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15 mai 1961

Mater et magistra

par Jean XXIII

Sur l'évolution contemporaine de la vie sociale à la lumière des principes chrétiens

LETTRE ENCYCLIQUE
Introduction
I. L’ENSEIGNEMENT SOCIAL DE L’ÉGLISE DE LÉON XIII À PIE XII
II. PRÉCISIONS DOCTRINALES
A. INITIATIVE PRIVÉE ET INTERVENTION DE L’ÉTAT
B. LA SOCIALISATION
C. LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL
D. L’ENTREPRISE
E. LA PROPRIÉTÉ
III. NOUVEAUX ASPECTS DE LA QUESTION SOCIALE
A. JUSTICE DANS LES RAPPORTS ENTRE AGRICULTURE ET AUTRES SECTEURS
B. ÉQUILIBRE ENTRE RÉGIONS D’UN MÊME PAYS
C. RELATIONS ENTRE PAYS DÉVELOPPÉS ET PAYS SOUS-DÉVELOPPÉS
D. PROGRÈS DÉMOGRAPHIQUE ET PROGRÈS DE L’ÉCONOMIE
E. COOPÉRATION INTERNATIONALE
IV. DIRECTIVES PASTORALES

Lettre encyclique

Introduction

1. Jésus-Christ a constitué l’Église Mère et éducatrice des peuples, afin qu’au cours des siècles, tous ceux qui viendraient à elle trouvent en son sein le salut dans la plénitude d’une vie supérieure. À cette Église, colonne et soutien de la vérité2, son très saint Fondateur a confié la double mission d’engendrer des fils et de les enseigner et diriger, en veillant avec une sollicitude maternelle sur la vie des individus et des peuples, dont elle a toujours fidèlement respecté et protégé l’éminente dignité.
2. La doctrine du Christ, en effet, unit pour ainsi dire la terre au ciel, car elle saisit l’homme dans sa totalité, corps et âme, intelligence et volonté, et elle lui demande d’élever sa pensée au-dessus des conditions changeantes de l’existence présente vers les régions de la vie céleste, où il jouira un jour d’un bonheur et d’une paix sans fin.
3. Si le rôle de l’Église est avant tout de sanctifier les âmes et de les faire participer aux biens célestes, elle s’intéresse cependant aussi aux besoins quotidiens des hommes, à leur subsistance, à leurs conditions de vie, et même à leur bien-être et à leur prospérité, sous toutes les formes qu’ils prennent au cours des temps.
4. Ce faisant, elle met en pratique l’enseignement du Christ, son Fondateur. Car, en disant : « Je suis le chemin, la vérité et la vie »3 et ailleurs : « Je suis la lumière du monde »4, il a surtout en vue le salut éternel de l’homme ; mais lorsque, contemplant une multitude affamée, il s’écrie comme en gémissant : « J’ai pitié de cette foule »5 il montre que les besoins matériels des peuples lui tiennent également à cœur. Et il ne le montre pas seulement par ses paroles, mais aussi par ses actes quand, pour apaiser la faim de la foule, à diverses reprises il multiplie miraculeusement le pain.
5. Par ce pain, donné en nourriture au corps, il voulut en même temps préfigurer le pain céleste qu’il devait donner aux hommes la veille de sa Passion.
6. Il n’est donc pas étonnant que, pendant deux mille ans, des premiers diacres à nos jours, l’Église, prenant modèle sur le Christ et fidèle à son commandement, ait constamment maintenu très vive la flamme de la charité, par ses préceptes et par ses exemples. La charité, unissant le précepte de l’amour et sa pratique, réalise parfaitement la double mission de donner assignée à l’Église, mission qui renferme en germe tant sa doctrine que son action sociale.
7. Or, de l’avis général, un témoignage remarquable de la doctrine sociale de l’Église et de son action au cours des siècles fut donné par l’encyclique Rerum novarum6, publiée il y a soixante-dix ans par Notre Prédécesseur Léon XIII, pour énoncer les principes qui permettent de résoudre le problème de la condition des ouvriers selon la doctrine chrétienne.
8. Rarement un message pontifical reçut un accueil aussi favorable dans tous les peuples ; peu lui sont comparables pour la profondeur et l’ampleur des vues et la vigueur d’expression. Ces directives et exhortations se révélèrent d’une telle importance que rien ne pourra jamais les faire oublier. Une voie nouvelle s’ouvrit à l’action de l’Église ; son Pasteur suprême, faisant siennes les souffrances, les plaintes et les aspirations des humbles et des opprimés, s’employait à défendre et à se faire reconnaître leurs droits.
9. Depuis la publication de cette magistrale encyclique, un long espace de temps s’est écoulé ; elle n’a cependant pas encore perdu de sa force. En témoignent les documents des Souverains Pontifes, successeurs de Léon XIII : lorsqu’ils traitent des problèmes économiques et sociaux, c’est toujours à elle qu’ils en appellent, soit pour la développer et l’expliquer, soit pour donner une ardeur nouvelle à l’action des catholiques. En témoignent aussi les lois et la pratique de nombreux États. Il est donc évident que les principes éprouvés, les normes d’action, les monitions paternelles de l’encyclique de Notre Prédécesseur gardent maintenant encore toute leur valeur ; bien plus, on peut toujours y puiser de nouveaux et salutaires conseils, qui permettent aux hommes d’aujourd’hui d’apprécier l’importance du problème social et de prendre les mesures voulues pour le résoudre.

