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08 septembre 2011

Introduction à Centesimus annus

A l’occasion du centennaire de Rerum Novarum

Jean-Yves Calvez, jésuite †

L’encre de Sollicitudo rei socialis avait à peine séché – on se souvient que cette seconde encyclique sur le développement, datée du 31 décembre 1987, a été publiée le 19 février 1988 – que l’on commençait, dans les couloirs des palais romains, à parler d’une nouvelle encyclique sociale en préparation. Comment d’ailleurs, après que tant d’anniversaires de Rerum novarum (1891) eurent été célébrés par de nouvelles encycliques sociales (Quadragesimo anno en 1931, Mater et Magistra en 1961, Laborem exercens en 1981) ou d’autres documents pontificaux de portée analogue (Radio-message de Pentecôte 1941 de Pie XII, lettre Octogesima adveniens de Paul VI au cardinal Roy en 1971), le centenaire ne ferait-il pas l’objet d’un nouveau document officiel ? Il apparut peu à peu que ce serait une fois de plus une encyclique.

« L’année 1989 »

Les premiers préparatifs achevés, des « choses » spectaculairement « nouvelles », pour reprendre les premiers mots de l’encyclique de 1891 sur « la condition ouvrière », commencèrent à se produire à l’est de l’Europe – en Pologne d’abord (avec combien d’intérêt évidemment pour le pape polonais Jean-Paul II) –, puis dans tout le monde des États communistes d’Europe centrale et orientale. Avant que 1991 devienne aussi une date capitale marquée par le putsch avorté du 19 août à Moscou et par la dissolution et l’interdiction du si fameux parti communiste d’Union soviétique, 1989 fut comme une année merveilleuse de la liberté et de la libération pour une grande partie de l’Europe. Le « mur », à Berlin, s’ouvrit, puis tomba.

Ce fut tout autant un temps de trouble pour ceux qui avaient mis quelque confiance, sinon dans l’Union soviétique et le communisme, du moins dans la signification de l’ensemble des événements survenus depuis 1917 pour le monde ouvrier, pour sa libération, pour la justice… « À l’Ouest, bien des forces de gauche – non pas toutes – entretenaient de la sympathie, parfois ce fut naguère de l’enthousiasme, pour les régimes de l’Est. Dans les pays du Tiers Monde, il était tellement difficile de s’aligner sur des solutions préconisées par les anciens colonisateurs qu’on lorgnait tout au moins souvent vers les recettes des pays communistes… À cet égard, tout est sens dessus dessous »1.

La nouvelle encyclique ne passerait pas à côté de ces grands événements. Le pape intitulerait en effet tout un chapitre, le troisième, de cette encyclique « L’année 1989 ». Quelle autre année a jamais eu en fait un semblable privilège ? Dans ce chapitre, Jean-Paul II interprète la chute du communisme, ses causes profondes. Il signale aussi l’« importante » contribution de l’Église aux événements qui viennent de se dérouler, « par son engagement, précise-t-il, en faveur de la défense et de la promotion des droits de l’homme » (Centesimus annus, CA. 22).

Dans le chapitre précédent il a marqué combien l’histoire européenne, celle du socialisme marxiste en particulier, au XXe siècle, y compris l’histoire des terribles guerres et massacres de ce siècle, a vérifié les appréhensions, les pressentiments mêmes, peut-on dire, exprimés par Léon XIII dans Rerum novarum. « Les prévisions » de Rerum novarum, dit Jean-Paul II au début de ce développement, « se révèlent d’une exactitude surprenante, à la lumière de tous les événements ultérieurs » (CA 12). Entre autres choses, Léon XIII avait, dit-il, exactement mesuré « le danger que représentait pour les masses la présentation séduisante d’une solution aussi simple et radicale de la question ouvrière d’alors » que celle que prétendait offrir le socialisme. (Bien noter, il est vrai, ici que le pape songe essentiellement à la forme de socialisme radical, qu’il désigne souvent du nom de « socialisme réel », que s’est donnée ce socialisme lui-même.)

La question du capitalisme

Mais ce n’est pas tout : la nouvelle encyclique allait traiter amplement, et même en position centrale, du capitalisme et du libéralisme économique. Celui-ci revenait en effet en force en Europe centrale et orientale et s’y présentait souvent comme la seule alternative au régime communiste effondré.

Les événements d’Europe centrale et orientale n’étaient, il est vrai, pas la seule raison pour le pape de traiter à nouveau de cette question. À l’Ouest aussi elle se posait. C’était déjà fort évident en 1971 : Paul VI en avait parlé dans Octogesima adveniens, écrit cette année-là (ci-dessus, p. 593). En 1988 ensuite, ce fut l’objet d’un large débat d’interprétation au lendemain de Sollicitudo rei socialis (p. 758-759). Plus d’une démarche fut faite les années suivantes en direction du Saint-Siège pour obtenir que le pape adopte une attitude plus ouverte au libéralisme – dans sa version moderne qui, disait-on pour le convaincre, s’éloignait beaucoup du libéralisme « philosophique » d’antan.

