facebook
25 décembre 2005

Deus caritas est

par Benoît XVI

Sur l’amour chrétien

Lettre encyclique
Deuxième partie : L'exercice de l'amour de la part de l'Église en tant que "communauté d'amour" (extraits)
Justice et charité
Les nombreuses structures de service caritatif dans le contexte social actuel
Le profil spécifique de l'activité caritative de l'Église

Lettre encyclique

Deuxième partie : L’exercice de l'amour de la part de l’Église en tant que "communauté d'amour"(extraits)

Justice et charité

26. Depuis le dix-neuvième siècle, on a soulevé une objection contre l’activité caritative de l’Église, objection qui a été développée ensuite avec insistance, notamment par la pensée marxiste. Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. Les œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité, pour les riches, une manière de se soustraire à l’instauration de la justice et d’avoir leur conscience en paix, maintenant leurs positions et privant les pauvres de leurs droits. Au lieu de contribuer, à travers diverses œuvres de charité, au maintien des conditions existantes, il faudrait créer un ordre juste, dans lequel tous recevraient leur part des biens du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de charité. Dans cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais aussi beaucoup d’erreurs. Il est certain que la norme fondamentale de l’État doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe de subsidiarité, sa part du bien commun. C’est ce que la doctrine chrétienne sur l’État et la doctrine sociale de l’Église ont toujours souligné. D’un point de vue historique, la question de l’ordre juste de la collectivité est entrée dans une nouvelle phase avec la formation de la société industrielle au dix-neuvième siècle. La naissance de l’industrie moderne a vu disparaître les vieilles structures sociales et, avec la masse des salariés, elle a provoqué un changement radical dans la composition de la société, dans laquelle le rapport entre capital et travail est devenu la question décisive, une question qui, sous cette forme, était jusqu’alors inconnue. Les structures de production et le capital devenaient désormais la nouvelle puissance qui, mise dans les mains d’un petit nombre, aboutissait pour les masses laborieuses à une privation de droits, contre laquelle il fallait se rebeller.
 
27. Il est juste d’admettre que les représentants de l’Église ont perçu, mais avec lenteur, que le problème de la juste structure de la société se posait de manière nouvelle. Les pionniers ne manquèrent pas : l’un d’entre eux, par exemple, fut Mgr Ketteler, Évêque de Mayence (1877). En réponse aux nécessités concrètes, naquirent aussi des cercles, des associations, des unions, des fédérations et surtout de nouveaux Ordres religieux qui, au dix-neuvième siècle, s’engagèrent contre la pauvreté, les maladies et les situations de carence dans le secteur éducatif. En 1891, le Magistère pontifical intervint par l’Encyclique Rerum Novarum de Léon XIII. Il y eut ensuite, en 1931, l’Encyclique de Pie XI Quadragesimo anno. Le bienheureux Pape Jean XXIII publia, en 1961, l’Encyclique Mater et magistra ; pour sa part Paul VI, dans l’encyclique Populorum progressio (1967) et dans la lettre apostolique Octogesima adveniens (1971), affronta de manière insistante la problématique sociale, qui, dans le même temps, était devenue plus urgente, surtout en Amérique Latine. Mon grand Prédécesseur Jean-Paul II nous a laissé une trilogie d’Encycliques sociales : Laborem exercens (1981), Sollicitudo rei socialis (1987) et enfin Centesimus annus (1991). Ainsi, face à des situations et à des problèmes toujours nouveaux, s’est développée une doctrine sociale catholique qui, en 2004, a été présentée de manière organique dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, rédigé par le Conseil pontifical Justice et Paix. Le marxisme avait présenté la révolution mondiale et sa préparation comme étant la panacée à la problématique sociale : avec la révolution et la collectivisation des moyens de production qui s’ensuivit – affirmait-on dans cette doctrine –, tout devait immédiatement aller de manière différente et meilleure. Ce rêve s’est évanoui. Dans la situation difficile où nous nous trouvons aujourd’hui, à cause aussi de la mondialisation de l’économie, la doctrine sociale de l’Église est devenue un repère fondamental, qui propose des orientations valables bien au-delà de ses limites : ces orientations – face au ­développement croissant – doivent être appréhendées dans le dialogue avec tous ceux qui se préoccupent sérieusement de l’homme et du monde.
 
