assurent la sauvegarde des institutions et pourvoient dans une mesure suffisante au bien commun. Leur autorité, ils la tiennent tout entière de Dieu, comme l’enseigne saint Paul : « Il n’est pas d’autorité qui ne vienne de Dieu. »28 La doctrine de l’Apôtre est ainsi expliquée par saint Jean Chrysostome : « Que voulez-vous dire ? Chacun des gouvernants serait-il établi par Dieu dans sa fonction ? Ce n’est pas ce que j’affirme, répondra Paul ; je ne parle pas des individus revêtus du pouvoir, mais proprement de leur mandat. Qu’il y ait des pouvoirs publics, que des hommes commandent, que d’autres soient subordonnés, et que tout n’arrive pas au hasard, voilà, dis-je, ce qui est le fait de la sagesse divine. »29 En d’autres termes : puisque Dieu a doté de sociabilité la créature humaine, mais puisque nulle société « n’a de consistance sans un chef dont l’action efficace et unifiante mobilise tous les membres au service des buts communs, toute communauté humaine a besoin d’une autorité qui la régisse. Celle-ci, tout comme la société, a donc pour auteur la nature et du même coup Dieu Lui-même »30.
47. Pour autant l’autorité n’échappe point à toute loi. Elle consiste précisément dans le pouvoir de commander selon la droite raison. Dès lors toute sa force impérative lui vient de l’ordre moral, lequel à son tour repose sur Dieu, son principe et sa fin. « L’ordre absolu des vivants et la fin même de l’homme – de l’homme libre, sujet de devoirs et de droits inviolables, de l’homme origine et fin de la société – regardent aussi la cité comme communauté nécessaire et dotée de l’autorité ; sans celle-ci pas d’existence, pas de vie pour le groupe… Suivant la droite raison et surtout la foi chrétienne, cet ordre universel trouve nécessairement son origine en Dieu, être personnel et notre Créateur à tous ; par conséquent les titres des pouvoirs publics se ramènent à une certaine participation de l’autorité divine elle-même. »31
48. Aussi bien, si le pouvoir s’appuie exclusivement ou principalement sur la menace et la crainte des sanctions pénales ou sur la promesse des récompenses, son action ne réussit aucunement à susciter la recherche du bien commun ; y parviendrait-il, ce serait d’une façon étrangère à la dignité de l’homme, être libre et raisonnable. L’autorité est avant tout une force morale. Ses détenteurs doivent donc faire appel en premier lieu à la conscience, au devoir qui incombe à tous de servir avec empressement les intérêts communs. Mais les hommes sont tous égaux en dignité naturelle ; aucun n’a le pouvoir de déterminer chez un autre le consentement intime ; ce pouvoir est réservé à Dieu, le seul qui scrute et qui juge les décisions secrètes de chacun.
49. Par suite, l’autorité humaine ne peut lier les consciences que dans la mesure où elle se relie à l’autorité de Dieu et en constitue une participation32.
50. Ainsi se trouve garantie la dignité même des citoyens car l’obéissance qu’ils rendent aux détenteurs de l’autorité ne va pas à des hommes comme tels ; elle est un hommage adressé à Dieu, Créateur et Providence, qui a soumis les rapports humains à l’ordre qu’il a Lui-même établi. Et bien loin de nous abaisser en rendant à Dieu le respect qui Lui est dû, nous ne faisons en cela que nous élever et nous ennoblir, puisque c’est régner que servir Dieu33.
51. L’autorité, exigée par l’ordre moral, émane de Dieu. Si donc il arrive aux dirigeants d’édicter des lois ou de prendre des mesures contraires à cet ordre moral et par conséquent, à la volonté divine, ces dispositions ne peuvent obliger les consciences car « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes »34. Bien plus, en pareil cas, l’autorité cesse d’être elle-même et dégénère en oppression. « La législation humaine ne revêt le caractère de loi qu’autant qu’elle se conforme à la juste raison ; d’où il appert qu’elle tient sa vigueur de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s’écarte de la raison, on la déclare injuste, elle ne vérifie pas la notion de loi, elle est plutôt une forme de la violence. »35
52. L’origine divine de l’autorité n’enlève aucunement aux hommes le pouvoir d’élire leurs gouvernants, de définir la forme de l’État ou d’imposer des règles et des bornes à l’exercice de l’autorité. Ainsi la doctrine que Nous venons d’exposer convient à toute espèce de régime vraiment démocratique36.

B. Le bien commun

53. Tous les individus et tous les corps intermédiaires sont tenus de concourir, chacun dans sa sphère, au bien de l’ensemble. Et c’est en harmonie avec celui-ci qu’ils doivent poursuivre leurs propres intérêts et suivre, dans leurs apports – en biens et en services – les orientations que fixent les pouvoirs publics selon les normes de la justice et dans les formes et limites de leur compétence. Les actes commandés par l’Autorité devront être parfaitement corrects en eux-mêmes, d’un contenu moralement bon, ou tout au moins susceptible d’être orienté au bien.
54. Toutefois, la fonction gouvernementale n’ayant de sens qu’en vue du bien commun, les dispositions prises par ses titulaires doivent à la fois respecter la véritable nature de ce bien et tenir compte de la situation du moment37.
55. Les particularités ethniques qui distinguent les différents groupes humains s’inscrivent dans l’aire du bien commun, sans suffire pour autant à sa définition complète38. Ce bien commun ne peut être défini doctrinalement, dans ses aspects essentiels et les plus profonds, ni non plus être déterminé historiquement qu’en référence à l’homme : il est, en effet, un élément essentiellement relatif à la nature humaine39.
56. Ensuite, la nature même de ce bien impose que tous les citoyens y aient leur part, sous des modalités diverses d’après l’emploi, le mérite et la condition de chacun. C’est pourquoi l’effort des pouvoirs publics doit tendre à servir les intérêts de tous sans favoritisme à l’égard de tel particulier ou de telle classe de la société. Notre prédécesseur Léon XIII le disait en ces termes : « On ne saurait en aucune façon permettre que l’autorité civile tourne au profit d’un seul ou d’un petit nombre, car elle a été instituée pour le bien commun de tous. »40 Mais des considérations de justice et d’équité dicteront parfois aux responsables de l’État une sollicitude particulière pour les membres les plus faibles du corps social, moins armés pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts légitimes41.
57. Ici Nous devons attirer l’attention sur le fait que le bien commun concerne l’homme tout entier, avec ses besoins tant spirituels que matériels. Conçu de la sorte, le bien commun réclame des gouvernements une politique appropriée, respectueuse de la hiérarchie des valeurs, ménageant en juste proportion au corps et à l’âme les ressources qui leur conviennent42.
58. Ces principes sont en parfaite harmonie avec ce que Nous avons exposé dans notre encyclique Mater et magistra : le bien commun « embrasse l’ensemble des conditions de vie en société qui permettent à l’homme d’atteindre sa perfection propre de façon plus complète et plus aisée »43.
59. Composé d’un corps et d’une âme immortelle, l’homme ne peut, au cours de cette existence mortelle, satisfaire à toutes les requêtes de sa nature ni atteindre le bonheur parfait. Aussi les moyens mis en œuvre au profit du bien commun ne peuvent-ils faire obstacle au salut éternel des hommes, bien plus ils doivent y aider positivement44.