I. L’enseignement social de l'Église de Léon XIII à Pie XII

L'époque de Léon XIII

10. L’enseignement que Léon XIII donna avec sagesse à toute l’humanité brilla d’un éclat d’autant plus vif que l’époque où il parla était obscurcie d’ombres épaisses : l’ordre économique et politique subissait des transformations radicales ; ce n’étaient que luttes exacerbées et incitations à la révolte.
11. Chacun le sait, la conception alors la plus courante, en théorie et en pratique, abandonnait toute l’économie à des forces naturelles nécessaires et niait toute relation entre les lois morales et les lois économiques. Par suite, le seul mobile de l’activité économique était l’intérêt particulier ; les relations entre les agents économiques n’étaient soumises qu’à la loi suprême de la libre concurrence illimitée ; l’intérêt du capital, le prix des biens et services, le profit et le salaire étaient, exclusivement et automatiquement, déterminés par les lois du marché ; le pouvoir civil ne devait intervenir en rien dans le domaine économique. À cette même époque, suivant les pays, les syndicats étaient soit interdits, soit tolérés, ou n’étaient reconnus que comme des organismes de droit privé.
12. Dans un tel régime, la loi du plus fort non seulement était tenue pour légitime, mais réglait, en fait, les rapports entre les hommes ; ainsi le monde économique était-il livré au plus profond désordre.
13. Tandis que d’immenses richesses s’accumulaient entre les mains d’un petit nombre, les masses laborieuses étaient réduites à une misère chaque jour plus pénible ; insuffisants, les salaires ne permettaient pas de se procurer le nécessaire, ni même, parfois, d’assouvir sa faim ; les prolétaires étaient le plus souvent astreints à des conditions de travail dangereuses pour leur santé, leur moralité, leur foi religieuse. Inhumaines surtout étaient les conditions imposées aux femmes et aux enfants. Le spectre du chômage se dressait chaque jour devant les yeux des salariés. Peu à peu, la famille risquait de se désintégrer.
14. Il s’ensuivait naturellement qu’en proie à un mécontentement profond, les travailleurs rejetaient ouvertement l’ordre établi et que parmi eux se répandaient aisément les théories extrémistes aux remèdes pires que le mal.
Rerum novarum : principes fondamentaux
15. C’est dans ces circonstances que, par l’encyclique Rerum novarum, Léon XIII publia son message social, fondé sur les exigences de la nature humaine et tout imprégné des principes et de l’esprit de l’Évangile. À part les quelques exceptions prévisibles, il suscita une approbation et une admiration universelles. Ce n’était certes pas la première fois qu’en matière temporelle le Saint-Siège prenait la défense des humbles. En d’autres documents, Léon XIII lui-même avait déjà ouvert la voie. Mais, pour la première fois, la nouvelle encyclique présentait une synthèse générale des principes, joints à un programme organique d’action ; aussi n’est-il pas exagéré d’y voir une Somme catholique en matière économique et sociale.
16. Il y fallait un réel courage. Tandis que certains osaient accuser l’Église de se borner à prêcher la résignation aux pauvres et à exhorter les riches à la générosité, Léon XIII n’hésita pas à proclamer et à défendre les droits sacrés de l’ouvrier. S’apprêtant à exposer les principes de la doctrine catholique dans le domaine social, il déclarait solennellement : « C’est avec assurance que Nous abordons ce sujet et dans toute la plénitude de Notre droit. La question qui s’agite est d’une nature telle qu’à moins de faire appel à la religion et à l’Église, il est impossible de lui trouver jamais une solution efficace »7
17. Ils vous sont bien connus, vénérables Frères, les principes fondamentaux, que l’illustre Pontife exposa avec tant de clarté et d’autorité et selon lesquels doit être restaurée la société humaine dans l’ordre économique et social.
18. En premier lieu, le travail, étant une expression de la personne humaine, ne peut être traité comme une marchandise. Pour la grande majorité des hommes, il est la source unique de leur subsistance ; sa rétribution ne peut donc dépendre des lois du marché ; elle doit être fixée selon la justice et l’équité ; autrement, même si le contrat de travail a été librement conclu entre les parties, la justice est foncièrement lésée.
19. La propriété privée, même des moyens de production, est pour chacun un droit naturel, que l’État ne peut supprimer. Mais, comme il comporte essentiellement une fonction sociale, on doit, en l’exerçant, avoir en vue non seulement son propre intérêt, mais aussi l’utilité de tous.
20. L’État, dont la fin est de réaliser le bien commun dans l’ordre temporel, ne peut se désintéresser des problèmes économiques. Il doit même veiller à une production suffisante des biens matériels, « dont l’usage est nécessaire à la pratique de la vertu »8. Il doit aussi protéger les droits de tous les citoyens, surtout des plus faibles, comme les travailleurs, les femmes et les enfants. Il ne peut jamais se soustraire à son devoir de contribuer activement à l’amélioration du sort des travailleurs.
21. C’est aussi le devoir de l’État de s’assurer que les contrats de travail se concluent selon la justice et l’équité et que, sur les lieux de travail, ne soit jamais lésée la dignité de la personne humaine, ni dans son corps ni dans son âme. À cet égard, l’encyclique de Léon XIII expose les principes essentiels d’un juste et véritable ordre social, dont les États modernes, chacun à sa façon, se sont inspirés dans leur législation et qui, comme l’observait Notre Prédécesseur Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno9, ont fortement contribué à la naissance et au développement d’une nouvelle branche du droit : le droit du travail.
22. Dans l’encyclique Rerum novarum est également affirmé le droit naturel qu’ont les travailleurs de s’unir en des associations, soit pour ouvriers seuls, soit pour ouvriers et patrons, de les organiser de la manière qui leur paraîtra répondre le mieux aux besoins de leur profession et d’y agir librement et de leur propre initiative, au mieux de leurs intérêts, sans que personne puisse s’y opposer.
23. Enfin, dans leurs rapports mutuels, travailleurs et employeurs doivent s’inspirer des principes de la solidarité humaine et de la fraternité chrétienne, puisque aussi bien la concurrence illimitée des libéraux que la lutte de classes des marxistes sont toutes deux contraires à la doctrine chrétienne et à la nature de l’homme.
24. Tels sont, vénérables Frères, les fondements sur lesquels doit s’édifier le véritable ordre économique et social.
25. Il n’est donc pas étonnant que, fidèles à ces avertissements, d’éminents catholiques aient entrepris, sous mille formes diverses, de traduire cette doctrine dans les faits. Par ailleurs, dans toutes les régions de la terre, il s’est trouvé des gens de bonne volonté qui, dociles aux impulsions de la nature de l’homme, ont suivi le même chemin.
26. Ainsi c’est à bon droit que l’encyclique de Léon XIII a été appelée et continue d’être appelée la Grande Charte10 de la reconstruction économique et sociale du monde moderne.
27. Quarante ans après Rerum novarum, Notre Prédécesseur Pie XI publia l’encyclique Quadragesimo anno11.
28. Dans ce document, le Souverain Pontife rappelle le droit et le devoir de l’Église d’apporter sa contribution particulière à la solution des problèmes sociaux extrêmement graves qui agitent l’humanité entière ; il confirme les principes et directives de l’encyclique Rerum novarum, qui répondent toujours, affirme-t-il, aux conditions de notre époque ; enfin, à cette occasion, il précise certains points de doctrine controversés, même entre catholiques, et explique comment principes et directives doivent être appliqués à la nouvelle situation.
29. À cette époque, en effet, certains catholiques se demandaient ce qu’il fallait penser de la propriété privée, du régime du salariat et du socialisme sous sa forme mitigée.
30. À propos de la propriété privée, Notre Prédécesseur affirme à nouveau son caractère de droit naturel, mais il fait aussi ressortir lumineusement son aspect social et ses obligations.
31. Quant au régime du salariat, il rejette la thèse qui le déclare essentiellement injuste, mais il déplore les formes inhumaines et injustes qu’il revêt souvent en pratique ; il précise les normes et conditions à observer pour ne s’écarter en rien de la justice et de l’équité.
32. En cette matière, enseigne Notre Prédécesseur, il est actuellement opportun de tempérer le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société, pour que « les ouvriers et employés soient appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte »12.
33. On doit aussi considérer comme d’une haute importance théorique et pratique l’affirmation de Pie XI qu’il est impossible « d’estimer le travail à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération si l’on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social »13.
Aussi, dans la fixation du salaire, la justice exige-t-elle qu’en plus des besoins du travailleur et de sa famille, on tienne compte également de la situation de l’entreprise où il est employé et « des nécessités de l’économie générale »14.
34. Le Souverain Pontife rappelle qu’entre le communisme et le christianisme l’opposition est fondamentale. Il ajoute que les catholiques ne peuvent en aucune façon adhérer aux théories des socialistes, malgré l’apparence de leur position plus modérée. Car, en enfermant l’ordre social dans les horizons temporels, ils ne lui assignent d’autre objectif que le bien-être terrestre ; de plus, faisant de la production des biens matériels la fin de la société, ils limitent indûment la liberté humaine ; il leur manque enfin une vraie conception de l’autorité dans la société.
35. Il n’échappe cependant pas à Pie XI qu’en quarante ans, depuis la promulgation de Rerum novarum, la situation historique s’est profondément transformée. La libre concurrence, notamment, en vertu d’une logique interne, s’est presque entièrement détruite elle-même. Elle a conduit à la concentration des richesses et, par suite, à l’accumulation d’une puissance excessive aux mains d’un petit nombre d’hommes « qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré »15.
36. Aussi, observe justement le Souverain Pontife, « à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle »16 ; d’où résultent l’asservissement des pouvoirs publics aux intérêts des puissants et la dictature internationale de l’argent.
37. Pour couper court à ces déviations, le Souverain Pontife donne ces règles essentielles : réinsérer la vie économique dans l’ordre moral et tempérer les intérêts des individus et des groupes selon les exigences du bien commun. Comme il l’enseigne, cela suppose que la trame de la société humaine soit reconstituée moyennant des communautés mineures à but économique et professionnel, non pas imposées d’autorité par l’État, mais autonomes ; que, revenant aux fonctions qui lui incombent, l’État ne néglige pas de veiller au bien commun ; qu’enfin, sur le plan mondial, les États s’entendent et s’aident mutuellement à réaliser le bien économique des peuples.
38. Mais les thèmes qui semblent propres à l’encyclique de Pie XI peuvent se ramener à deux principaux. Le premier est le refus formel d’accepter comme règle suprême de l’économie soit l’intérêt des individus et des groupes, soit la libre concurrence illimitée, soit l’hégémonie des puissants, soit le prestige national et l’ambition de dominer, ou tout autre critère analogue.
39. Les activités économiques, au contraire, doivent être soumises à la justice et à la charité, règles suprêmes de la vie sociale.
40. Pie XI recommande en second lieu que, par la création d’institutions, publiques ou privées, nationales et internationales, s’inspirant toutes de la justice sociale, un ordre juridique soit instauré, qui permette aux agents économiques d’harmoniser leurs propres intérêts avec l’intérêt général.
Pie XII : le radio-message de Pentecôte 1941
41. Notre Prédécesseur Pie XII a, lui aussi, fortement contribué à définir les droits et les devoirs en matière sociale. Le 1er juin 1941, en la fête de la Pentecôte, il transmettait un message radiophonique « pour attirer l’attention du monde catholique sur un anniversaire qui mérite d’être inscrit en lettres d’or dans les fastes de l’Église – le cinquantenaire de la publication, le 15 mai 1891, de l’encyclique sociale fondamentale de Léon XIII, Rerum novarum17 – pour rendre à Dieu tout-puissant d’humbles actions de grâces pour le don accordé à l’Église avec cette encyclique de son Vicaire ici-bas, et pour le louer du souffle de l’Esprit régénérateur qui, par elle, s’est répandu depuis lors et n’a cessé de croître sur l’humanité entière »18.
42. Dans son message radiophonique, le grand Pontife revendique « l’incontestable compétence de l’Église… pour juger si les bases d’une organisation sociale donnée sont conformes à l’ordre immuable des choses que Dieu, Créateur et Rédempteur, a manifesté par le droit naturel et la Révélation »19. Il réaffirme la valeur permanente des enseignements de l’encyclique Rerum novarum et leur inépuisable fécondité ; il saisit cette occasion « pour rappeler les principes directifs de la morale sur trois valeurs fondamentales de la vie sociale et économique… Ces trois éléments fondamentaux qui s’entrecroisent, s’unissent et s’appuient mutuellement sont : l’usage des biens matériels, le travail, la famille »20.
43. Sur l’usage des biens matériels, Pie XII déclare que le droit qu’a tout homme d’en user pour son entretien est supérieur à tout autre droit économique, même au droit de propriété privée. Certes ce dernier est aussi un droit naturel, mais le Créateur a voulu qu’en aucune façon il ne puisse mettre obstacle « à l’imprescriptible exigence que tous les biens, créés par Dieu pour tous les hommes, soient équitablement à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité »21.
44. Sur le travail, reprenant l’enseignement de Rerum novarum, Pie XII rappelle qu’il est pour tout homme comme tel un devoir et un droit. C’est donc en premier lieu aux intéressés eux-mêmes qu’il appartient de régler les problèmes de relations du travail et c’est seulement lorsqu’ils ne le veulent ou ne le peuvent pas qu’il « entre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris »22.
45. Quant à la famille, le Souverain Pontife déclare que la propriété privée de biens matériels l’aide beaucoup à garantir et à développer son existence, car elle permet d'« assurer au père la saine liberté dont il a besoin pour pouvoir remplir les devoirs que le Créateur lui a assignés, pour le bien-être physique, spirituel et religieux de la famille »23. De là naît pour celle-ci le droit à l’émigration ; aussi le Pape demande-t-il aux États, à ceux qui permettent de quitter le sol natal comme à ceux qui accueillent les immigrants, « d’avoir soin loyalement d’éliminer tout ce qui pourrait empêcher la naissance et le développement d’une vraie confiance entre eux »24. Si de part et d’autre on y est fidèle, les deux peuples en tireront également profit pour l’accroissement de leur bien-être et le progrès de leur culture.
Changements récents.
46. Mais la situation, qui paraissait déjà à Pie XII avoir tant évolué, a subi, en vingt ans, des transformations radicales, tant à l’intérieur des États que dans leurs relations réciproques.
47. Dans le domaine scientifique, technique et économique : la découverte de l’énergie nucléaire, son utilisation croissante, d’abord pour des buts de guerre, puis à des fins pacifiques ; les possibilités presque illimitées des produits de synthèse qu’offre la chimie ; l’extension de l’automation dans le secteur industriel et dans celui des services ; la modernisation du secteur agricole ; l’abolition presque complète de la distance entre les peuples, grâce surtout à la radio et à la télévision ; la rapidité croissante des transports ; le début de la conquête des espaces interplanétaires.
48. Dans le domaine social : le développement des assurances sociales et, dans certains pays économiques plus développés, l’instauration de régimes de sécurité sociale couvrant tous les risques ; la formation et le développement, dans les mouvements syndicaux, du sens de la responsabilité devant les problèmes économiques et sociaux ; une élévation progressive, pour la majorité des citoyens, de l’instruction de base ; un bien-être plus répandu ; une plus grande mobilité dans la hiérarchie professionnelle et la réduction des barrières entre les classes ; l’intérêt de l’homme de culture moyenne pour les événements du monde entier. Mais aussi, les progrès économiques et sociaux d’un nombre croissant de pays font mieux ressortir les déséquilibres entre les secteurs (agriculture, industrie et services), entre les diverses régions d’un même pays, enfin, au plan mondial, entre les pays inégalement pourvus de ressources.
49. Dans le domaine politique, on constate aussi de multiples innovations : en de nombreux pays, participation de citoyens de presque toute origine sociale aux responsabilités politiques ; intervention, chaque jour plus fréquente, des pouvoirs publics dans le domaine économique et social ; fin du régime colonial, accession des peuples d’Asie et d’Afrique à l’indépendance et resserrement de leur interdépendance ; création et développement d’un réseau d’associations et d’organisations internationales qui, par-delà les frontières, travaillent en faveur de tous les peuples sur le terrain économique, social, culturel, scientifique, ou s’occupent des relations internationales.
But de la nouvelle encyclique
50. C’est pourquoi Nous estimons de Notre devoir de maintenir vivante la flamme allumée par Nos Prédécesseurs et d’exhorter tous les hommes à en tirer lumière et élan pour résoudre la question sociale par des moyens adaptés à notre temps. Notre intention n’est pas seulement de commémorer l’encyclique de Léon XIII ; mais, devant les transformations opérées, Nous voulons aussi rappeler et préciser les principes donnés par Nos Prédécesseurs et établir clairement ce qu’enseigne l’Église sur les nouveaux et graves problèmes de l’heure actuelle.