28. Pour définir plus précisément la relation entre l’engagement nécessaire pour la justice et le service de la charité, il faut prendre en compte deux situations de fait fondamentales :

a) L’ordre juste de la société et de l’État est le devoir essentiel du politique. Un État qui ne serait pas dirigé selon la justice se réduirait à une grande bande de vauriens, comme l’a dit un jour saint Augustin : « Remota itaque iustitia quid sunt regna nisi magna latrocinia ? ».1 La distinction entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu (cf. Mt 22, 21), à savoir la distinction entre État et Église ou, comme le dit le Concile Vatican II, l’autonomie des réalités terrestres,2 appartient à la structure fondamentale du christianisme. L’État ne peut imposer la religion, mais il doit en garantir la liberté, ainsi que la paix entre les fidèles des différentes religions. De son côté, l’Église comme expression sociale de la foi chrétienne a son indépendance et, en se fondant sur sa foi, elle vit sa forme communautaire, que l’État doit respecter. Les deux sphères sont distinctes, mais toujours en relation de réciprocité.

La justice est le but et donc aussi la mesure intrinsèque de toute politique. Le politique est plus qu’une simple technique pour la définition des ordonnancements publics : son origine et sa finalité se trouvent précisément dans la justice, et cela est de nature éthique. Ainsi, l’État se trouve de fait inévitablement confronté à la question : comment réaliser la justice ici et maintenant ? Mais cette question en présuppose une autre plus radicale : qu’est-ce que la justice ? C’est un problème qui concerne la raison pratique ; mais pour pouvoir agir de manière droite, la raison doit constamment être purifiée, car son aveuglement éthique, découlant de la tentation de l’intérêt et du pouvoir qui l’éblouissent, est un danger qu’on ne peut jamais totalement éliminer.

En ce point, politique et foi se rejoignent. Sans aucun doute, la foi a sa nature spécifique de rencontre avec le Dieu vivant, rencontre qui nous ouvre de nouveaux horizons bien au-delà du domaine propre de la raison. Mais, en même temps, elle est une force purificatrice pour la raison elle-même. Partant de la perspective de Dieu, elle la libère de ses aveuglements et, de ce fait, elle l’aide à être elle-même meilleure. La foi permet à la raison de mieux accomplir sa tâche et de mieux voir ce qui lui est propre. C’est là que se place la doctrine sociale catholique : elle ne veut pas conférer à l’Église un pouvoir sur l’État. Elle ne veut pas même imposer à ceux qui ne partagent pas sa foi des perspectives et des manières d’être qui lui appartiennent. Elle veut simplement contribuer à la purification de la raison et apporter sa contribution, pour faire en sorte que ce qui est juste puisse être ici et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre.

La doctrine sociale de l’Église argumente à partir de la raison et du droit naturel, c’est-à-dire à partir de ce qui est conforme à la nature de tout être humain. Elle sait qu’il ne revient pas à l’Église de faire valoir elle-même politiquement cette doctrine : elle veut servir la formation des consciences dans le domaine politique et contribuer à faire grandir la perception des véritables exigences de la justice et, en même temps, la disponibilité d’agir en fonction d’elles, même si cela est en opposition avec des situations d’intérêt personnel. Cela signifie que la construction d’un ordre juste de la société et de l’État, par lequel est donné à chacun ce qui lui revient, est un devoir fondamental, que chaque génération doit à nouveau affronter. S’agissant d’un devoir politique, cela ne peut pas être à la charge immédiate de l’Église. Mais, puisque c’est en même temps un devoir humain primordial, l’Église a le devoir d’offrir sa contribution spécifique, grâce à la purification de la raison et à la formation éthique, afin que les exigences de la justice deviennent compréhensibles et politiquement réalisables.