C. L’État et les personnes

60. Pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ; dès lors le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs. Car « la mission essentielle de toute autorité politique est de protéger les droits inviolables de l’être humain et de faire en sorte que chacun s’acquitte plus aisément de sa fonction particulière »45.
61. C’est pourquoi si les Pouvoirs publics viennent à méconnaître ou à violer les droits de l’homme, non seulement ils manquent au devoir de leur charge, mais leurs dispositions sont dépourvues de toute valeur juridique46.
62. C’est donc là un devoir fondamental des Pouvoirs publics d’ordonner les rapports juridiques des citoyens entre eux, de manière que l’exercice des droits chez les uns n’empêche ou ne compromette pas chez les autres le même usage, et s’accompagne de l’accomplissement des devoirs correspondants II s’agit enfin de maintenir l’intégrité des droits pour tout le monde et de la rétablir en cas de violation47.
63. Il incombe encore aux Pouvoirs publics de contribuer à la création d’un état de choses qui facilite à chacun la défense de ses droits et l’accomplissement de ses devoirs. Car l’expérience nous montre que si l’autorité n’agit pas opportunément en matière économique, sociale ou culturelle, des inégalités s’accentuent entre les citoyens, surtout à notre époque, au point que les droits fondamentaux de la personne restent sans portée efficace et que l’accomplissement des devoirs correspondants en est compromis.
64. Il est donc indispensable que les Pouvoirs publics se préoccupent de favoriser l’aménagement social parallèlement au progrès économique ; ainsi veilleront-ils à développer, dans la mesure de la productivité nationale, des services essentiels tels que le réseau routier, les moyens de transport et de communication, la distribution d’eau potable, l’habitat, l’assistance sanitaire, l’instruction, les conditions propices à la pratique religieuse, les loisirs. Ils s’appliqueront à organiser des systèmes d’assurances pour les cas d’événements malheureux et d’accroissement de charges familiales, de sorte qu’aucun être humain ne vienne à manquer des ressources indispensables pour mener une vie décente. Ils auront soin que les ouvriers en état de travailler trouvent un emploi proportionné à leurs capacités ; que chacun d’eux reçoive le salaire conforme à la justice et à l’équité ; que les travailleurs puissent se sentir responsables dans les entreprises ; qu’on puisse constituer opportunément des corps intermédiaires, qui ajoutent à l’aisance et à la fécondité des rapports sociaux ; qu’à tous enfin les biens de la culture soient accessibles sous la forme et au niveau appropriés.
65. L’intérêt commun exige que les Pouvoirs publics, en ce qui concerne les droits de la personne, exercent une double action : l’une de conciliation et de protection, l’autre de valorisation, tout en veillant soigneusement à leur judicieux équilibre. D’une part on veillera à ce que la prédominance accordée à des individus ou à certains groupes n’installe pas dans la nation des situations privilégiées ; par ailleurs le souci de sauvegarder les droits de tous ne doit pas déterminer une politique qui, par une singulière contradiction, réduirait excessivement ou rendrait impossible le plein exercice de ces mêmes droits. « Une chose demeure acquise : l’action de l’État en matière économique, si loin qu’elle porte, si profondément qu’elle atteigne les ressorts de la société, ne peut supprimer la liberté d’action des individus ; elle doit au contraire la favoriser pourvu que soient sauvegardés les droits essentiels de chaque personne humaine. »48
66. C’est toujours à cet équilibre que doivent tendre les multiples efforts entrepris par les Pouvoirs publics pour faciliter aux citoyens la jouissance de leurs droits et leur rendre moins ardu l’accomplissement de leurs obligations dans tous les secteurs de la vie sociale.

D. Organisation des pouvoirs

67. Il est impossible de définir une fois pour toutes quelle est la structure la meilleure pour l’organisation des Pouvoirs publics, et selon quelles formules s’exerceront le mieux les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.
68. En effet pour déterminer la forme du gouvernement et les modalités de son fonctionnement, la situation particulière et les circonstances historiques de chaque peuple sont d’un très grand poids ; or elles varient selon les temps et les lieux. Cependant, Nous estimons conforme aux données de la nature humaine l’organisation politique des communautés humaines fondée sur une convenable division des pouvoirs, correspondant aux trois fonctions principales de l’autorité publique. En effet, dans ce régime sont définis en termes de droit non seulement les attributions et le fonctionnement des Pouvoirs publics, mais aussi les rapports entre simples citoyens et représentants de l’autorité, ce qui constitue, pour les premiers, une garantie dans l’exercice de leurs droits et l’accomplissement de leurs devoirs.
69. Toutefois pour qu’un système juridique et politique de ce genre procure les avantages escomptés, il faut que, dans leur action et dans leurs méthodes, les Pouvoirs publics soient conscients de la nature et de la complexité des problèmes qu’ils sont appelés à résoudre conformément aux conjonctures du pays. Et il est indispensable que chacun d’eux exerce de façon pertinente sa propre fonction. Cela suppose que le Pouvoir législatif s’exerce dans les limites prescrites par l’ordre moral et par les normes constitutionnelles, et qu’il interprète objectivement les exigences du bien commun dans l’évolution continuelle des situations ; que le Pouvoir exécutif fasse régner partout le droit, à la lumière d’une parfaite connaissance des lois et d’une consciencieuse analyse des circonstances ; que le Pouvoir judiciaire administre la justice avec une impartialité pénétrée de sens humain, et soit inflexible en face des pressions dictées par l’intérêt des parties en cause. Le bon ordre veut enfin que les citoyens, non moins que les corps intermédiaires, dans l’exercice de leurs droits et l’accomplissement de leurs devoirs, bénéficient d’une protection juridique efficace tant dans leurs rapports réciproques que dans leurs rapports avec les agents publics49.

E. Exigences du temps présent

70. Un ordre juridique en harmonie avec l’ordre moral et répondant au degré de maturité de la communauté politique dont il est l’expression, constitue sans aucun doute un facteur fondamental pour la réalisation du bien commun.

Adaptation à la vie sociale

71. Mais à notre époque, la vie sociale est si variée, complexe et dynamique, que les dispositions juridiques, même si elles sont le fruit d’une expérience consommée et de la plus sage prévoyance, apparaissent toujours insuffisantes.
72. De plus les rapports des particuliers entre eux, ceux des individus ou des corps intermédiaires avec les Pouvoirs publics, ceux enfin qui existent entre les divers organes du pouvoir au sein d’un même État, posent parfois des problèmes compliqués et délicats au point de ne pas trouver leur solution adéquate dans les cadres juridiques bien définis. En pareil cas les gouvernants, pour être à la fois fidèles à l’ordre juridique existant, considéré dans ses éléments et dans son inspiration profonde, et ouverts aux appels qui montent de la vie sociale pour savoir adapter le cadre juridique à l’évolution des situations et résoudre au mieux des problèmes sans cesse nouveaux, doivent avoir des idées claires sur la nature et l’ampleur de leur charge ; il leur faut un équilibre, une droiture morale, une pénétration, un sens pratique qui leur permettent d’interpréter rapidement et objectivement les cas concrets, et une volonté décidée et vigoureuse pour agir avec promptitude et efficacité50.

Participation

73. Que les citoyens puissent prendre une part active à la vie publique, c’est là un droit inhérent à leur dignité de personnes, encore que les modalités de cette participation soient subordonnées au degré de maturité atteint par la communauté politique dont ils sont membres et dans laquelle ils agissent.
74. Cette faculté d’intervention ouvre aux êtres humains de nouvelles et vastes possibilités de services à rendre. Invités à multiplier les contacts et les échanges avec leurs administrés, les dirigeants comprennent mieux les exigences objectives du bien commun ; par ailleurs le renouvellement périodique des titulaires des charges publiques préserve l’autorité de tout vieillissement et lui procure comme un regain de vitalité en harmonie avec l’avance de la société.
75. Dans l’organisation juridique des communautés politiques à l’époque moderne, on note tout d’abord une tendance à rédiger en des formules claires et concises une Charte des droits fondamentaux de l’homme : charte qui est souvent insérée dans les Constitutions ou en constitue une partie intégrante.
76. En second lieu, on tend à fixer en termes juridiques, dans ces Constitutions, le mode de désignation des mandataires publics, leurs rapports réciproques, le rayon de leurs compétences, et enfin les moyens et modes qu’ils sont tenus d’observer dans leur gestion51.
77. On établit enfin, en termes de droits et de devoirs, quels sont les rapports entre citoyens et Pouvoirs publics ; et on assigne à l’autorité le rôle primordial de reconnaître et de respecter les droits et les devoirs des citoyens, d’en assurer la conciliation réciproque, la défense et le développement.
78. On ne peut certes admettre la théorie selon laquelle la seule volonté des hommes – individus ou groupes sociaux – serait la source unique et première d’où naîtraient droits et devoirs des citoyens, et d’où dériveraient la force obligatoire des Constitutions et l’autorité des Pouvoirs publics52.
79. Toutefois, les tendances que Nous venons de relever le prouvent à suffisance : les hommes de notre temps ont acquis une conscience plus vive de leur dignité ; ce qui les amène à prendre une part active aux affaires publiques et à exiger que les stipulations du droit positif des États garantissent l’inviolabilité de leurs droits personnels. Ils exigent en outre que les gouvernants n’accèdent au pouvoir que suivant une procédure définie par les lois et n’exercent leur autorité que dans les limites de celles-ci.