II. Précisions doctrinales

A. Initiative privée et intervention de l'État

51. Il faut en premier lieu poser que, dans le domaine économique, la priorité revient à l’initiative privée des individus, agissant soit isolément, soit associés de diverses manières, à la poursuite d’intérêts communs.
52. Mais, pour les raisons déjà données par Nos Prédécesseurs, l’intervention du pouvoir civil est, elle aussi, nécessaire pour promouvoir un juste accroissement de la production, en vue du progrès social et au bénéfice de tous les citoyens.
53. Cette intervention de l’État pour encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer s’appuie sur le principe de subsidiarité25, formulé par Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno : « Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire et de les absorber. »26
54. Il est vrai que, de nos jours, le développement des sciences et des techniques offre aux pouvoirs publics de plus amples possibilités de réduire les déséquilibres entre les divers secteurs de l’économie, entre les différentes régions d’un même pays et même entre les diverses nations du monde. Il permet aussi de limiter les désordres consécutifs aux fluctuations de la conjoncture et de mettre en œuvre des remèdes efficaces pour empêcher le chômage massif. C’est pourquoi l’on demande avec insistance aux pouvoirs publics, responsables du bien commun, d’exercer dans le domaine économique une action plus variée, plus vaste et mieux ordonnée qu’autrefois, et d’adapter à cette fin leurs institutions, leurs organes, leurs moyens et leurs méthodes.
55. Mais, si vaste soit-elle et si profondément qu’elle s’insère dans la vie de la communauté, l’action de l’État dans le domaine économique ne doit pas supprimer la liberté d’action des particuliers ; elle doit même la favoriser, pourvu que soient sauvegardés les droits essentiels de chaque personne, entre autres le droit et le devoir qu’a tout homme de pourvoir à son entretien et à celui des siens. Tout régime économique doit donc permettre et faciliter à chacun le libre exercice des activités productrices.
56. Du reste, l’histoire même montre toujours plus clairement que la vie sociale ne peut être prospère et bien ordonnée que si les personnes privées et les pouvoirs publics conjuguent leurs efforts. Ils doivent agir de concert ; et leurs tâches respectives doivent répondre le plus exactement possible aux exigences du bien commun, selon les circonstances particulières aux diverses époques et aux diverses coutumes.
57. L’expérience enseigne que là où fait défaut l’initiative privée surgit la tyrannie politique ; bien plus, la stagnation économique s’étend à de nombreux secteurs. Viennent alors à manquer nombre de biens de consommation et de services destinés à satisfaire, par-delà les besoins du corps, les aspirations de l’esprit et merveilleusement aptes à exercer et stimuler le génie créateur et l’initiative des individus.
58. Par contre, lorsque les pouvoirs publics n’interviennent pas comme il convient ou le font de manière insuffisante, l’État est rapidement envahi de désordres irrémédiables et l’on assiste à une exploitation éhontée des faibles par de plus puissants, dépourvus de scrupule, qui, hélas ! telle l’ivraie parmi le bon grain, croissent en toute terre et en tout temps.