L’Église ne peut ni ne doit prendre en main la bataille politique pour édifier une société la plus juste possible. Elle ne peut ni ne doit se mettre à la place de l’État. Mais elle ne peut ni ne doit non plus rester à l’écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s’insérer en elle par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer. La société juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le politique. Toutefois, l’engagement pour la justice, travaillant à l’ouverture de l’intelligence et de la volonté aux exigences du bien, intéresse profondément l’Église.

b) L’amour – caritas – sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste. Il n’y a aucun ordre juste de l’État qui puisse rendre superflu le service de l’amour. Celui qui veut s’affranchir de l’amour se prépare à s’affranchir de l’homme en tant qu’homme. Il y aura toujours de la souffrance, qui réclame consolation et aide. Il y aura toujours de la solitude. De même, il y aura toujours des situations de nécessité matérielle, pour lesquelles une aide est indispensable, dans le sens d’un amour concret pour le prochain.3 L’État qui veut pourvoir à tout, qui absorbe tout en lui, devient en définitive une instance bureaucratique qui ne peut assurer l’essentiel dont l’homme souffrant – tout homme – a besoin : le dévouement personnel plein d’amour. Nous n’avons pas besoin d’un État qui régente et domine tout, mais au contraire d’un État qui reconnaisse généreusement et qui soutienne, dans la ligne du principe de subsidiarité, les initiatives qui naissent des différentes forces sociales et qui associent spontanéité et proximité avec les hommes ayant besoin d’aide. L’Église est une de ces forces vives : en elle vit la dynamique de l’amour suscité par l’Esprit du Christ. Cet amour n’offre pas uniquement aux hommes une aide matérielle, mais également réconfort et soin de l’âme, aide souvent plus nécessaire que le soutien matériel. L’affirmation selon laquelle les structures justes rendraient superflues les œuvres de charité cache en réalité une conception matérialiste de l’homme : le préjugé selon lequel l’homme vivrait « seulement de pain » (Mt 4,4 ; cf. Dt 8, 3) est une conviction qui humilie l’homme et qui méconnaît précisément ce qui est le plus ­spécifiquement humain.

29. Ainsi nous pouvons maintenant déterminer avec plus de précision, dans la vie de l’Église, la relation entre l’engagement pour un ordre juste de l’État et de la société, d’une part, et l’activité caritative organisée, d’autre part. On a vu que la formation de structures justes n’est pas immédiatement du ressort de l’Église, mais qu’elle appartient à la sphère du politique, c’est-à-dire au domaine de la raison responsable d’elle-même. En cela, la tâche de l’Église est médiate, en tant qu’il lui revient de contribuer à la purification de la raison et au réveil des forces morales, sans lesquelles des structures justes ne peuvent ni être construites, ni être opérationnelles à long terme.

Le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est au contraire le propre des fidèles laïques. En tant que citoyens de l’État, ils sont appelés à participer personnellement à la vie publique. Ils ne peuvent donc renoncer « à l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun ».4 Une des missions des fidèles est donc de configurer de manière droite la vie sociale, en en respectant la légitime autonomie et en coopérant avec les autres citoyens, selon les compétences de chacun et sous leur propre responsabilité.5 Même si les expressions spécifiques de la charité ecclésiale ne peuvent jamais se confondre avec l’activité de l’État, il reste cependant vrai que la charité doit animer l’existence entière des fidèles laïques et donc aussi leur activité politique, vécue comme « charité sociale ».6

Les organisations caritatives de l’Église constituent au contraire son opus proprium, une tâche conforme à sa nature, dans laquelle elle ne collabore pas de façon marginale, mais où elle agit comme sujet directement responsable, faisant ce qui correspond à sa nature. L’Église ne peut jamais se dispenser de l’exercice de la charité en tant qu’activité organisée des croyants et, d’autre part, il n’y aura jamais une situation dans laquelle on n’aura pas besoin de la charité de chaque chrétien, car l’homme, au-delà de la justice, a et aura toujours besoin de l’amour.