III. Relations internationales

A. Primat de la loi morale

80. Nous affirmons à nouveau l’enseignement maintes fois donné par Nos Prédécesseurs : les communautés politiques ont, entre elles, des droits et des devoirs réciproques ; elles doivent donc harmoniser leurs relations selon la vérité et la justice, en esprit d’activé solidarité et dans la liberté. La même loi morale qui régit la vie des hommes doit régler aussi les rapports entre les États.
81. Ce principe s’impose clairement quand on considère que les gouvernants, lorsqu’ils agissent au nom et pour l’intérêt de leur communauté, ne peuvent en aucune façon renoncer à leur dignité d’homme ; dès lors il ne leur est absolument pas permis de trahir la loi de leur nature, qui est la loi morale.
82. Ce serait d’ailleurs un non-sens que le fait d’être promus à la conduite de la chose publique contraigne des hommes à abdiquer leur dignité humaine. N’occupent-ils pas précisément ces postes éminents parce que, en raison de qualités singulières, on a vu en eux les membres les meilleurs du corps social ?
83. En outre, c’est l’ordre moral qui postule dans toute société la présence d’une autorité ; fondée sur cet ordre, l’autorité ne peut être utilisée contre lui sans se ruiner elle-même. L’Esprit Saint nous en avertit : « Écoutez donc, rois et comprenez ! Instruisez-vous, souverains des terres lointaines ! Prêtez l’oreille, vous qui commandez aux foules, qui êtes fiers de la multitude de vos peuples ! Car c’est le Seigneur qui vous a donné le pouvoir et le Très-Haut la souveraineté ; c’est Lui qui examinera votre conduite et scrutera vos desseins. »53
84. Faut-il enfin rappeler en ce qui concerne les rapports internationaux, que l’autorité doit s’exercer en vue du bien commun ? Telle est sa première raison d’être.
85. Or l’un des premiers impératifs majeurs du bien commun concerne justement la reconnaissance et le respect de l’ordre moral. « La bonne organisation des États trouve son assise sur le roc inébranlable et immuable de la loi morale, manifestée par le Créateur Lui-même… de l’ordre naturel, et inscrite par Lui dans le cœur des hommes en caractères ineffaçables. Comme un phare resplendissant, elle éclaire de ses principes la route à tenir par les hommes et les peuples. Qu’ils se guident sur les signes et les avertissements si sûrs qu’elle leur adresse, s’ils ne veulent pas livrer à la tempête et au naufrage toute la peine et l’ingéniosité dépensées pour établir une organisation nouvelle. »54

B. Vérité dans les rapports entre les États

Égalité des peuples en dignité

86. La vérité doit présider aux relations entre les communautés politiques. Cette vérité bannit notamment toute trace de racisme ; l’égalité naturelle de toutes les communautés politiques en dignité humaine doit être hors de conteste. Chacune a donc droit à l’existence, au développement, à la possession des moyens nécessaires pour le réaliser, à la responsabilité première de leur mise en œuvre. Chacune revendiquera légitimement son droit à la considération et aux égards.
87. L’expérience nous montre les différences souvent notables de savoir, de vertus, de capacités intellectuelles et de ressources matérielles qui distinguent les hommes les uns des autres. Mais cet état de fait ne donne aux plus favorisés aucun droit d’exploiter les plus faibles ; il leur crée, à tous et à chacun, un devoir plus pressant de collaborer à leur élévation réciproque.
88. De même, certaines communautés politiques peuvent se trouver en avance sur d’autres dans le domaine des sciences, de la culture, du développement économique. Bien loin d’autoriser une domination injuste sur les peuples moins favorisés, cette supériorité oblige à contribuer plus largement au progrès général.
89. Il ne peut certes pas exister d’êtres humains supérieurs à d’autres par nature ; par nature tous sont d’égale noblesse. Et, pas davantage, les communautés politiques ne connaissent d’inégalité entre elles au point de vue de la dignité naturelle. Chacune est comme un corps dont les membres sont des hommes. D’ailleurs l’histoire montre que rien n’affecte les peuples comme ce qui touche de près ou de loin à leur honneur ; et cette sensibilité est légitime.

Vérité des informations

90. La vérité exige encore que, dans les nombreuses initiatives rendues possibles par les dernières inventions de la technique et qui favorisent une plus large connaissance mutuelle entre peuples différents, on observe toujours une sereine objectivité. Chaque communauté peut assurément mettre en relief ses richesses propres, mais il faut absolument proscrire les méthodes d’informations qui, en violation de la vérité, porteraient injustement atteinte à la réputation de tel ou tel peuple55.

C. Justice

Respect des droits mutuels

91. Les rapports entre les communautés politiques doivent se conformer aussi aux règles de la justice : ceci implique la reconnaissance des droits mutuels et l’accomplissement des devoirs correspondants.
92. Puisque les communautés politiques ont droit à l’existence, au progrès, à l’acquisition des ressources nécessaires pour leur développement, à la première place dans les réalisations qui les concernent, à la défense de leur réputation et de leur dignité, on en conclura qu’elles sont obligées à titre égal de sauvegarder chacun de ces droits et de s’interdire tout acte qui les léserait. Dans leurs rapports privés, les hommes ne peuvent poursuivre leurs intérêts propres au prix d’une injustice envers les autres ; pareillement les communautés politiques ne peuvent légitimement se développer en causant un préjudice aux autres ou en exerçant sur elles une pression injuste. Il n’est pas hors de propos de citer ici le mot de saint Augustin : « Une fois la justice mise de côté, que deviennent les empires sinon des brigandages en grand ? »56
93. Il peut évidemment arriver, et de fait il arrive, que les communautés politiques entrent en rivalité d’intérêts ; ces conflits ne peuvent pourtant se régler ni par la force des armes, ni par la fraude ou la tromperie, mais comme il convient à des hommes, grâce à la compréhension mutuelle, par une estimation objective des données et moyennant un compromis équitable.

Le problème des minorités

94. Depuis le XIXe siècle s’est accentuée et répandue un peu partout la tendance des communautés politiques à coïncider avec les communautés nationales. Pour divers motifs, il n’est pas toujours possible de faire coïncider les frontières géographiques et ethniques ; d’où le phénomène des minorités et les problèmes si difficiles qu’elles soulèvent.
95. À ce propos, Nous devons déclarer de la façon la plus explicite que toute politique tendant à contrarier la vitalité et l’expansion des minorités constitue une faute grave contre la justice, plus grave encore quand ces manœuvres visent à les faire disparaître.
96. Par contre rien de plus conforme à la justice que l’action menée par les Pouvoirs publics pour améliorer les conditions de vie des minorités ethniques, notamment en ce qui concerne leur langue, leur culture, leurs coutumes, leurs ressources et leurs entreprises économiques57.
97. On observera pourtant que ces minorités, soit par réaction contre la situation pénible qui leur est imposée, soit en raison des vicissitudes de leur passé, sont assez souvent portées à exagérer l’importance de leurs particularités, au point même de les faire passer avant les valeurs humaines universelles, comme si le bien de toute la famille humaine devait être subordonné aux intérêts de leur propre nation. Il serait normal, au contraire, que les intéressés prennent également conscience des avantages de leur condition : le contact quotidien avec des hommes dotés d’une culture ou d’une civilisation différente les enrichit spirituellement et intellectuellement et leur offre la possibilité d’assimiler progressivement les valeurs propres au milieu dans lequel ils se trouvent implantés. Cela se réalisera s’ils constituent comme un pont qui facilite la circulation de la vie, sous ses formes diverses, entre les différentes traditions ou cultures, et non pas une zone de friction, cause de dommages sans nombre et obstacle à tout progrès et à toute évolution.