Le pape, a expliqué Mgr Jorge Mejia, alors vice-président du Conseil pontifical pour la Justice et la Paix, eut lui-même l’idée d’un séminaire d’économistes patentés, essentiellement du monde libéral occidental, qui fut organisé le 5 novembre 1990 par le Conseil pontifical pour la Justice et la Paix en vue d’un « dialogue interdisciplinaire » dans une matière relevant de la doctrine sociale de l’Église. Participèrent à ce séminaire, entre autres personnalités connues, Jeffrey D. Sachs de l’Université Harvard, Amartya Sen, d’origine indienne, lui aussi professeur à Harvard, Anthony B. Atkinson de la London School of Economies, Edmond Malinvaud du Collège de France. Les actes du séminaire ont été publiés en anglais sous le titre Social and ethical aspects of economies. A colloquium at the Vatican (1992). Le pape reçut les participants à sa table et conversa fort sérieusement, comme il en avait coutume en de tels cas, avec eux. Une première, peut-on bien dire, qui ­certainement influa sur la rédaction de l’encyclique.

Le plus vaste chapitre de l’encyclique Centesimus annus, publiée le 1er juin 1991, est ainsi finalement le quatrième : le chapitre économique. Il a pour titre « La propriété privée et la destination universelle des biens » ; il traite surtout de l’« économie d’entreprise moderne », de ses mérites, mais simultanément de ses limites (exclusion et marginalisation de beaucoup), puis du « libre marché », aux avantages certains, mais applicable aux seuls besoins « solvables » et aux biens « vendables », inapplicable en particulier à maints biens collectifs. Puis le chapitre traite aussi du profit, valable ou plutôt « pertinent » comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise, mais nullement « le seul indicateur de l’état de l’entreprise »… Bref, le pape pouvait admettre un certain capitalisme, plutôt « économie de marché » ou « économie libre », se reprenait-il, facilitant la responsabilité et la créativité, mais non point « un système où la liberté économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale » (CA 42)2.

Des questions sur la communauté politique

Le contenu principal de l’encyclique résulte de l’histoire de sa rédaction, ainsi retracée. Il faut y ajouter cependant le chapitre V, intitulé « L’État et la culture », où est abordée la démocratie, un peu de la même manière que l’est, au chapitre précédent, l’économie libérale. La démocratie est « appréciée » en effet par l’Église « comme système politique qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique quand cela s’avère opportun » (CA 46) ; mais dans la relation de la démocratie à la vérité, au bien commun, il ne manque pas de problèmes. L’Église, d’autre part, n’ignore pas le danger du fanatisme, ou du fondamentalisme… La vérité chrétienne n’est pas de cette nature… L’Église, en réaffirmant constamment la dignité transcendante de la personne, adopte comme règle d’action le respect de la liberté (CA 46).

Encyclique « de circonstance », peut-on dire, nulle autre ne l’est autant que Centesimus annus. Mais il faut avoir présents à l’esprit l’importance, le caractère spectaculaire même de la circonstance, et l’urgence d’une parole de discernement dans ce moment crucial. Rétrospectivement on peut l’affirmer, l’encyclique de Jean-Paul II a bien joué ce rôle. Dans un tout premier moment, elle a été tirée à soi par plus d’un libéral, soulignant le fait d’une reconnaissance de l’Église plus franche qu’autrefois pour les valeurs d’initiative, de créativité, de liberté présentes dans l’économie moderne d’entreprise et de marché. Progressivement – les événements d’ailleurs, hélas, aidant – on a de plus en plus prêté l’attention qu’elles méritaient aux réserves de Jean-Paul II, voire aux avertissements, aussi bien d’ordre économique que d’ordre politique, que contient aussi l’encyclique, celle-ci a ainsi constitué, pour une assez longue période, la mise à jour la plus complète de l’enseignement de l’Église sur l’organisation de l’économie comme sur la communauté politique.

1  C’est ce que j’écrivais dans Questions venues de l’Est. Marxisme, foi chrétienne, utopie, publié par les Éditions ouvrières en 1992.

2  Jean-Paul II, écrivait en fin 1991 l’auteur de ces lignes, « dit la valeur de la liberté, au-delà d’un libéralisme qui demeure, malgré d’indiscutables mérites, plutôt avare en liberté pour tous. Il ne veut pas que nous nous concédions de repos : la dernière encyclique est une invitation à poursuivre la recherche d’un humanisme économique universel, toujours approché jusqu’ici de trop loin » (Jean-Yves Calvez, « Centesimus annus et le libéralisme », Études, décembre 1991, p. 632).