Les nombreuses structures de service caritatif dans le contexte social actuel

30. Avant de tenter une définition du profil spécifique des activités ecclésiales au service de l’homme, je voudrais maintenant considérer la situation générale de l’engagement pour la justice et pour l’amour dans le monde d’aujourd’hui.

a) Les moyens de communication de masse ont rendu désormais notre planète plus petite, rapprochant rapidement hommes et cultures profondément différents. Si ce « vivre ensemble » suscite parfois incompréhensions et tensions, cependant, le fait d’avoir maintenant connaissance de manière beaucoup plus immédiate des besoins des hommes représente surtout un appel à partager leur situation et leurs difficultés. Chaque jour, nous prenons conscience de l’importance de la souffrance dans le monde, causée par une misère tant matérielle que spirituelle revêtant de multiples formes, en dépit des grands progrès de la science et de la technique. Notre époque demande donc une nouvelle disponibilité pour secourir le prochain qui a besoin d’aide. Déjà le Concile Vatican II l’a souligné de manière très claire : « De nos jours, [...…] à cause des facilités plus grandes offertes par les moyens de communication, la distance entre les hommes est en quelque sorte vaincue […...], l’action caritative peut et doit aujourd’hui avoir en vue absolument tous les hommes et tous les besoins ».7

Par ailleurs – et c’est un aspect provocateur et en même temps encourageant du processus de mondialisation –, le temps présent met à notre disposition d’innombrables instruments pour apporter une aide humanitaire à nos frères qui sont dans le besoin, et tout spécialement les systèmes modernes pour la distribution de nourriture et de vêtements, de même que pour la proposition de logements et d’accueil. Dépassant les confins des communautés nationales, la sollicitude pour le prochain tend ainsi à élargir ses horizons au monde entier. Le Concile Vatican II a noté avec justesse : « Parmi les signes de notre temps, il convient de relever spécialement le sens croissant et inéluctable de la solidarité de tous les peuples ».8 Les organismes de l’État et les associations humanitaires favorisent les initiatives en vue d’atteindre ce but, par des subsides ou des dégrèvements fiscaux pour les uns, rendant disponibles des ressources considérables pour les autres. Ainsi la solidarité exprimée par la société civile dépasse de manière significative celle des individus.

b) Dans cette situation, à travers les instances étatiques et ecclésiales, sont nées et se sont développées de nombreuses formes de collaboration, qui se sont révélées fructueuses. Les institutions ecclésiales, grâce à la transparence de leurs moyens d’action et à la fidélité à leur devoir de témoigner de l’amour, pourront aussi animer chrétiennement les institutions civiles, favorisant une coordination réciproque, dont ne manquera pas de bénéficier l’efficacité du service caritatif.9 Dans ce contexte, se sont aussi formées de multiples organisations à but caritatif ou philanthropique qui, face aux problèmes sociaux et politiques existants, s’engagent pour parvenir à des solutions satisfaisantes dans le domaine humanitaire. Un phénomène important de notre temps est l’apparition et l’expansion de diverses formes de bénévolat, qui prennent en charge une multiplicité de services.10 Je voudrais ici adresser une parole de reconnaissance et de remerciement à tous ceux qui participent, d’une manière ou d’une autre, à de telles activités. Le développement d’un pareil engagement représente pour les jeunes une école de vie qui éduque à la solidarité, à la disponibilité, en vue de donner non pas simplement quelque chose, mais de se donner soi-même. À l’anti-culture de la mort, qui s’exprime par exemple dans la drogue, s’oppose ainsi l’amour qui ne se recherche pas lui-même, mais qui, précisément en étant disponible à « se perdre » pour l’autre (cf. Lc 17, 33 et par.), se révèle comme culture de la vie.