D. Solidarité

Échanges et collaboration

98. La vérité et la justice présideront donc aux relations entre les communautés politiques ; et celles-ci seront animées par une solidarité efficace, mise en œuvre sous les mille formes de collaboration économique, sociale, politique, culturelle, sanitaire et sportive : formes possibles et fécondes pour notre époque. À ce propos, ne perdons pas de vue que la mission naturelle du pouvoir politique n’est pas de limiter aux frontières du pays l’horizon des citoyens, mais de sauvegarder avant tout le bien commun national, lequel assurément est inséparable du bien de toute la communauté humaine.
99. Ainsi, il ne suffit pas que les communautés politiques, dans la poursuite de leurs intérêts, se gardent de se causer du tort les unes aux autres. Il leur faut mettre en commun leurs projets et leurs ressources, pour atteindre les objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles. Dans ce cas toutefois, on évitera par-dessus tout que des arrangements avantageux pour tel ou tel groupe de communautés politiques ne se soldent pour d’autres par des dommages mais bien par des avantages positifs.
100. Pour satisfaire à une autre exigence du bien commun universel, chaque communauté politique doit favoriser en son sein les échanges de toute sorte soit entre les particuliers soit entre les corps intermédiaires. En beaucoup de régions du monde coexistent des groupes plus ou moins différents sous le rapport ethnique ; il faut veiller à ce que les éléments qui caractérisent un groupe ne constituent pas une cloison étanche entravant les relations entre des hommes de groupes divers. Cela détonnerait brutalement à notre époque, où les distances d’un pays à l’autre ont à peu près disparu. On n’oubliera pas non plus que, si chaque famille ethnique possède des particularités qui forment sa richesse singulière, les hommes ont en commun des éléments essentiels et sont portés par nature à se rencontrer dans le monde des valeurs spirituelles, dont l’assimilation progressive leur permet un développement toujours plus poussé. Il faut donc leur reconnaître le droit et le devoir d’entrer en communauté les uns avec les autres.
101. Personne n’ignore la disproportion qui règne en certaines zones entre les terrains cultivables et l’effectif de la population, ou bien entre les richesses du sol et l’équipement nécessaire à leur exploitation. Cet état de choses réclame de la part des peuples une collaboration qui facilite la circulation des biens, des capitaux et des personnes58.
102. Nous estimons opportun que, dans toute la mesure du possible, le capital se déplace pour rejoindre la main-d’œuvre et non l’inverse. Ainsi on permet à des foules de travailleurs d’améliorer leur condition sans avoir à s’expatrier, démarche qui entraîne toujours des déchirements et des périodes difficiles de réadaptation et d’assimilation au nouveau milieu.

L’accueil des réfugiés politiques

103. L’affection paternelle que Dieu Nous inspire envers tous les hommes Nous fait considérer avec tristesse le phénomène des réfugiés politiques. Ce phénomène a pris d’amples proportions et cache toujours d’innombrables et très douloureuses souffrances.
104. Ce fait montre que certains gouvernements restreignent à l’excès la sphère de liberté à laquelle chaque citoyen a droit et dont il a besoin pour vivre en homme ; ces régimes vont parfois jusqu’à contester le droit même à la liberté, quand ils ne le suppriment pas tout à fait. Une telle spoliation constitue sans aucun doute un renversement de l’ordre social, puisque la raison d’être des Pouvoirs publics est de réaliser le bien commun, dont un élément fondamental consiste à reconnaître le juste domaine de la liberté et d’en protéger les droits.
105. Il n’est pas superflu de rappeler que le réfugié politique est une personne, avec sa dignité, avec tous ses droits. Ceux-ci doivent lui être reconnus ; ils ne sont point caducs du fait que l’exilé serait, dans son pays, déclaré déchu de ses titres civiques ou politiques.
106. Aussi bien est-ce un droit inhérent à la personne humaine que la faculté de se rendre en tel pays où on espère trouver des conditions de vie plus convenables pour soi et sa famille. Il incombe donc aux gouvernements d’accueillir les immigrants et, dans la mesure compatible avec le bien réel de leur peuple, d’encourager ceux qui désirent s’intégrer à la communauté nationale.
107. Nous saisissons cette occasion d’exprimer officiellement Notre approbation et Nos éloges pour les initiatives qui, selon les principes de la solidarité fraternelle et de la charité chrétienne, travaillent à alléger les épreuves des personnes contraintes à s’expatrier.
108. Nous proposons à l’attention et à la gratitude de tout homme loyal les multiples activités que déploient, dans un domaine si délicat, les institutions internationales spécialisées.

Désarmement

109. Mais par ailleurs, il Nous est douloureux de voir, dans des pays à l’économie plus développée, les armements redoutables déjà créés et d’autres toujours en voie de création, non sans d’énormes dépenses d’énergie humaine et de ressources matérielles. De là, des charges très lourdes pour les citoyens de ces pays, tandis que d’autres nations manquent de l’aide nécessaire à leur développement économique et social.
110. On a coutume de justifier les armements en répétant que, dans les conjonctures du moment, la paix n’est assurée que moyennant l’équilibre des forces armées. Alors toute augmentation du potentiel militaire en quelque endroit provoque de la part des autres États un redoublement d’efforts dans le même sens. Que si une communauté politique est équipée d’armes atomiques, ce fait détermine les autres à se fournir de moyens similaires, d’une égale puissance de destruction.
111. Et ainsi les populations vivent dans une appréhension continuelle et comme sous la menace d’un épouvantable ouragan, capable de se déchaîner à tout instant. Et non sans raison, puisque l’armement est toujours prêt. Qu’il y ait des hommes au monde pour prendre la responsabilité des massacres et des ruines sans nombre d’une guerre, cela peut paraître incroyable ; pourtant, on est contraint de l’avouer, une surprise, un accident suffiraient à provoquer la conflagration. Mais admettons que la monstruosité même des effets promis à l’usage de l’armement moderne détourne tout le monde d’entrer en guerre ; si on ne met pas un terme aux expériences nucléaires tentées à des fins militaires, elles risquent d’avoir, on peut le craindre, des suites fatales pour la vie sur le globe.
112. La justice, la sagesse, le sens de l’humanité réclament, par conséquent, qu’on arrête la course aux armements ; elles réclament la réduction parallèle et simultanée de l’armement existant dans les divers pays, la proscription de l’arme atomique, et enfin le désarmement dûment effectué d’un commun accord et accompagné de contrôles efficaces. « Il faut empêcher à tout prix, proclamait Pie XII, que la guerre mondiale, avec ses ruines économiques et sociales, ses aberrations et ses désordres moraux, déferle une troisième fois sur l’humanité. »59
113. Mais que tous en soient bien convaincus : l’arrêt de l’accroissement du potentiel militaire, la diminution effective des armements et – à plus forte raison – leur suppression sont choses irréalisables ou presque sans un désarmement intégral qui atteigne aussi les âmes : il faut s’employer unanimement et sincèrement à y faire disparaître la peur et la psychose de guerre. Cela suppose qu’à l’axiome qui veut que la paix résulte de l’équilibre des armements, on substitue le principe que la vraie paix ne peut s’édifier que dans la confiance mutuelle. Nous estimons que c’est là un but qui peut être atteint, car il est à la fois réclamé par la raison, souverainement désirable, et de la plus grande utilité.
114. D’abord il s’agit d’un objectif voulu par la raison. Pour tous la chose est évidente ou du moins elle devrait l’être : tout comme les rapports entre les particuliers, les relations internationales ne peuvent se régler par la force des armes ; ce qui doit les régir, c’est la norme de la sagesse, autrement dit la loi de vérité, de justice, de solidarité cordialement pratiquée.
115. Objectif souverainement désirable. Qui ne voudrait voir les risques de guerre éliminés, la paix sauvegardée et toujours mieux garantie ?
116. Enfin, rien de fécond comme un tel résultat. La paix rend service à tous : individus, familles, nations, humanité entière. Il résonne encore à nos oreilles, l’avertissement de Pie XII : « Avec la paix, rien n’est perdu ; mais tout peut l’être par la guerre. »60
117. Aussi, comme Vicaire du Christ Jésus, Sauveur du monde et Auteur de la paix, traduisant les aspirations les plus ardentes de la famille humaine tout entière et suivant l’impulsion de Notre cœur, anxieux du bien de tous, Nous estimons de Notre devoir d’adjurer tous les hommes, et surtout les gouvernants, de n’épargner aucun effort pour imprimer aux événements un cours conforme à la raison et à l’humanité.
118. Que les assemblées les plus hautes et les plus qualifiées étudient à fond le problème d’un équilibre international vraiment humain, d’un équilibre à base de confiance réciproque, de loyauté dans la diplomatie, de fidélité dans l’observation des traités. Qu’un examen approfondi et complet dégage le point à partir duquel se négocieraient des accords amiables, durables et bénéfiques.
119. De Notre côté, Nous implorerons sans cesse les bénédictions de Dieu sur ces travaux, afin qu’ils aient des résultats positifs.