B. La socialisation

59. Un des traits caractéristiques de notre époque est, sans aucun doute, la socialisation : ces interdépendances, chaque jour plus nombreuses, qui ont entraîné dans la vie et dans l’action des hommes de multiples formes de liens sociaux, reconnues généralement en droit public ou privé. On peut en attribuer l’origine à un certain nombre de facteurs propres à notre temps : progrès scientifique et technique, accroissement de la productivité, progrès de la civilisation.
60. Ces développements de la vie sociale sont à la fois indice et cause de l’intervention croissante de l’État, qui pénètre de plus en plus dans des matières touchant à l’intime de la personne, donc importantes et délicates : protection de la santé, formation et éducation de la jeunesse, orientation professionnelle, rééducation et réhabilitation des sujets déficients physiques ou mentaux. Cette évolution résulte cependant aussi d’une tendance naturelle et presque incoercible : celle-ci porte les hommes à s’associer spontanément pour atteindre des biens désirables pour chacun, mais hors de portée des individus isolés. Sous l’effet de cette tendance, spécialement ces derniers temps, ont surgi de toute part, dans le cadre national ou au plan international, des groupements, des sociétés et des institutions de caractère économique, social, culturel, récréatif, sportif, professionnel ou politique.
Avantages et inconvénients
61. À n’en pas douter, un tel progrès de la socialisation comporte bien des avantages et rend beaucoup de services. Elle permet de satisfaire, surtout dans le domaine économique et social, un grand nombre de droits de la personne humaine, entre autres ceux qui concernent les moyens d’existence, les soins médicaux, la diffusion et le progrès d’une culture de base, la formation professionnelle, le logement, le travail, un repos convenable et de sains loisirs. En outre, grâce à la meilleure organisation des moyens modernes de diffusion de la pensée, – presse, cinéma, radio, télévision, – il est possible, en tout lieu du monde, d’assister, pour ainsi dire en personne, aux événements mondiaux, si éloignés soient-ils.
62. Mais le développement de ces liens sociaux entraîne, dans presque tous les domaines, une multiplication des lois et règlements régissant et déterminant les relations humaines. D’où un rétrécissement du champ de liberté des individus. Il est aujourd’hui des techniques courantes, des méthodes, des conditionnements qui rendent difficile à chacun de juger indépendamment de toute influence extérieure, d’agir de sa propre initiative, d’exercer, comme il convient, ses droits et ses devoirs, d’épanouir vraiment et de mettre en valeur les facultés de son esprit. Doit-on en conclure qu’avec les progrès de la socialisation l’homme est destiné à s’abrutir et à se muer en automate ? À cette question il faut répondre résolument par la négative.
63. La socialisation n’est due en rien à l’impulsion aveugle de forces de la nature ; elle est, au contraire, Nous l’avons déjà dit, œuvre de l’homme, être libre : sa nature qui le porte à agir ne lui enlève pas la responsabilité de ses actes, bien qu’il doive reconnaître les lois de l’humanité en devenir et celles du mouvement de l’économie et ne puisse se soustraire entièrement à l’influence du milieu.
Comment en tirer parti
64. Ainsi le développement des relations sociales peut et doit s’effectuer selon les modalités qui sont de nature à en promouvoir au maximum les avantages et à en conjurer, tout au moins à en atténuer, les inconvénients.
65. À cette fin les responsables politiques doivent avoir une claire notion du bien commun, c’est-à-dire de l’ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement. Nous estimons, en outre, nécessaire que les corps intermédiaires et les diverses organisations par où se réalise surtout la socialisation jouissent d’une réelle autonomie et poursuivent leurs objectifs dans la concorde et au bénéfice du bien commun. Il n’est pas moins indispensable que ces sociétés aient la forme et la nature d’authentiques communautés ; elles n’y réussiront que si elles traitent toujours leurs membres en personnes humaines et les font participer à leurs activités.
66. Ainsi, en ce temps de progrès des liens sociaux, les États parviendront d’autant plus facilement à un ordre véritable que sera mieux réalisé l’équilibre entre l’autonomie des individus ou des groupes qui collaborent à un même objectif et l’intervention des pouvoirs publics en vue de coordonner et d’encourager les initiatives privées.
67. Si la socialisation se réalise conformément à ces règles et à la loi morale, elle ne comportera aucun risque grave ou charge excessive pour les citoyens. On peut espérer, au contraire, qu’elle permettra l’épanouissement des qualités naturelles de l’homme et contribuera à créer une harmonieuse communauté humaine, indispensable, comme le rappelait Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno27, pour satisfaire pleinement aux droits et devoirs de la vie sociale.

C. La rémunération du travail

68. Nous sommes saisi d’une profonde tristesse, lorsque Nous contemplons, pour ainsi dire sous Nos yeux, le lamentable spectacle d’immenses foules de travailleurs dont le salaire, dans un grand nombre de pays et même sur des continents entiers, est si modique qu’ils sont contraints, eux et leurs familles, de vivre dans des conditions absolument indignes de l’homme. Une des raisons, il est vrai, en est que dans ces régions l’industrialisation est encore à ses débuts ou n’a pas suffisamment progressé.
69. Mais c’est aussi un fait qu’en plusieurs de ces pays, face à la misère extrême de la multitude, s’étalent au grand jour, insultant au sort des pauvres, le luxe et les dépenses somptuaires d’une poignée de privilégiés ; également, en plus d’un endroit, les hommes sont astreints à des tâches inhumaines pour permettre à l’économie nationale d’atteindre de hauts niveaux dans des délais très brefs, incompatibles avec le respect des règles de la justice et de l’équité ; ailleurs enfin une part importante du revenu est consacrée à une politique démesurée de prestige national et des sommes énormes sont dépensées en armements.
70. De plus, dans les pays économiquement développés, il n’est pas rare que des rétributions considérables, très élevées même, soient accordées pour des prestations de peu d’intérêt ou de valeur discutable, tandis que pour un travail assidu et productif, des catégories entières de citoyens honnêtes et laborieux ne perçoivent qu’un salaire trop faible, insuffisant pour leurs besoins, et, en tout état de cause, inférieur à la justice, eu égard à leur apport au bien commun, au niveau des bénéfices de l’entreprise où ils travaillent et à celui du revenu national.
Fixation du juste salaire
71. Nous estimons de Notre devoir d’affirmer, une fois de plus, que la fixation du taux de salaire ne peut être laissée à la libre concurrence ni à l’arbitraire des puissants, mais doit se faire conformément à la justice et à l’équité. Les travailleurs doivent recevoir un salaire suffisant pour mener une vie digne de l’homme et subvenir à leurs charges de famille. Mais, dans la fixation d’un juste salaire, on doit aussi considérer l’apport effectif de chacun à la production, la situation financière de l’entreprise où il travaille, les exigences qu’impose le bien du pays, en particulier celles du plein emploi ; ce que requiert, enfin, le bien commun de toutes les nations, c’est-à-dire des communautés internationales, rassemblant des États de nature et d’étendue diverses.
72. Ces principes valent pour tous les temps et pour tous les lieux ; on ne peut toutefois déterminer comment ils doivent s’appliquer à chaque cas particulier sans tenir compte des ressources disponibles : celles-ci peuvent varier, et varient en effet, en quantité et en qualité, de pays en pays, soit même souvent, dans un seul pays, d’une époque à l’autre.
Progrès économique et progrès social
73. Le taux de croissance élevé que de nos jours, surtout depuis la dernière guerre, connaissent les économies nationales, Nous invite à rappeler ce principe très impérieux de justice sociale : le progrès social doit toujours aller de pair avec le développement économique ; l’accroissement de la richesse nationale doit profiter également à toutes les catégories sans exception. Il faut donc veiller avec soin à tout mettre en œuvre pour que les déséquilibres entre classes, dus à l’inégalité de fortune, non seulement ne s’accroissent pas mais soient réduits dans la mesure du possible.
74. « L’économie nationale, elle aussi, observe à bon droit Notre Prédécesseur Pie XII, de même qu’elle est le fruit de l’activité d’hommes qui travaillent unis dans la communauté politique, ne tend pas non plus à autre chose qu’à assurer sans interruption les conditions matérielles dans lesquelles pourra se développer pleinement la vie individuelle des citoyens. Là où ceci sera obtenu, et obtenu de façon durable, un peuple sera, à parler exactement, riche, parce que le bien-être général, et par conséquent le droit personnel de tous à l’usage des biens terrestres, se trouvera ainsi réalisé conformément au plan voulu par le Créateur. »28 La prospérité d’un peuple doit donc se mesurer moins à la somme totale des biens et richesses qu’à leur juste répartition, celle qui permet la promotion et l’épanouissement de tous les citoyens ; car l’économie tout entière n’a pas d’autre fin ni d’autre raison d’être.
Créance des travailleurs sur l’autofinancement
75. À ce propos, il convient d’évoquer une pratique commune à de nombreux pays : l’autofinancement, grâce auquel grandes et moyennes entreprises accroissent considérablement leur capacité de production. En ce cas, on peut affirmer, pensons-Nous, qu’en raison de cet autofinancement, les entreprises doivent reconnaître aux travailleurs une certaine créance, surtout si leur salaire ne dépasse pas le salaire minimum.
76. En pareille matière, on doit avoir présent à l’esprit le principe que formulait Pie XI dans Quadragesimo anno : « Il serait radicalement faux de voir soit dans le seul capital, soit dans le seul travail, la cause unique de tout ce que produit leur effort combiné ; c’est bien injustement que l’une des parties, contestant à l’autre toute efficacité, en revendiquerait pour soi tout le fruit. »29
77. L’expérience l’enseigne, à ce devoir de justice il peut être satisfait de plusieurs manières. Pour n’en citer qu’une, il est aujourd’hui extrêmement souhaitable que les travailleurs arrivent progressivement à participer, de la façon qui paraîtra convenir le mieux, à la propriété de leur entreprise ; plus encore qu’au temps de Notre Prédécesseur Pie XI, « il faut tout mettre en œuvre afin que, dans l’avenir du moins, la part des biens qui s’accumule aux mains des capitalistes soit réduite à une plus équitable mesure et qu’il s’en répande une suffisante abondance parmi les ouvriers »30.
Les salaires et le bien commun du pays
78. Mais il importe aussi de noter que la proportion entre le salaire et les revenus ne peut se fixer sans tenir compte du bien commun de chaque pays en particulier et de la communauté humaine dans son ensemble.
79. Pour satisfaire aux exigences du bien commun national, on devra donner un emploi au plus grand nombre possible de travailleurs ; éviter que ne se forment dans le pays, et même parmi les travailleurs, des catégories privilégiées ; maintenir une proportion équitable entre salaires et prix ; ouvrir au plus grand nombre possible l’accès aux biens et aux services propres à un mode de vie évolué ; éliminer ou contenir dans d’étroites limites les inégalités entre les divers secteurs : agriculture, industrie et services ; maintenir l’équilibre entre le progrès de la richesse et le développement des services publics essentiels ; adapter, autant qu’il se peut, les structures de production aux progrès des sciences et des techniques ; faire en sorte que l’élévation du niveau de vie ne profite pas seulement à la génération présente, mais serve aussi à préparer le bien-être de celle de demain.
80. De son côté, le bien commun mondial demande que les pratiques déloyales soient bannies de la concurrence entre pays ; que soient favorisées, entre les économies nationales, l’entente mutuelle et la collaboration amicale et féconde ; que, de plus, des mesures efficaces soient prises pour promouvoir le progrès économique des nations moins bien pourvues.
81. Les exigences du bien commun, national et international, doivent être respectées aussi lorsqu’il s’agit de déterminer la part de revenu à attribuer aux responsables de la direction sous le nom de participation aux fruits de l’entreprise, et aux apporteurs de capitaux à titre d’intérêts ou de dividendes.

