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08 septembre 2011

Introduction à Caritas in veritate : l’amour dans le concret de la vie sociale

Jean-Yves Calvez, jésuite †

L’encyclique « sociale » Caritas in veritate fut longtemps attendue. Les uns prévoyaient qu’elle concernerait la mondialisation ou que le pape réexaminerait l’ensemble de la doctrine sociale catholique sous ce titre moderne. D’autres annonçaient plutôt une encyclique sur l’environnement, l’écologie, le bouleversement des climats. Puis l’irruption de la « crise » prit toute la place dans les esprits : il ne semblait pas possible que l’autorité de l’Église fasse silence sur ce grave événement. C’est finalement le cinquantième anniversaire de Populorum progressio du pape Paul VI (1967) qui a déterminé l’accent donné au document signé le 28 juin 2009 par Benoît XVI : le sujet majeur est le développement. Benoît XVI prolonge ainsi l’enseignement de Paul VI – simultanément, il est vrai, celui de Jean-Paul II qui avait repris le thème dans Sollicitudo rei socialis en 1987. Ce rappel, tant de la question du « développement » que de l’enseignement de Paul VI, est hautement significatif de la volonté de se soustraire à l’ère récente. Paul VI, peut-on remarquer, n’était guère cité depuis sa mort.

Un autre trait significatif est la mise en valeur des aspects théologiques du développement : ce sont eux que le pape approfondit surtout. Le début au moins de la nouvelle encyclique est ainsi bien du style de Deus caritas est (2005) et de Spe salvi (2007), les précédentes encycliques, théologiques par excellence, de Benoît XVI. Le thème de la charité ou de l’amour continue très clairement d’être au centre. La doctrine sociale de l’Église est la doctrine de l’amour « en vérité ». Il serait peut-être mieux de traduire : « dans la réalité » ou « dans le concret ». Et très particulièrement, comme le dit le pape lui-même: dans le concret du « social » : « Caritas in veritate in re sociali ». Encore que la portée de l’expression in veritate soit aussi un rejet du relativisme.

Dans ce contexte, relevons les fortes formules : « L’amour est tout », « L’amour est le don le plus grand que Dieu ait fait aux hommes » (Caritas in veritate, CV 2). Si les relations sociales ne se développent pas sous cette inspiration, il n’y a qu’« intérêts privés et logiques de pouvoir » entre nous (CV 5). Pie XI avait autrefois parlé de « lutte ». Benoît XVI souligne aussi le danger d’une interdépendance « qui n’est pas interaction éthique des consciences et des intelligences ».

Le pape n’accepte, en effet, à aucun moment de céder sur la place de l’éthique dans les relations entre les hommes. Il y a, certes, urgence, en ce moment de crise, le pape ne le nie en rien, mais, dit-il, s’il y a urgence dans les choses, il y a urgence aussi dans la charité. Et Benoît XVI de citer saint Paul : « Caritas Christi urget nos » (2 Cor, 5, 14). Quant à la doctrine sociale de l’Église, elle reflète directement « la tradition de la foi des apôtres » (CV 10). Le Concile Vatican II, récemment, « a approfondi tout ce qui ­appartient depuis toujours à la vérité de la foi » (CV 11).

Il ne saurait donc y avoir de développement de l’homme sans sa dimension religieuse. Paul VI avait parlé de l’homme comme « vocation ». Cette vocation est un « appel transcendant ». Ainsi « l’Église » comme telle tend « à promouvoir le développement intégral de l’homme » et elle a, de fait, un « rôle public », expression très neuve, dans le développement. Le ­développement qui n’est jamais sans « perspective de vie éternelle ».

Sans cet horizon, il est, nous répète le pape, « privé de souffle ». La création d’« institutions » ne suffit jamais. « L’homme a besoin de Dieu », rappelle aussi Benoît XVI, sauf à s’exposer à la présomption de se sauver par lui-même, ce qui mène à un « développement déshumanisé » (CV 11). Cette insistance sur l’inséparabilité du développement et de sa dimension religieuse pourra certes sembler à quelques-uns moins en harmonie avec la proximité que perçoit généralement Benoît XVI entre la foi et la raison, la foi rejoignant ce que la raison même est déjà apte à découvrir.

Après ces réflexions de fond, le pape passe, à partir du chapitre II, à des recommandations davantage d’actualité. Le sujet de la mondialisation est, le premier, abordé, « nouveau contexte commercial et financier international, marqué par une mobilité croissante des capitaux financiers et des moyens de production matériels et immatériels » (CV 24), dit le pape, qui note de plus : « Ce nouveau contexte a modifié le pouvoir des États », lequel est désormais à reconstruire et à repenser.

Le face-à-face « État/marché » corrode en fait la société. Le pape entre ainsi très vite dans une défense de la société civile et des réalisations que peuvent y inscrire les hommes. Il insiste simultanément sur la place du « don » non seulement à côté du marché mais dans le marché même (ch. III). Dans le même ordre d’idées, le pape loue le commerce et l’investissement « éthiques », la micro-finance, le micro-crédit et les réalisations en général de l’économie « solidaire », « civile » ou de « communion » – une expression qui fait allusion aux initiatives propres aux Focolari.

« L’économie a besoin d’éthique », martèle-t-il fortement, en face de toutes les tentatives de réduction de l’économie à une science naturelle, à une pure pragmatique. Et la dimension principale de l’éthique socio-économique est la solidarité (ch. IV). La question de l’environnement est aussi traitée dans ce contexte, avec une grande insistance, comme chez Jean-Paul II naguère, sur la « nature », qui n’est pas « fruit du hasard », encore moins un simple « matériau ». La responsabilité envers les générations futures est soulignée, sans que le pape ne vienne à préciser à combien de telles générations s’étend la responsabilité des hommes d’aujourd’hui. Le sujet devra sûrement être repris encore.

Solidarité et collaboration doivent dominer dans le traitement des migrations. Les migrations relèvent de la coopération entre les divers pays intéressés, elles ne sauraient être gérées de manière unilatérale (ch. V).

Le pape revient enfin sur la finance dans ce chapitre sur la « collaboration au développement de la famille humaine ». Il a été fait « mauvais usage » de la finance, dans la crise actuelle, et des « instruments sophistiqués » ont servi « à tromper les épargnants ». Le pape, ici, ne mâche pas ses mots. On est en effet au cœur de la plus grande injustice contemporaine.

L’encyclique débouche, enfin, sur un dernier chapitre à propos de la technique. Ce n’est peut-être pas que des problèmes très nouveaux se posent avec l’extension des nouvelles techniques, mais celles-ci, quelles qu’en soient les modalités, servent trop souvent de support à la prétention de beaucoup d’hommes de fonder des humanismes hors toute référence religieuse. Le pape en conteste à nouveau la possibilité. Il affirme même : « L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain » (CV 78). « L’humanisme qui exclut Dieu » : à ne pas confondre, sans doute, avec celui qui seulement l’ignore – la différence est importante. Indiscutablement, ce problème culturel est le plus grand, le plus grave, pour un pasteur de tempérament intellectuel comme Benoît XVI. En tout cas, « la plus grande force au service du développement c’est, ose dire Benoît XVI, un humanisme chrétien qui ravive la charité et se laisse guider par la vérité » (CV 78).