E. Liberté

Respect de l'indépendance

120. L’organisation internationale doit respecter la liberté. Ce principe interdit aux nations toute ingérence dans les affaires internes des autres comme toute action oppressive à leur égard. À chacune, au contraire, de favoriser chez les autres l’épanouissement du sens des responsabilités, d’encourager leurs bonnes initiatives et de les aider à promouvoir elles-mêmes leur développement dans tous les secteurs.

Respect de la personnalité des peuples dans l’aide au développement

121. Une commune origine, une égale Rédemption, un semblable destin unissent tous les hommes et les appellent à former ensemble une unique famille chrétienne. C’est pourquoi Notre encyclique Mater et Magistra a recommandé aux pays mieux pourvus l’assistance à départir sous les formes les plus variées aux nations en voie de développement61.
122. Nous éprouvons une vive satisfaction à constater l’accueil très favorable fait à Notre appel. Nous espérons que celui-ci trouvera encore plus d’écho à l’avenir et que les peuples pauvres, en améliorant leur situation matérielle le plus vite possible, parviendront à un degré de développement permettant à chacun de mener une existence plus humaine.
123. Mais, soulignons-le avec insistance, l’aide apportée à ces peuples ne peut s’accompagner d’aucun empiétement sur leur indépendance. Ils doivent d’ailleurs se sentir les principaux artisans et les premiers responsables de leur progrès économique et social.
124. C’est l’enseignement si sage de Notre Prédécesseur Pie XII : « L’organisation nouvelle fondée sur les principes moraux exclut toute atteinte à la liberté, à l’intégrité ou à la sécurité des nations étrangères, quelles que soient l’étendue de leur territoire ou leur capacité de défense. Forcément, en raison de la supériorité de leurs ressources et de leur influence, les grandes puissances définissent en général par priorité le statut des unions économiques qu’elles forment avec des nations plus petites et plus faibles. Mais à celles-ci non moins qu’aux autres, dans le domaine de l’intérêt général, on doit laisser leur indépendance politique et la faculté réelle de rester neutres lors des conflits internationaux, conformément au droit de défendre leur développement économique propre. Moyennant ces conditions, elles pourront concourir au bien commun de l’humanité et assurer le progrès matériel et spirituel de leur peuple. »62
125. Les communautés politiques économiquement développées, dans leur action multiforme d’assistance aux pays moins favorisés, sont tenues de reconnaître et de respecter les valeurs morales et les particularités ethniques de ceux-ci, et de s’interdire à leur égard le moindre calcul de domination. C’est ainsi qu’elles apportent « une précieuse contribution à la formation d’une communauté mondiale, dont tous les membres, conscients de leurs obligations comme de leurs droits, travailleront sur un pied d’égalité à la mise en œuvre du bien commun universel »63.

F. L’aspiration contemporaine à la paix

126. Il est une persuasion qui à notre époque gagne de plus en plus les esprits, c’est que les éventuels conflits entre les peuples ne doivent pas être réglés par le recours aux armes, mais par la négociation.
127. Il est vrai que, d’ordinaire, cette persuasion vient de la terrifiante puissance de destruction des armes modernes, et de la crainte des cataclysmes et des ruines épouvantables qu’occasionnerait l’emploi de ces armes. C’est pourquoi il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits.
128. Le fait est, cependant, que nous voyons encore, hélas ! régner bien souvent sur les peuples la loi de la crainte, ce qui les conduit à consacrer des sommes énormes aux dépenses militaires. Ils agissent ainsi non dans un dessein offensif, affirment-ils – et il n’y a pas de raison de mettre en doute leur sincérité – mais pour dissuader les autres de les attaquer.
129. Néanmoins il est permis d’espérer que les peuples, intensifiant entre eux les relations et les échanges, découvriront mieux les liens d’unité qui découlent de leur nature commune ; ils comprendront plus parfaitement que l’un des devoirs primordiaux issus de leur communauté de nature, c’est de fonder les relations des hommes et des peuples sur l’amour et non sur la crainte. C’est en effet le propre de l’amour d’amener les hommes à une loyale collaboration, susceptible de formes multiples et porteuse d’innombrables bienfaits.

IV. L’organisation de la communauté mondiale

A. Interdépendances

130. Les récents progrès de la science et de la technique ont exercé une profonde influence sur les hommes et ont déterminé chez eux, sur toute la surface de la terre, un mouvement tendant à intensifier leur collaboration et à renforcer leur union. De nos jours, les échanges de biens et d’idées ainsi que les mouvements de populations se sont beaucoup développés. On voit se multiplier les rapports entre les citoyens, les familles et les corps intermédiaires des divers pays, ainsi que les contacts entre les gouvernants des divers États. De même la situation économique d’un pays se trouve de plus en plus dépendante de celle des autres pays. Les économies nationales se trouvent peu à peu tellement liées ensemble qu’elles finissent par constituer chacune une partie intégrante d’une unique économie mondiale. Enfin, le progrès social, l’ordre, la sécurité et la tranquillité de chaque communauté politique sont nécessairement solidaires de ceux des autres.
131. On voit par là qu’un pays pris isolément n’est plus en mesure de subvenir convenablement à ses besoins, ni d’atteindre son développement normal. Le progrès et la prospérité de chaque nation sont à la fois cause et effet de la prospérité et du progrès de toutes les autres.

B. Incapacité des États à assurer le bien commun universel

132. L’unité de la famille humaine a existé en tout temps, puisqu’elle rassemble des êtres qui sont tous égaux en dignité naturelle. C’est donc une nécessité de nature qui exigera toujours qu’on travaille de façon suffisante au bien commun universel, celui qui intéresse l’ensemble de la famille humaine.
133. Autrefois, les gouvernements passaient pour être suffisamment à même d’assurer le bien commun universel. Ils s’efforçaient d’y pourvoir par la voie des relations diplomatiques normales ou par des rencontres à un niveau plus élevé, à l’aide des instruments juridiques que sont les conventions et les traités : procédés et moyens que fournissent le droit naturel, le droit des gens et le droit international.
134. De nos jours, de profonds changements sont intervenus dans les rapports entre les États. D’une part le bien commun universel soulève des problèmes extrêmement graves, difficiles, et qui exigent une solution rapide, surtout quand il s’agit de la défense, de la sécurité et de la paix mondiales. D’autre part, au regard du droit, les Pouvoirs publics des diverses communautés politiques se trouvent sur un pied d’égalité les uns à l’égard des autres ; ils ont beau multiplier les congrès et les recherches en vue d’établir de meilleurs instruments juridiques, ils ne parviennent plus à affronter et à résoudre efficacement ces problèmes. Non pas qu’eux-mêmes manquent de bonne volonté et d’initiative, mais c’est l’autorité dont ils sont investis qui est insuffisante.
135. Dans les conditions actuelles de la communauté humaine, l’organisation et le fonctionnement des États aussi bien que l’autorité conférée à tous les gouvernements ne permettent pas, il faut l’avouer, de promouvoir comme il faut le bien commun universel.

C. Une autorité politique mondiale

136. À bien y regarder, un rapport essentiel unit le bien commun avec la structure et le fonctionnement des Pouvoirs publics. L’ordre moral, qui postule une autorité publique pour servir le bien commun dans la société civile, réclame en même temps pour cette autorité les moyens nécessaires à sa tâche. Il en résulte que les organes de l’État – dans lesquels l’autorité prend corps, s’exerce et atteint sa fin – doivent avoir une forme et une efficacité telles qu’ils trouvent pour assurer le bien commun les voies et moyens nouveaux, adaptés à l’évolution de la société.
137. De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Us ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales, et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle.

D. Trois conditions

Accord unanime

138. Cet organisme de caractère général, dont l’autorité vaille au plan mondial et qui possède les moyens efficaces pour promouvoir le bien universel, doit être constitué par un accord unanime et non pas imposé par la force. La raison en est que l’autorité en question doit pouvoir s’acquitter efficacement de sa fonction ; mais il faut aussi qu’elle soit impartiale envers tous, absolument étrangère à l’esprit de parti et attentive aux exigences objectives du bien commun universel. Si ce pouvoir supranational ou mondial était instauré de force par les nations plus puissantes, on pourrait craindre qu’il soit au service d’intérêts particuliers ou bien qu’il ne prenne le parti de telle ou telle nation : ce qui compromettrait la valeur et l’efficacité de son action. En dépit des inégalités que le développement économique et l’armement introduisent entre les communautés politiques, elles sont toutes très sensibles en matière de parité juridique et de dignité morale. C’est la raison très valable pour laquelle les communautés nationales n’acceptent qu’à contrecœur un pouvoir qui leur serait imposé de force, ou aurait été constitué sans leur intervention, ou auquel elles ne se seraient pas librement ralliées.