De même, dans l’Église catholique et dans d’autres Églises et Communautés ecclésiales ont surgi de nouvelles formes d’activité caritative, et de plus anciennes sont réapparues avec un élan renouvelé. Ce sont des formes dans lesquelles on arrive souvent à constituer un lien heureux entre évangélisation et œuvres de charité. Je désire confirmer explicitement ici ce que mon grand Prédécesseur Jean-Paul II a écrit dans son Encyclique Sollicitudo rei sociali,11 lorsqu’il a affirmé la disponibilité de l’Église catholique à collaborer avec les Organisations caritatives de ces Églises et Communautés, puisque nous sommes tous animés de la même motivation fondamentale et que nous avons devant les yeux le même but : un véritable humanisme, qui reconnaît dans l’homme l’image de Dieu et qui veut l’aider à mener une vie conforme à cette dignité. En vue d’un développement harmonieux du monde, l’Encyclique Ut unum sint a de nouveau souligné qu’il était nécessaire pour les chrétiens d’unir leur voix et leur engagement « pour le respect des droits et des besoins de tous, spécialement des pauvres, des humiliés et de ceux qui sont sans défense ».12 Je voudrais exprimer ici ma joie, car ce désir a trouvé dans l’ensemble du monde un large écho à travers de nombreuses initiatives.

Le profil spécifique de l'activité caritative de l'Église

31. L’augmentation d’organisations diversifiées qui s’engagent en faveur de l’homme dans ses diverses nécessités s’explique au fond par le fait que l’impératif de l’amour du prochain est inscrit par le Créateur dans la nature même de l’homme. Cependant, cette croissance est aussi un effet de la présence du christianisme dans le monde, qui suscite constamment et rend efficace cet impératif, souvent profondément obscurci au cours de l’histoire. La réforme du paganisme tentée par l’empereur Julien l’Apostat n’est que l’exemple initial d’une telle efficacité. En ce sens, la force du christianisme s’étend bien au-delà des frontières de la foi chrétienne. De ce fait, il est très important que l’activité caritative de l’Église maintienne toute sa splendeur et ne se dissolve pas dans une organisation commune d’assistance, en en devenant une simple variante. Mais quels sont les éléments constitutifs qui forment l’essence de la charité chrétienne et ecclésiale ?

a) Selon le modèle donné par la parabole du bon Samaritain, la charité chrétienne est avant tout simplement la réponse à ce qui, dans une situation déterminée, constitue la nécessité immédiate : les personnes qui ont faim doivent être rassasiées, celles qui sont sans vêtements doivent être vêtues, celles qui sont malades doivent être soignées en vue de leur guérison, celles qui sont en prison doivent être visitées, etc. Les Organisations caritatives de l’Église, à commencer par les Caritas (diocésaines, nationales, internationale), doivent faire tout leur possible pour que soient mis à disposition les moyens nécessaires, et surtout les hommes et les femmes, pour assumer de telles tâches. En ce qui concerne le service des personnes qui souffrent, la compétence professionnelle est avant tout nécessaire : les soignants doivent être formés de manière à pouvoir accomplir le geste juste au moment juste, prenant aussi l’engagement de poursuivre les soins. La compétence professionnelle est une des premières nécessités fondamentales, mais à elle seule, elle ne peut suffire. En réalité, il s’agit d’êtres humains, et les êtres humains ont toujours besoin de quelque chose de plus que de soins techniquement corrects. Ils ont besoin d’humanité. Ils ont besoin de l’attention du cœur. Les personnes qui œuvrent dans les Institutions caritatives de l’Église doivent se distinguer par le fait qu’elles ne se contentent pas d’exécuter avec dextérité le geste qui convient sur le moment, mais qu’elles se consacrent à autrui avec des attentions qui leur viennent du cœur, de manière à ce qu’autrui puisse éprouver leur richesse d’humanité. C’est pourquoi, en plus de la préparation professionnelle, il est nécessaire pour ces personnes d’avoir aussi et surtout une « formation du cœur » : il convient de les conduire à la rencontre avec Dieu dans le Christ, qui suscite en eux l’amour et qui ouvre leur esprit à autrui, en sorte que leur amour du prochain ne soit plus imposé pour ainsi dire de ­l’extérieur, mais qu’il soit une conséquence découlant de leur foi qui devient agissante dans l’amour (cf. Ga 5, 6).