D. L’entreprise

82. Ce n’est pas seulement dans la répartition des richesses produites par le travail que la justice doit être observée, mais aussi dans les conditions où se déroule la production. Car la nature de l’homme exige que, dans l’exercice même de ses activités productrices, il puisse contribuer à les organiser et s’épanouir par son travail.
83. C’est pourquoi, si les structures et le fonctionnement d’un système économique sont de nature à compromettre la dignité humaine de ceux qui s’y emploient, à émousser en eux le sens des responsabilités, à leur enlever toute initiative personnelle, Nous jugeons ce système injuste, même si les richesses produites atteignent un niveau élevé et sont réparties selon les lois de la justice et de l’équité.
Formes de l’entreprise
84. Il n’est certes pas possible de définir en une formule les structures économiques qui correspondent le mieux à la dignité de l’homme et qui sont les plus aptes à éveiller en lui le sens de ses responsabilités. Néanmoins Notre Prédécesseur Pie XII a donné ces directives opportunes : « La petite et moyenne propriété agricole, artisanale et professionnelle, commerciale, industrielle, doit être garantie et favorisée ; les unions coopératives devront lui assurer les avantages de la grande exploitation. Et là où la grande exploitation continue de se montrer plus heureusement productive, elle doit offrir la possibilité de tempérer le contrat de travail par un contrat de société. »31
85. Il faut donc protéger et promouvoir, dans le cadre des exigences du bien commun et conformément au progrès technique, l’entreprise artisanale et l’exploitation familiale agricole, ainsi que les coopératives dont l’objectif est de leur apporter aide et complément.
Entreprise artisanale et coopération
86. Nous parlerons plus loin de l’entreprise agricole. Mais Nous jugeons opportun de faire ici quelques remarques sur l’entreprise artisanale et les coopératives.
87. Et d’abord, pour être viables et prospères, ces deux formes d’entreprise doivent constamment adapter leur équipement et leurs méthodes de production aux conditions nouvelles qui résultent soit du progrès des sciences et de la technique, soit des changements qui s’opèrent dans les besoins et les goûts des consommateurs. C’est aux artisans et aux coopérateurs eux-mêmes qu’il appartient principalement de réaliser cette adaptation.
88. Aussi convient-il grandement que les uns et les autres reçoivent une formation technique et générale adaptée et qu’ils s’associent dans des organisations professionnelles. Il est non moins juste que l’État leur vienne en aide par une politique appropriée en matière d’éducation, d’impôts, de crédit, d’assurances et de sécurité sociale.
89. Du reste, l’intervention des pouvoirs publics en faveur des artisans et des coopérateurs mérite aussi d’être louée et encouragée du fait qu’ils sont porteurs de valeurs authentiques et qu’ils contribuent au progrès de la civilisation.
90. Pour ces raisons, Nous invitons paternellement Nos très chers fils, les artisans et coopérateurs, dans le monde entier, à prendre conscience de leur noble rôle, car ils contribuent à éveiller parmi leurs concitoyens le sens des responsabilités et l’esprit de collaboration, non moins qu’à maintenir vivant le goût du travail original et de qualité.
Participation des travailleurs à la vie de l’entreprise
91. Comme Nos Prédécesseurs, Nous sommes persuadés de la légitimité de l’aspiration des travailleurs à prendre part à la vie de l’entreprise où ils sont employés. Il n’est pas possible, pensons-Nous, de déterminer en des règles précises et définies la nature et l’étendue de cette participation ; car elles dépendent de la situation des entreprises. Celle-ci est loin d’être identique pour toutes et, même à l’intérieur d’une seule entreprise, elle est souvent sujette à de brusques et profonds changements. Nous estimons cependant qu’on doit assurer aux travailleurs un rôle actif dans le fonctionnement de l’entreprise où ils sont employés, qu’elle soit privée ou publique. On doit tendre à faire de l’entreprise une véritable communauté humaine, qui marque profondément de son esprit les relations, les fonctions et les devoirs de chacun de ses membres.
92. Cet objectif requiert, entre chefs d’entreprise ou cadres et travailleurs, des relations de respect mutuel, d’estime et de bienveillance. Il exige aussi une collaboration loyale et effective de tous à l’œuvre commune. Dans leur travail ils ne doivent pas voir seulement une source de revenus, mais une tâche à eux confiée, un service rendu à autrui. Il faut donc que la voix des travailleurs soit entendue et qu’ils soient admis à prendre part au fonctionnement et au développement de l’entreprise. Notre Prédécesseur Pie XII le faisait remarquer : « La fonction économique et sociale que tout homme désire accomplir exige que le déploiement de l’activité de chacun ne soit pas totalement soumis à l’autorité d’autrui. »32 Sans doute, tout en veillant au respect de la dignité humaine, l’entreprise doit conserver l’unité de direction nécessaire à son bon fonctionnement ; mais il ne s’ensuit nullement que ceux qui jour après jour viennent y travailler doivent être traités comme de simples exécutants silencieux, sans possibilité de donner leur avis et de faire part de leur expérience, entièrement passifs vis-à-vis des décisions qui concernent leur affectation et l’organisation de leur travail.
93. Enfin l’attribution aux travailleurs de fonctions plus importantes dans l’entreprise non seulement répond aux exigences de la nature humaine, mais est pleinement conforme aux progrès qui s’accomplissent actuellement dans l’économie, la vie sociale et dans l’État.
94. Même si, malheureusement, de nos jours, trop de déséquilibres économiques et sociaux blessent la justice et l’humanité et si de graves erreurs se répandent au sujet de l’activité économique, de ses fins, de son organisation et de son fonctionnement, il n’en reste pas moins que, sous l’impulsion du progrès scientifique et technique, les systèmes de production se modernisent profondément, se renouvellent et progressent à un rythme beaucoup plus rapide qu’autrefois ; d’où pour les travailleurs la nécessité d’aptitudes et de qualifications plus élevées. Il importe donc de leur donner plus de moyens et de temps pour s’instruire et se tenir à jour, pour se cultiver, pour étudier et pour accomplir leurs devoirs moraux et religieux.
95. Il est devenu possible aussi de prolonger les années destinées à l’éducation générale et à la formation professionnelle des jeunes.
96. Par tous ces moyens, les travailleurs seront en mesure d’assumer de plus grandes responsabilités, même au sein de leur entreprise. Il n’est pas sans intérêt non plus pour l’État que, dans toutes les catégories sociales, les citoyens se sentent de plus en plus responsables du bien commun.
Associations de travailleurs et participation à l’échelon national
97. Chacun peut aisément constater que les associations de travailleurs connaissent aujourd’hui un très grand développement. Elles sont, en général, reconnues dans les dispositions juridiques des États et même des organisations internationales. Elles n’invitent plus les travailleurs à la lutte, mais plutôt à la collaboration, surtout au moyen des conventions collectives. Il importe également d’indiquer combien il est nécessaire, à tout le moins très opportun, que les travailleurs puissent donner leur avis et exercer leur influence au-delà de leur entreprise et auprès de n’importe quel autre groupe social.
98. C’est que toutes les entreprises, quelles que soient leurs dimensions, leur efficience, leur importance nationale, sont cependant insérées dans le contexte général économique et social du pays et que leur prospérité en dépend.
99. Mais ce n’est pas à chaque organe de production qu’il appartient de prendre les décisions qui influent sur l’état général de l’économie ; c’est l’affaire des pouvoirs publics et des institutions responsables des divers secteurs de la vie économique au plan national ou international. Il est donc opportun et même nécessaire qu’auprès des pouvoirs publics et de ces institutions, à côté des entrepreneurs ou de leurs représentants, place soit faite aux travailleurs ou à ceux qui représentent leurs droits, leurs besoins et leurs aspirations.
Les syndicats ouvriers
100. Il convient donc que Notre pensée et Notre affection paternelle se tournent en premier lieu vers les associations interprofessionnelles et vers les syndicats ouvriers qui se conforment aux principes de la doctrine chrétienne, en divers continents du monde. Nous savons au prix de quelles difficultés Nos très chers fils ont travaillé efficacement et continuent de le faire sans relâche, dans leur propre pays et sur le plan international, pour défendre les droits des travailleurs et améliorer leur sort matériel et moral.
101. Nous voulons aussi les louer de ce que leur action ne se limite pas à des résultats immédiats et visibles, mais s’étend au monde du travail tout entier où elle diffuse de justes principes de pensée et d’action et fait sentir l’influence bienfaisante du christianisme.
102. Nous désirons étendre Nos félicitations paternelles à Nos très chers fils qui, pénétrés des principes chrétiens, accomplissent une œuvre remarquable dans les autres associations de travailleurs et dans les syndicats qui ont pris pour guide la loi naturelle et respectent la liberté religieuse et morale de leurs membres.
L’O.I.T.
103. Nous ne pouvons enfin moins faire ici que d’adresser Nos félicitations et de dire toute Notre estime à l’Organisation internationale du Travail (O.I.T.). Depuis de longues années, elle s’applique, avec compétence et succès, à instaurer par toute la terre un ordre économique et social conforme aux règles de la justice et de l’humanité, où soient reconnus et respectés les droits légitimes des travailleurs.