Protection des droits de la personne

139. Pas plus que le bien commun d’une nation en particulier, le bien commun universel ne peut être défini sans référence à la personne humaine. C’est pourquoi les Pouvoirs publics de la communauté mondiale doivent se proposer comme objectif fondamental la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine. Ce qui peut être obtenu soit par son intervention directe, s’il y a lieu, soit en créant sur le plan mondial, les conditions qui permettront aux gouvernements nationaux de mieux remplir leur mission.

Subsidiarité

140. À l’intérieur de chaque pays, les rapports des Pouvoirs publics avec les citoyens, les familles et les corps intermédiaires doivent être régis et équilibrés par le principe de subsidiarité. Il est normal que le même principe régisse les rapports de l’autorité universelle avec les gouvernements des États. Le rôle de cette autorité universelle est d’examiner et de résoudre les problèmes que pose le bien commun universel en matière économique, sociale, politique ou culturelle. C’est la complexité, l’ampleur et l’urgence de ces problèmes qui ne permettent pas aux gouvernements nationaux de les résoudre à souhait.
141. Il n’appartient pas à l’autorité de la communauté mondiale de limiter l’action que les États exercent dans leur sphère propre, ni de se substituer à eux. Elle doit au contraire tâcher de susciter dans tous les pays du monde des conditions qui facilitent non seulement aux gouvernements mais aussi aux individus et aux corps intermédiaires l’accomplissement de leurs fonctions, l’observation de leurs devoirs et l’usage de leurs droits dans des conditions de plus grande sécurité.

E. L’Onu et la Déclaration universelle des droits de l'homme

142. Comme chacun sait, le 26 juin 1945, a été fondée l’Organisation des Nations Unies (ONU) à laquelle sont venus se rattacher par la suite des organismes intergouvernementaux. À ces organisations ont été confiées de vastes attributions de portée internationale sur le plan économique et social, culturel, éducatif et sanitaire. Le but essentiel de l’Organisation des Nations Unies est de maintenir et de consolider la paix entre les peuples, de favoriser et de développer entre eux des relations amicales, fondées sur le principe de l’égalité, du respect réciproque et de la collaboration la plus large dans tous les secteurs de l’activité humaine.
143. Un des actes les plus importants accomplis par l’ONU a été la Déclaration universelle des droits de l’homme, approuvée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies. Son préambule proclame comme objectif commun à promouvoir par tous les peuples et toutes les nations la reconnaissance et le respect effectifs de tous les droits et libertés énumérés dans la Déclaration.
144. Nous n’ignorons pas que certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées. Cependant Nous considérons cette Déclaration comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale. Cette Déclaration reconnaît solennellement à tous les hommes sans exception leur dignité de personne ; elle affirme pour chaque individu ses droits de rechercher librement la vérité, de suivre les normes de la moralité, de pratiquer les devoirs de justice, d’exiger des conditions de vie conformes à la dignité humaine, ainsi que d’autres droits liés à ceux-ci.
145. Nous désirons donc vivement que l’Organisation des Nations Unies puisse de plus en plus adapter ses structures et ses moyens d’action à l’étendue et à la haute valeur de sa mission. Puisse-t-il arriver bientôt, le moment où cette Organisation garantira efficacement les droits de la personne humaine : ces droits qui dérivent directement de notre dignité naturelle et qui pour cette raison sont universels, inviolables et inaliénables. Ce vœu est d’autant plus ardent qu’aujourd’hui les hommes participent davantage aux affaires publiques de leur propre pays, qu’ils témoignent d’un intérêt croissant pour les problèmes de portée mondiale et prennent une conscience plus vive de leur qualité de membres actifs de la famille humaine universelle.

V. Directives pastorales

A. Participation des chrétiens à la vie publique

146. Une fois de plus Nous invitons Nos fils à participer activement à la gestion des affaires publiques et Nous leur demandons de contribuer à promouvoir le bien commun de toute la famille humaine ainsi que de leur propre pays. Éclairés par leur foi et mus par la charité ils s’efforceront aussi d’obtenir que les institutions relatives à la vie économique, sociale, culturelle ou politique ne mettent pas d’entrave, mais au contraire apportent une aide à l’effort de perfectionnement des hommes, tant au plan naturel qu’au plan surnaturel.

Première condition : la compétence

147. Pour pénétrer de sains principes une civilisation et pour l’imprégner d’esprit chrétien, Nos fils ne se contenteront pas des lumières de la foi ni d’une bonne volonté ardente à promouvoir le bien. Mais il faut qu’ils soient présents dans les institutions de la société et qu’ils exercent du dedans une influence sur les structures.
148. Or la civilisation moderne se caractérise surtout par les acquisitions de la science et de la technique. Il n’est donc pas d’action sur les institutions sans compétence scientifique, aptitude technique et qualification professionnelle.

Deuxième condition : fidélité aux valeurs spirituelles

149. Ces qualités toutefois ne suffisent nullement, il faut bien s’en rendre compte, pour imprimer aux rapports de la vie quotidienne un caractère pleinement humain. Celui-ci réclame la vérité comme fondement des relations, la justice comme règle, l’amour mutuel comme moteur et la liberté comme climat.
150. Les hommes ne pourront atteindre cet objectif que s’ils veillent attentivement aux points suivants : d’abord, dans leurs activités temporelles, observer les lois propres à chaque domaine et adopter ses méthodes propres ; ensuite, confronter leur conduite personnelle aux règles de la morale, et donc se comporter en sujets qui exercent leurs droits, accomplissent leurs devoirs et s’acquittent d’un service. Enfin il faut déployer son activité comme une réponse fidèle au commandement de Dieu, comme une collaboration à son œuvre créatrice et comme un apport personnel à la réalisation de son plan providentiel dans l’histoire. Ce qui exige des hommes qu’ils vivent leur action comme une synthèse de l’effort scientifique, technique et professionnel avec les plus hautes valeurs spirituelles64.

Harmonie de la foi et de l’action temporelle

151. C’est un fait bien connu : dans des pays imprégnés depuis longtemps de la tradition chrétienne, le progrès des sciences et des techniques est actuellement très florissant, et les moyens aptes à réaliser ce qu’on désire ne manquent pas ; mais souvent l’esprit et le ferment chrétien y tiennent peu de place.
152. On s’interroge à bon droit sur les raisons de ce déficit. En effet l’élaboration de ce système a été et reste largement redevable à des hommes qui, faisant profession de christianisme, règlent au moins partiellement leur vie sur les préceptes de l’Évangile. Le dommage tient au fait que leur action au plan temporel n’est pas en harmonie avec leur foi. Il est donc nécessaire qu’ils rétablissent leur unité intérieure de pensée et de dispositions, de manière que toute leur activité soit pénétrée par la lumière de la foi et le dynamisme de l’amour.

Une culture religieuse à l’égal de la culture profane

153. Si la foi religieuse des croyants est maintes fois en désaccord avec leur manière d’agir, cela provient encore, pensons-Nous, du fait que leur formation en matière de doctrine et de morale chrétiennes est restée insuffisante. Trop souvent, dans beaucoup de milieux, se trouve rompu l’équilibre entre les études religieuses et l’instruction profane, celle-ci se poursuivant jusqu’au stade le plus élevé, tandis que pour la formation religieuse on reste à un degré élémentaire. Il faut donc absolument à la jeunesse une éducation complète et continue, conduite de telle façon que la culture religieuse et raffinement de la conscience progressent du même pas que les connaissances scientifiques et le savoir-faire technique sans cesse en développement. Il faut enfin préparer les jeunes à remplir dignement les tâches qui attendent chacun d’entre eux65.