b) L’activité caritative chrétienne doit être indépendante de partis et d’idéologies. Elle n’est pas un moyen pour changer le monde de manière idéologique et elle n’est pas au service de stratégies mondaines, mais elle est la mise en œuvre ici et maintenant de l’amour dont l’homme a constamment besoin. L’époque moderne, surtout à partir du dix-neuvième siècle, est dominée par différents courants d’une philosophie du progrès, dont la forme la plus radicale est le marxisme. Une partie de la stratégie marxiste est la théorie de l’appauvrissement : celui qui, dans une situation de pouvoir injuste – soutient-elle –, aide l’homme par des initiatives de charité, se met de fait au service de ce système d’injustice, le faisant apparaître supportable, au moins jusqu’à un certain point. Le potentiel révolutionnaire est ainsi freiné et donc le retour vers un monde meilleur est bloqué. Par conséquent, la charité est contestée et attaquée comme système de conservation du statu quo. En réalité, c’est là une philosophie inhumaine. L’homme qui vit dans le présent est sacrifié au Moloch de l’avenir – un avenir dont la réalisation effective reste pour le moins douteuse. En vérité, l’humanisation du monde ne peut être promue en renonçant, pour le moment, à se comporter de manière humaine. Nous ne contribuons à un monde meilleur qu’en faisant le bien, maintenant et personnellement, passionnément, partout où cela est possible, indépendamment de stratégies et de programmes de partis. Le programme du chrétien – le programme du bon Samaritain, le programme de Jésus – est « un cœur qui voit ». Ce cœur voit où l’amour est nécessaire et il agit en conséquence. Naturellement, à la spontanéité de l’individu, lorsque l’activité caritative est assumée par l’Église comme initiative communautaire, doivent également s’adjoindre des programmes, des prévisions, des ­collaborations avec d’autres institutions similaires.

c) De plus, la charité ne doit pas être un moyen au service de ce qu’on appelle aujourd’hui le prosélytisme. L’amour est gratuit. Il n’est pas utilisé pour parvenir à d’autres fins […]

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 25 décembre 2005, solennité de la Nativité du Seigneur, en la première année de mon Pontificat.

1. La Cité de Dieu, IV, 4 : CCL 47, 102 : La Pléiade, Paris (2000), p. 138.
2. Cf. Const. past. sur l'Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes GS 36.
3. Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral des Évêques Apostolorum ­Successores (22 février 2004), n. 197 : Cité du Vatican (2004), p. 219.
4. Jean-Paul II, Exhort. apost. post-synodale Christifideles laici (30 décembre 1988), n. 42 : AAS 81 (1989), p. 472 : La Documentation catholique 86 (1989), p. 177.
5. Cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Note doctrinale sur certaines questions sur l’engagement des chrétiens dans la vie politique (24 novembre 2002), n. 1 : La Documentation catholique 100 (2003), pp. 130?131.
6. Catéchisme de l'Église catholique, n. 1939.
7. Décret sur l'apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem, n. 8.
8Ibid., n. 14.
9. Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral des Évêques Apostolorum ­Successores (22 février 2004), n. 195 : Cité du Vatican (2004), pp. 217-218.
10. Cf. Jean-Paul II, Exhor. apost. post-synodale Christifideles laici (30 décembre 1988), n. 41 : AAS 81 (1989), pp. 470-472 : La Documentation catholique 86 (1989), p. 177.
11. Cf. SRS 32 ; AAS 80 (1988), p. 556 ; La Documentation catholique 85 (1988), pp. 246-247.
12. N. 43 ; AAS 87 (1995), p. 946 : La Documentation catholique 92 (1995), p. 579.