E. La propriété

104. Pendant ces dernières années, comme chacun sait, dans les grandes entreprises, la séparation s’est accentuée entre la propriété des capitaux et les fonctions directoriales. Ce fait n’est pas sans créer de sérieuses difficultés aux pouvoirs publics qui doivent s’assurer que les objectifs des directeurs des principales entreprises, surtout de celles dont l’influence s’exerce sur l’économie de tout le pays, ne s’écartent en rien des exigences du bien commun. Le problème est le même, l’expérience le montre, que les capitaux nécessaires à ces grandes entreprises soient d’origine privée ou qu’ils proviennent de fonds publics.
Sécurité obtenue par l’assurance et par la compétence professionnelle
105. Il est également certain que le développement des assurances et des régimes de sécurité sociale permet à un plus grand nombre de personnes de regarder l’avenir avec sérénité, comme la possession d’un patrimoine, si modeste fût-il, en donnait jadis la possibilité.
106. Il arrive aussi aujourd’hui qu’on aspire plus à acquérir une capacité professionnelle qu’à posséder un capital. On a davantage confiance dans les revenus provenant du travail ou de droits fondés sur le travail que dans ceux qui proviennent du capital ou de droits fondés sur le capital.
107. Cette attitude s’accorde parfaitement avec le caractère propre du travail : procédant directement de la personne humaine, il passe avant la richesse en biens extérieurs, qui ne sont, par leur nature, que des instruments. Il y a là l’indice d’un progrès de l’humanité.
108. Par suite, cependant, beaucoup en viennent à se demander si, dans les circonstances actuelles, ce principe d’ordre économique et social, que Nos Prédécesseurs ont toujours enseigné et défendu avec fermeté, le droit naturel qu’a l’homme de posséder des biens, même des instruments de production, n’aurait pas perdu quelque chose de sa force et de son importance.
Validité du droit de propriété
109. Ce doute n’est aucunement fondé. Le droit de propriété privée, même des moyens de production, vaut en tout temps, car il fait partie du droit naturel, suivant lequel l’homme est antérieur à la société, qui doit lui être ordonnée comme à sa fin. Du reste, il serait vain de reconnaître à l’homme une liberté d’action dans le domaine économique sans lui reconnaître aussi la liberté de choisir et d’employer les moyens nécessaires à l’exercice de ce droit. L’expérience et l’histoire l’attestent : là où le pouvoir politique ne reconnaît pas aux particuliers la propriété des moyens de production, les libertés fondamentales sont ou violées ou supprimées. Il est donc évident qu’elles trouvent en ce droit garantie et stimulant.
110. Ainsi s’explique que des organisations et des mouvements sociaux et politiques, désireux de concilier dans la société justice et liberté, hier encore nettement hostiles à la propriété privée des biens de production, aujourd’hui instruits par l’évolution sociale, aient sensiblement modifié leur position et se montrent disposés à reconnaître ce droit.
111. Aussi faisons-Nous volontiers Nôtres en cette matière les remarques de Notre Prédécesseur Pie XII : « En défendant le principe de la propriété privée, l’Église poursuit un haut objectif tout à la fois moral et social. Ce n’est pas qu’elle prétende soutenir purement et simplement l’état actuel des choses, comme si elle y voyait l’expression de la volonté divine, ni protéger par principe le riche et le ploutocrate contre le pauvre et le prolétaire… L’Église vise plutôt à faire en sorte que l’institution de la propriété devienne ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature33. » C’est dire que la propriété privée doit être une garantie de la liberté de la personne, et aussi, un élément indispensable à l’instauration d’un ordre social authentique.
112. Puisque l’économie, Nous l’avons déjà noté, connaît de nos jours en de nombreux pays un essor rapide et un accroissement de la productivité, la justice et l’équité demandent que, dans les limites du bien commun, la rémunération du travail soit, elle aussi, accrue. Il sera plus facile alors aux travailleurs d’épargner et de se constituer un certain patrimoine. Il est donc étrange de voir contester le caractère naturel du droit de propriété : il tire sa valeur et son sens de la fécondité du travail ; il est une garantie efficace de la dignité de la personne humaine et une aide pour le libre exercice de ses diverses responsabilités ; il contribue enfin à la stabilité et à la tranquillité du foyer domestique, non sans profit pour la paix et la prospérité publiques.
Diffusion nécessaire de l’exercice du droit de propriété
113. Mais c’est trop peu d’affirmer le caractère naturel du droit de propriété, même des moyens de production, si l’on ne fait en même temps tous ses efforts pour en assurer la diffusion dans toutes les classes de la société.
114. Comme le déclare Notre Prédécesseur Pie XII : « La dignité de la personne humaine exige normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous34. » D’autre part, la noblesse du travail demande, entre autres choses, « la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes du peuple »35.
115. Aujourd’hui, plus que jamais, on doit proclamer que s’impose une plus large diffusion de la propriété, puisque, Nous l’avons dit, les pays se font plus nombreux où l’économie est en croissance continue. Aussi, en recourant avec prudence aux méthodes qui ont prouvé leur efficacité, ne sera-t-il pas difficile de promouvoir une politique économique et sociale qui facilite une accession aussi large que possible à la propriété de biens tels que des biens durables, une maison, une terre, l’équipement nécessaire à un atelier artisanal ou à l’exploitation d’une ferme familiale, des actions d’entreprises grandes ou moyennes, comme l’ont fait avec succès certains pays plus avancés dans le domaine économique et social.
La propriété publique
116. Ce qui vient d’être exposé n’exclut évidemment pas que l’État et les établissements de droit public puissent, eux aussi, posséder des biens de production, spécialement lorsqu’il s’agit de biens qui « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées »36.
117. Notre époque manifeste une tendance à l’extension de la propriété publique. La raison en est à chercher dans les attributions plus étendues que, pour le bien commun, doivent assumer les pouvoirs publics. Cependant, ici encore, il importe de se conformer au principe de subsidiarité, mentionné plus haut. L’État et les établissements de droit public ne peuvent étendre leur domaine que dans les limites où manifestement le bien commun l’exige, tout danger étant écarté d’une réduction excessive ou, ce qui serait pire, d’une suppression complète de la propriété des particuliers.
118. Enfin, on ne saurait passer sous silence que les responsabilités économiques, assumées par l’État et les établissements de droit public, ne peuvent être confiées qu’à des personnes se distinguant par leur compétence, leur honnêteté éprouvée et leur dévouement total au pays. Leur activité doit être l’objet d’un contrôle attentif et constant, pour empêcher que, dans les organes administratifs de l’État, une puissance économique sans limites ne tombe aux mains de quelques hommes, ce qui serait contraire au bien suprême du pays.
La propriété privée et ses devoirs
119. Nos Prédécesseurs ont constamment enseigné aussi que dans le droit de propriété privée se trouve incluse une fonction sociale. Suivant le plan de Dieu, en effet, l’ensemble des biens de la terre est destiné avant tout à assurer à tous les hommes une subsistance convenable, comme l’enseigne très clairement Léon XIII dans l’encyclique Rerum novarum : « Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres. C’est pourquoi « quelqu’un a-t-il le talent de la parole, qu’il évite de se taire ; une surabondance de biens, qu’il ne laisse pas la miséricorde s’engourdir au fond de son cœur ; l’art de gouverner, qu’il s’applique avec soin à en partager avec son frère et l’exercice et les bienfaits. »37
120. Bien que, de nos jours, le rôle de l’État et des institutions publiques devienne sans cesse plus étendu, on ne saurait en conclure, comme le voudraient certains, que la fonction sociale de la propriété privée soit périmée ; car elle s’enracine dans la notion même du droit de propriété. De plus, il existe en tout temps des situations douloureuses, de profondes misères cachées, que l’intervention de l’État ne connaît pas et qu’il ne peut en rien soulager. Un vaste domaine reste donc toujours ouvert à la générosité humaine et à la charité chrétienne. Enfin, pour la satisfaction des besoins spirituels, de toute évidence l’action des particuliers et des groupements privés est préférable à celle des pouvoirs publics.
121. S’il importe ici de rappeler que la légitimité du droit de propriété privée est clairement établie par l’autorité de l’Évangile, nous voyons cependant, à plusieurs reprises, le Christ demander instamment aux riches de transformer leurs richesses en biens supérieurs en les distribuant aux pauvres : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs perforent et cambriolent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel : là, point de mite ni de ver qui consume, point de voleurs qui perforent et cambriolent. »38 Et le divin Maître déclare que sera donné à Lui-même tout ce qui sera donné aux pauvres : « En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »39