Persévérance et imagination

154. Soulignons ici comme il est difficile de saisir correctement le rapport réel des faits humains aux exigences de la justice, autrement dit de définir avec exactitude de quelle façon et à quel degré les principes doctrinaux et les directives doivent trouver leur application dans la situation actuelle de la société.
155. Difficulté accrue du fait qu’aujourd’hui chacun devant mettre son activité au service du bien commun universel, tout subit une accélération de plus en plus marquée. C’est jour après jour qu’il faut examiner comment soumettre les conditions sociales aux exigences de la justice ; et voilà qui interdit à Nos fils de s’imaginer qu’il leur est permis de s’arrêter, contents du chemin déjà parcouru.
156. Du reste, les hommes en général auront plutôt raison de juger insuffisant ce qu’ils ont fait jusqu’ici. Ils ont à entreprendre des réalisations toujours plus importantes et plus adaptées dans les domaines les plus divers : organismes de production, groupements syndicaux, unions professionnelles, services de sécurité sociale, œuvres culturelles, institutions juridiques et politiques, assistance sanitaire, activités sportives et autres semblables. C’est là ce que désirent les générations actuelles qui, avec l’investigation de l’atome et les premières incursions dans l’espace, s’ouvrent des voies totalement nouvelles aux perspectives presque infinies.

B. Rapports entre catholiques et non-catholiques

157. Les principes que Nous venons d’exposer ici trouvent leur fondement dans les exigences mêmes de la nature humaine, et sont le plus souvent du domaine du droit naturel. Assez fréquemment, dans la mise en œuvre de tels principes, les catholiques collaborent de multiples manières soit avec des chrétiens séparés de ce Siège Apostolique, soit avec des hommes qui vivent en dehors de toute foi chrétienne, mais qui, guidés par les lumières de la raison, sont fidèles à la morale naturelle. « Qu’alors les catholiques veillent avec grand soin à rester conséquents avec eux-mêmes et à n’admettre aucun compromis nuisible à l’intégrité de la religion ou de la morale. Mais aussi qu’ils ne considèrent pas leurs seuls intérêts et collaborent loyalement en toute matière bonne en soi ou qui peut mener au bien. »66
158. C’est justice de distinguer toujours entre l’erreur et ceux qui la commettent, même s’il s’agit d’hommes dont les idées fausses ou l’insuffisance des notions concernent la religion ou la morale. L’homme égaré dans l’erreur reste toujours un être humain et conserve sa dignité de personne à laquelle il faut toujours avoir égard. Jamais non plus l’être humain ne perd le pouvoir de se libérer de l’erreur et de s’ouvrir un chemin vers la vérité. Et pour l’y aider le secours providentiel de Dieu ne lui manque jamais. Il est donc possible que tel homme, aujourd’hui privé des clartés de la foi ou fourvoyé dans l’erreur, se trouve demain, grâce à la lumière divine, capable d’adhérer à la vérité. Si, en vue de réalisations temporelles, les croyants entrent en relation avec des hommes que des conceptions erronées empêchent de croire ou d’avoir une foi complète, ces contacts peuvent être l’occasion ou le stimulant d’un mouvement qui mène ces hommes à la vérité.
159. De même, on ne peut identifier de fausses théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories. Une doctrine, une fois fixée et formulée, ne change plus, tandis que des mouvements ayant pour objet des conditions concrètes et changeantes de la vie ne peuvent pas ne pas être largement influencés par cette évolution. Du reste dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ?
160. Il peut arriver, par conséquent, que certaines rencontres au plan des réalisations pratiques qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles, puissent maintenant présenter des avantages réels ou en promettre pour l’avenir. Quant à juger si ce moment est arrivé ou non, et à déterminer les modalités et l’ampleur d’une coordination des efforts en matière économique, sociale, culturelle ou politique, à des fins utiles au vrai bien de la communauté, ce sont là des problèmes dont la solution et l’ampleur relèvent de la prudence, régulatrice de toutes les vertus qui ordonnent la vie individuelle et sociale. Quand il s’agit des catholiques, la décision à cet égard appartient avant tout aux hommes les plus influents du corps social et les plus compétents dans le domaine dont il est question, pourvu que, fidèles aux principes du droit naturel, ils suivent la doctrine sociale de l’Église et obéissent aux directives des autorités ecclésiastiques. On se souviendra en effet que les droits et les devoirs de l’Église ne se limitent pas à sauvegarder l’intégrité de la doctrine concernant la foi ou les mœurs, mais que son autorité auprès de ses fils s’étend aussi au domaine profane, lorsqu’il s’agit de juger de l’application de cette doctrine aux cas concrets67.
161. Il ne manque pas d’hommes au cœur généreux qui, mis en face de situations peu conformes ou contraires à la justice, sont portés par leur zèle à entreprendre une réforme complète et dont l’élan, brûlant les étapes, prend alors des allures quasiment révolutionnaires.
162. Nous voudrions leur rappeler que la progression est la loi de toute vie et que les institutions humaines, elles aussi, ne peuvent être améliorées qu’à condition qu’on agisse sur elles de l’intérieur et de façon progressive. C’est l’avertissement de Notre prédécesseur Pie XII : « Ce n’est pas la révolution mais une évolution harmonieuse qui apportera le salut et la justice. L’œuvre de la violence a toujours consisté à abattre, jamais à construire ; à exaspérer les passions, jamais à les apaiser. Génératrice de haine et de désastres, au lieu de réunir fraternellement, elle jette hommes et partis dans la dure nécessité de reconstruire lentement, après de douloureuses épreuves, sur les ruines amoncelées par la discorde. »68

C. La paix : tâche pour tous les hommes de bonne volonté

163. À tous les hommes de bonne volonté incombe aujourd’hui une tâche immense, celle de rétablir les rapports de la vie en société sur les bases de la vérité, de la justice, de la charité et de la liberté : rapports des particuliers entre eux, rapports entre les citoyens et l’État, rapports des États entre eux, rapports enfin entre individus, familles, corps intermédiaires et États d’une part et communauté mondiale d’autre part. Tâche noble entre toutes, puisqu’elle consiste à faire régner la paix véritable, dans l’ordre établi par Dieu.
164. Ceux qui s’y emploient sont trop peu nombreux, certes, mais ils ont magnifiquement mérité de la société humaine, et il est juste que Nous leur décernions un éloge public. En même temps Nous les engageons à intensifier leur action si bienfaisante. Nous osons espérer qu’à eux se joindront d’autres hommes en grand nombre, tout spécialement des croyants, poussés par la charité et la conscience du devoir. À tout croyant, il revient d’être, dans le monde d’aujourd’hui, comme une étincelle lumineuse, un centre d’amour et un ferment pour toute la masse. Cela, chacun le sera dans la mesure de son union à Dieu.
165. De fait, la paix ne saurait régner entre les hommes, si elle ne règne d’abord en chacun d’eux, c’est-à-dire si chacun n’observe en lui-même l’ordre voulu par Dieu. « Ton âme veut-elle vaincre les passions qui sont en elle ? » interroge S. Augustin. Et il répond : « Qu’elle se soumette à Celui qui est en haut et elle vaincra ce qui est en bas. Et tu auras la paix : la vraie paix, la paix sans équivoque, la paix pleinement établie sur l’ordre. Et quel est l’ordre propre à cette paix ? Dieu commande à l’âme et l’âme commande au corps. Rien de plus ordonné. »69

D. Par Jésus-Christ, Prince de la Paix

166. L’enseignement que Nous venons de consacrer aux problèmes qui, à l’heure actuelle, préoccupent si fort l’humanité et intéressent immédiatement le progrès de la société humaine, Nous a été dicté par une profonde aspiration que Nous savons commune à tous les hommes de bonne volonté : celle de voir régner dans le monde une paix plus solide.
167. Remplissant, malgré Notre indignité, la charge de Vicaire de Celui que le prophète a nommé par avance le Prince de la Paix70 , Nous estimons qu’il est de Notre devoir de vouer Nos préoccupations et Nos énergies à promouvoir ce bien commun universel. Mais la paix n’est qu’un mot vide de sens, si elle n’est pas fondée sur l’ordre dont Nous avons, avec une fervente espérance, esquissé dans cette encyclique les lignes essentielles ; ordre qui repose sur la vérité, se construit selon la justice, reçoit de la charité sa vie et sa plénitude et enfin s’exprime efficacement dans la liberté.
168. Il s’agit là, en fait, d’une entreprise trop sublime et trop élevée, pour que sa réalisation soit au pouvoir de l’homme laissé à ses seules forces, fût-il par ailleurs animé de la plus louable bonne volonté. Pour que la société humaine présente avec la plus parfaite fidélité l’image du Royaume de Dieu, le secours d’En-haut est absolument nécessaire.
169. C’est la raison pour laquelle, durant ces jours saints, Notre prière monte avec plus de ferveur vers Celui qui, par Sa douloureuse Passion et par Sa Mort, a vaincu le péché, source première de toutes les discordes, détresses et inégalités, et qui par Son Sang a réconcilié le genre humain avec Son Père céleste. « C’est Lui qui est venu proclamer la Paix, Lui qui des deux n’a fait qu’un peuple… Il est venu proclamer la paix, paix pour vous qui étiez loin et paix pour ceux qui étaient proches71. »
170. Et c’est le même message que nous fait entendre la liturgie de ces saints jours : « Jésus Notre-Seigneur, ressuscité, se dressa au milieu de ses disciples et leur dit : Pax vobis, alléluia. Et les disciples ayant vu le Seigneur, furent remplis de joie. »72 Le Christ nous a apporté la paix, nous a laissé la paix : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. »73
171. C’est cette paix apportée par le Rédempteur que Nous Lui demandons instamment dans Nos prières. Qu’il bannisse des âmes ce qui peut mettre la paix en danger, et qu’il transforme tous les hommes en témoins de vérité, de justice et d’amour fraternel. Qu’il éclaire ceux qui président aux destinées des peuples, afin que, tout en se préoccupant du légitime bien-être de leurs compatriotes, ils assurent le maintien de l’inestimable bienfait de la paix. Que le Christ enfin enflamme le cœur de tous les hommes et leur fasse renverser les barrières qui divisent, resserrer les liens de l’amour mutuel, user de compréhension à l’égard d’autrui et pardonner à ceux qui leur ont fait du tort. Et qu’ainsi, grâce à Lui, tous les peuples de la terre forment entre eux une véritable communauté fraternelle et que parmi eux ne cesse de fleurir et de régner la paix tant désirée.
172. Pour que cette paix s’étende à tout le troupeau confié à vos soins et spécialement pour l’avantage des classes les plus modestes, qui appellent une aide et une protection particulières, Nous vous accordons de grand cœur dans le Seigneur la Bénédiction Apostolique, à vous-mêmes, Vénérables Frères, aux prêtres du clergé séculier et régulier, aux religieux et aux religieuses et à tous les fidèles, très particulièrement à ceux qui répondront généreusement à Notre exhortation. Et pour tous les hommes de bonne volonté à qui Notre lettre s’adresse aussi, Nous implorons du Dieu Très-Haut bonheur et prospérité.
173. Donné à Rome, près Saint-Pierre, le Jeudi saint, 11 avril de l’an 1963, le cinquième de Notre Pontificat.
 
1  Ps 8,1
2 Ps 103,24
3  Gn 1,26
4 Ps 8,5-6.
5  Rm 2,15
6  Ps 18,8-11
7  Pie XII, Message radio de Noël, 1942, DC 1944, Nlle série, 5, pp. 1-3 ; Jean XXIII, Sermon du 4 janvier 1963, DC 1963, col. 161-164
8  Divini redemptoris, DR 27 ; Radio-message de 1941
9  Pie XII, Message radio de Noël, 1942, DC 1944, Nlle série, 5, pp. 1-3
10  Divinae institutions, 1. IV, ch. 28,2. PL 6, 535
11  Libertas praestantissimum (20 juin 1888). Acta Leonis XIII, 8, pp. 237-238
12  Pie XII, Message radio de Noël, 1942, DC 1944, Nlle série, 5, pp. 1-3
13  Pie XI, Casti connubii (31 décembre 1930), DC 1931, col. 251-312 ; Pie XII, Message radio de Noël, 1942, DC 1944, Nlle série, 5, pp. 1-3
14  Radio-message RM 19
17  Radio-message RM 19
19  Ibid., MM 119-121
20  Rerum novarum RN 37-44 ; Quadragesimo anno QA 94 ; Pie XII, Sertum laetitiae (1er novembre1939), DC 1940, col. 111-112
22  Pie XII, Message radio de Noël, 1952, DC 1953, col. 1-14
23  Pie XII, Message radio de Noël, 1944 DC 1945, col, 1-2
24  Pie XII, Message radio de Noël, 1942, DC 1944, Nlle série, 5, pp. 2-3
25  Ep 4,25
26  Pie XII, Message radio de Noël, 1942 DC 1944, Nlle série, 5, p. 1
27 Summa Theol., Ia-IIae, q. 19, a. 4 ; cf. a. 9
28  Rm 13,1-6
29  Sur l’épître aux Romains, c. 13, vv. 1-2, homil. 23, PG 60,615
30  Léon XIII, Immortale Dei (1er novembre 1885), Acta Leonis XIII, 5, p. 120
31  Pie XII, Message radio de Noël, 1944, DC 1945, col. 5-6
32  Léon XIII, Diuturnum illud (20 juin 1881), Acta Leonis XIII, 2, p. 274
33  Ibid., p. 278 ; Léon XIII, Immortale Dei (1er novembre 1885), Acta Leonis, XIII, 5, p. 130
34  Ac 5,29
35 Summa Theol., Ia-IIae, q. 93, a. 3 ad 2 ; Pie XII, Message radio de Noël, 1944, DC 1945, col. 1-12
36  Léon XIII, Diuturnum illud (20 juin 1881), Acta Leonis, XIII, 2, pp. 271-272 ; Pie XII, Message radio de Noël. 1944, DC 1945, col. 1-12
37  Pie XII, Message radio de Noël, 1942, DC 1944, Nlle série, 5, p. 1 ; Léon XIII, Immortale Dei (1er novembre 1885), Acta Leonis XIII, 5, p. 120
38  Pie XII, Summi pontificatus (20 octobre 1939), DC 1939, col. 1251-1275
40  Léon XIII, Immortale Dei (1er novembre 1885), Acta Leonis, XIII, 5, p. 121
42  Pie XII, Summi pontificatus (20 octobre 1939), DC 1939, col. 1263-1264
45  Radio-message RM 15
46  Mit brennender Sorge MbS 36 ; Divini redemptoris DR 29 ; Pie XII, Message radio de Noël, 1942, DC 1944, Nlle série, 5, pp. 1-3
47  Divini redemptoris DR 33 ; Pie XII, Message Radio de Noël, 1942, DC 1944, Nlle série, 5, pp. 1-3
49  Pie XII, Message Radio de Noël 1942, DC 1944 ; Nlle série, 5, pp. 2-3
50  Pie XII, Message Radio de Noël 1944, DC 1945, col. 5-7
51  Pie XII, Message Radio de Noël 1942, DC 1944, Nlle série, 5, p. 1
52  Léon XIII, Annum ingressi. Acta Leonis XIII, 22, pp. 52-80
53  Sg 6,2-4
54  Pie XII, Message Radio de Noël 1941, AAS 1942, p. 5
55  Pie XII, Allocution au Sacré Collège (24 décembre 1940), AAS 1941, pp. 5-11
56  De civitate Dei, 1. IV, c. 4, PL 41,115 ; Pie XII, Allocution au Sacré Collège (24 décembre 1939), DC 1940, col. 99-107
57 Pie XII, Message Radio de Noël 1941, AAS 1942, p. 17
59  Pie XII, Message radio de Noël 1941, AAS 1942, p. 17 ; Benoît XV, Exhortation aux gouvernements des peuples belligérants (1er août 1917), AAS 1917, p. 418
60  Pie XII, Message radio du 24 août 1939, DC 1939, col. 1128-1129
62  Pie XII, Message radio de Noël 1941, AAS 1942, pp. 16-17
64  Pie XII, Allocution aux jeunes de l’Action catholique des diocèses d’Italie (12 septembre 1948), DC 1948, col. 1413-1418
66  Ibid., MM 239
67  Ibid., MM 239. Léon XIII, Immortale Dei (1er novembre 1885), Acta Leonis XIII, 5, p. 128 ; Pie XI, Ubi arcano (23 décembre 1922), DC 1923, col. 85-86 ; Pie XII, Allocution aux déléguées de l’Union mondiale des organisations féminines catholiques (11 septembre 1947), DC 1947, col. 1460-1461
68  Pie XII, Allocution aux ouvriers des diocèses d’Italie (13 juin 1943), DC 1945, col. 292-293
69  Miscellanea Augustiniana. Sti Augustini, Sermones post Maurinos reperti, Rome, 1930, p. 633
70  Es 9,6
71  Ep 2,14-17
72  Répons de Matines, vendredi après Pâques
73  Jn 14,27