III. Nouveaux aspects de la question sociale

122. L’évolution historique met de plus en plus en relief que les règles de la justice et de l’équité ne doivent pas être restaurées seulement dans les relations entre employeurs et travailleurs, mais aussi dans les rapports entre secteurs économiques, entre régions inégalement pourvues de richesses dans un même pays et, sur le plan mondial, entre pays d’inégal développement économique et social.

A. Justice dans les rapports entre agriculture et autres secteurs

123. Commençons par quelques avis concernant l’agriculture. Si la population rurale ne semble pas avoir diminué en chiffres absolus, il est toutefois certain qu’il se produit un exode des agriculteurs vers les agglomérations plus importantes et les centres urbains. Comme cet exode a lieu dans presque tous les pays et prend parfois des proportions massives, il pose pour la vie et la dignité de l’homme des problèmes difficiles à résoudre.
124. Le processus est bien connu : le développement de l’économie entraîne une diminution du nombre des agriculteurs et un accroissement de celui des travailleurs de l’industrie et des services. Ceux qui passent de l’agriculture à d’autres secteurs de la production le font souvent pour des raisons qui résultent de l’évolution économique, mais, plus souvent encore, sous l’impulsion de mobiles divers, tels la volonté de fuir un milieu fermé et sans espoir de promotion humaine ; la curiosité et le goût de l’aventure, si communs à notre époque ; le désir de faire rapidement fortune ; la soif d’une vie plus libre avec les facilités offertes par les centres urbains. Mais il est certain également que les ruraux quittent la terre en raison de la stagnation où ils se voient presque partout réduits, qu’il s’agisse de la productivité de leur travail ou de leur mode de vie.
Mesures en faveur du secteur agricole
125. Dans une affaire aussi importante et qui préoccupe aujourd’hui presque tous les États, il faut d’abord examiner les mesures à prendre pour réduire les graves disparités de productivité entre l’agriculture, l’industrie et les services ; puis, pour que le genre de vie des ruraux diffère le moins possible de celui dont jouissent les travailleurs urbains de l’industrie et des services ; enfin, pour que, loin de se sentir en état d’infériorité, les agriculteurs soient persuadés que consacrer sa vie à la terre permet non seulement d’affirmer et développer sa personnalité mais aussi d’envisager l’avenir avec confiance.
126. C’est pourquoi Nous croyons opportun de donner quelques directives : elles valent pour tous les cas, pourvu, évidemment, qu’elles soient appliquées comme les circonstances de temps et de lieu le permettent, le conseillent ou l’exigent.
- Équipement physique et culturel des campagnes
127. En premier lieu, il incombe à tous, mais surtout aux pouvoirs publics, d’améliorer l’équipement de la campagne en services essentiels : réseau routier, transports, communications, eau potable, logements, soins médicaux, écoles élémentaires, techniques et professionnelles, tout ce qui est nécessaire à l’exercice du culte et aux loisirs, enfin, ameublement et équipement indispensables à une habitation rurale moderne. Là où ces exigences d’une vie rurale décente ne sont pas satisfaites, le progrès économique et social fait défaut ou subit un retard. Rien alors ne peut empêcher les agriculteurs d’abandonner la terre, et l’exode échappe à tout contrôle.
- Agriculture et industrie
128. Il importe aussi que le développement économique du pays s’effectue graduellement, avec harmonie, entre les différents secteurs. On doit veiller soigneusement à introduire dans l’agriculture les dernières innovations, rendues possibles ou exigées par l’état général de l’économie, concernant les méthodes de production, les diverses cultures, le machinisme agricole. On doit aussi veiller, autant qu’il se peut, à ce que ces progrès soient comparables à ceux de l’industrie et des divers services.
129. Ainsi l’agriculture pourra consommer une plus grande quantité de produits industriels et demander des services plus adaptés. De son côté, elle offrira aux secteurs de l’industrie et des services, comme à la communauté dans son ensemble, des produits répondant mieux, en qualité et en quantité, aux besoins des consommateurs. Elle contribuera ainsi au maintien du pouvoir d’achat de la monnaie, condition essentielle pour le développement ordonné de l’économie générale.
130. De l’application de ces directives on peut attendre, entre autres, ces avantages : il sera plus facile de contrôler le mouvement des agriculteurs privés de travail par la modernisation des techniques agricoles, de leur donner la formation technique voulue pour permettre leur transfert dans d’autres professions, de les munir de l’aide économique, culturelle et spirituelle nécessaire à leur intégration dans de nouveaux milieux sociaux.
Problèmes particuliers de politique agricole
131. Un développement équilibré dans les différents secteurs de l’économie demande que les pouvoirs publics accordent une attention toute spéciale à divers points touchant l’agriculture : régime fiscal, crédit, assurances sociales, prix, développement des industries complémentaires de la production agricole, modernisation de l’équipement rural
- Fiscalité
132. Le principe de base d’un régime fiscal juste et équitable est que les charges soient proportionnelles à la capacité contributive des citoyens.
133. Mais le bien commun exige que, pour déterminer la charge fiscale des agriculteurs, les gouvernants n’oublient pas que, dans le secteur agricole, les revenus se forment plus lentement et sont plus aléatoires, et qu’il est plus difficile de trouver les capitaux qui permettraient leur accroissement.
- Crédit
134. Dans ces conditions, les détenteurs de capitaux investissent plus volontiers dans d’autres secteurs que l’agriculture. De même, les agriculteurs ne sont pas en mesure de payer un taux d’intérêt élevé, pas même, en général, le taux courant pour se procurer le capital nécessaire à la marche de leur exploitation et à son développement. Aussi le bien commun impose-t-il aux pouvoirs publics non seulement d’avoir une politique de crédit spéciale pour les agriculteurs, mais aussi de créer des instituts de crédit où ils puissent se procurer des capitaux à un taux d’intérêt modique.
- Assurances et sécurité sociale
135. De plus, il semble nécessaire d’instituer deux systèmes d’assurances : l’un pour les produits agricoles, l’autre en faveur des agriculteurs et de leurs familles. L’expérience montre que le revenu par tête est généralement moindre dans l’agriculture que dans l’industrie et les services : il n’est pas pour autant conforme à la justice sociale et à l’équité d’établir pour les agriculteurs un système d’assurances et de sécurité sociale moins favorable que dans les autres secteurs. Les régimes d’assurance et de prévoyance ne devraient pas présenter de différences notables selon les secteurs où les bénéficiaires exercent leur activité ou dont ils tirent leur revenu.
136. Du reste, comme les régimes d’assurances et de sécurité sociale peuvent contribuer efficacement à répartir le revenu national entre les citoyens suivant les normes de la justice et de l’équité, ils apparaissent comme un moyen d’atténuer les différences de niveaux de vie entre les diverses catégories sociales.
- Protection des prix agricoles
137. La nature particulière des produits agricoles requiert que leurs prix soient protégés au moyen des techniques mises au point par les économistes. Et, bien qu’il soit désirable que les intéressés assurent eux-mêmes cette protection, en s’imposant la discipline nécessaire, les pouvoirs publics ne peuvent cependant s’abstenir entièrement d’intervenir sur ce point.
138. On ne saurait non plus oublier qu’en général le prix des produits agricoles est davantage rétribution d’un travail que rémunération de capitaux.
139. Parlant du bien commun, Notre Prédécesseur Pie XI observe donc à bon droit dans Quadragesimo anno : « Au même résultat contribuera un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires », mais il ajoute aussitôt : « Et, ce qui s’y rattache étroitement, un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des diverses branches de l’activité économique, telles que l’agriculture, l’industrie et d’autres encore. »40
140. Comme les produits agricoles sont destinés à satisfaire les besoins essentiels de l’homme, leur prix doit être tel qu’ils soient accessibles à tous. Ce serait cependant une injustice manifeste, si toute une catégorie de citoyens, celle des agriculteurs, était réduite à un état d’infériorité économique et sociale et, pour se procurer les biens indispensables à une vie décente, ne disposait que d’un pouvoir d’achat réduit, ce qui, de toute évidence, serait en contradiction avec le bien commun de la nation.
141. Il convient, dans les régions rurales, de promouvoir des industries et services destinés au stockage, à la transformation et au transport des produits agricoles. Il faut aussi que s’y déploient des initiatives dans le domaine économique et artisanal. Ainsi les familles d’agriculteurs pourront se créer un revenu supplémentaire dans le milieu même où elles vivent et où elles travaillent.
L’exploitation agricole
142. On ne saurait donner de règle générale sur les structures qui conviennent le mieux à l’agriculture, car les conditions sont très variables suivant les régions dans chaque pays, à plus forte raison selon les pays dans le monde entier. Cependant ceux qui se font de la dignité de l’homme et de la famille une conception fondée sur les principes de la loi naturelle, mieux encore du christianisme, préconiseront toute forme d’exploitation qui se présente comme une vraie communauté humaine, et, surtout, l’exploitation familiale ; il faut que dans cette communauté, les relations mutuelles et l’organisation de la production elle-même répondent aux normes de la justice et de la doctrine chrétienne. Ils s’emploieront aussi de toutes leurs forces, suivant les circonstances, à réaliser cet idéal d’exploitation agricole.
143. L’exploitation familiale, toutefois, ne sera solide et stable que si elle fournit un revenu assurant à la famille un niveau convenable de vie et de culture. À cet effet, il est indispensable que les agriculteurs reçoivent une excellente formation professionnelle, qu’ils soient tenus au courant des innovations et qu’ils bénéficient de l’assistance d’experts. Il importe aussi qu’ils constituent des sociétés mutuelles et coopératives et des associations professionnelles et qu’ils prennent une part active aux affaires publiques, tant dans les organes administratifs que dans la vie politique.
Rôle des agriculteurs, conscients de leur mission
144. Nous sommes persuadés que dans l’agriculture les premiers promoteurs du développement économique, de l’élévation culturelle et du progrès social sont les intéressés, les agriculteurs eux-mêmes. Qu’ils aient conscience de la noblesse de leur travail : il se déroule dans le temple majestueux de la création ; il concerne les végétaux et les animaux dont la vie, par la richesse de ses expressions et la régularité de ses lois, évoque de mille manières la Providence du Dieu créateur ; il produit les aliments variés dont vit le genre humain, et fournit à l’industrie une quantité chaque jour plus abondante de matières premières.
145. La dignité de leur profession lui vient aussi de ce qu’elle emprunte aux arts mécaniques, à la chimie, à la biologie, de multiples connaissances qu’ils doivent constamment et rapidement mettre à jour par suite de l’importance du progrès scientifique et technique dans le secteur agricole. Mais ce n’est pas tout ; le travail de la terre a en lui-même sa propre grandeur, car il exige des agriculteurs une vive intelligence des transformations qui s’accomplissent, une grande faculté d’adaptation, la sérénité devant l’avenir, une haute estime pour l’importance et le sérieux de leurs tâches, un esprit de dynamisme et d’initiative.
Nécessité de l’association
146. On ne saurait omettre de souligner qu’en agriculture, tout comme dans les autres secteurs de la production, l’association est de nécessité vitale, surtout lorsqu’il s’agit d’entreprises familiales. En toutes circonstances, les agriculteurs doivent se sentir solidaires les uns des autres et s’unir en vue de créer des sociétés mutuelles et coopératives et des associations professionnelles : les unes et les autres sont nécessaires, soit pour tirer profit du progrès scientifique et technique, soit pour assurer la défense des prix. En outre, par là, les agriculteurs se mettront à égalité avec les autres professions, qui le plus souvent sont organisées. Enfin c’est le moyen pour eux d’obtenir dans les affaires publiques une influence qui corresponde à l’importance de leur rôle ; car, comme chacun sait, à notre époque une voix isolée est une voix perdue.
147. Mais, tout comme les travailleurs des autres catégories, les agriculteurs, lorsqu’ils veulent faire peser l’influence de leurs organisations, ne le doivent que dans le respect de la morale et des lois civiles. Bien mieux, ils doivent veiller à concilier leurs droits et leurs intérêts avec ceux des autres groupes et les ordonner au bien commun du pays. Les agriculteurs, qui s’appliquent pour leur part à améliorer le sort du monde rural, peuvent, en toute justice, demander l’aide et l’appui des pouvoirs publics, pourvu qu’ils soient eux-mêmes sensibles aux exigences du bien commun et s’efforcent d’y contribuer.
148. Nous tenons à féliciter ceux de Nos fils qui, dans le monde entier, s’emploient à créer et à promouvoir des sociétés mutuelles et coopératives et autres associations diverses afin de permettre aux agriculteurs de vivre avec les autres citoyens dans l’aisance et la dignité.
149. Dans le travail de la terre l’homme trouve tout ce qui peut servir à sa dignité, à sa perfection et à sa culture : aussi doit-il y voir une mission reçue de Dieu pour une fin sublime. Il doit consacrer son travail à Dieu qui, par sa Providence, dirige tous les événements pour le salut de l’homme. Enfin, il doit s’élever et élever les autres, contribuant ainsi au progrès de la civilisation.

B. Équilibre entre régions d'un même pays

150. Il arrive souvent que, dans un même pays, les citoyens bénéficient très diversement du progrès économique et social ; c’est qu’ils vivent et exercent leur activité dans des régions dont l’économie est inégalement développée. La justice et l’équité demandent, en ce cas, que les gouvernants s’appliquent à supprimer ou, tout au moins, à réduire ces déséquilibres. À cet effet, ils doivent veiller à doter les régions moins développées des services publics essentiels, adaptés aux exigences des temps et des lieux et qui répondent, autant que possible, au niveau de vie général du pays. De plus, une administration très pertinente et une discipline plus stricte doivent régler l’offre d’emploi, les migrations intérieures, les salaires, les impôts, le crédit, les investissements à réaliser, surtout dans les industries de nature à en susciter d’autres. Mesures propres à assurer un emploi productif de la main-d’œuvre, à stimuler les entrepreneurs et à tirer parti des ressources locales.
151. Mais c’est le rôle des pouvoirs publics de prendre les mesures qui assurent l’avantage commun de tous, en tenant compte du bien du pays tout entier ; ils doivent donc tendre à un développement, autant que possible simultané et harmonieux, de l’agriculture, de l’industrie et des services. Leur règle d’action doit être que les citoyens des régions moins développées se sentent les principaux auteurs des progrès réalisés dans les domaines économique, social et culturel ; car la dignité du citoyen vient de ce qu’il est le premier responsable de la conduite de ses affaires.
152. Il importe donc que l’initiative privée elle-même contribue activement à l’équilibre économique du pays. Bien plus, en vertu du principe de subsidiarité, les pouvoirs publics doivent favoriser et aider cette initiative, pour permettre aux particuliers eux-mêmes, chaque fois que la chose est possible, de mener à bonne fin ce qu’ils ont entrepris.
Déséquilibre entre terre et peuplement
153. Il convient de plus de noter que l’on rencontre souvent un déséquilibre marqué entre terre et peuplement. Dans certains pays, les hommes manquent et la terre abonde ; ailleurs, les hommes abondent et la terre fait défaut.
154. Dans d’autres, le sol est fertile, mais les techniques sont encore si primitives que l’agriculture ne peut satisfaire les besoins essentiels de la population ; ailleurs, la modernisation du secteur agricole est si avancée qu’elle est cause de surproduction, non sans dommage pour l’économie générale du pays.
155. Il est évident que la solidarité humaine et la fraternité chrétienne demandent aux peuples de s’aider efficacement et de mille manières les uns les autres, non seulement pour faciliter les mouvements des biens, des capitaux et des hommes, mais aussi pour réduire les inégalités entre pays. Nous y reviendrons plus loin.
Efficacité de la FAO
156. Nous voulons ici exprimer toute Notre estime pour l’œuvre accomplie par l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui s’emploie à favoriser entre les peuples une entente mutuelle, à promouvoir la modernisation de l’agriculture dans les pays moins développés et enfin à venir en aide aux populations sous-alimentées.

C. Relations entre pays développés et pays sous-développés

157. Le problème le plus important de notre époque est peut-être celui des relations entre pays économiquement développés et pays en voie de développement. Les premiers jouissent de tous les agréments de la vie, les seconds souffrent d’une misère aiguë. Or, de nos jours, les hommes du monde entier se sentent unis par des liens si étroits qu’ils ont parfois l’impression d’habiter tous la même demeure. Les peuples rassasiés de richesses ne peuvent donc se désintéresser du sort de ceux dont la gêne est si grande qu’ils défaillent presque de misère et de faim et ne sont pas en état de jouir convenablement des droits essentiels de l’homme. Ils le peuvent d’autant moins que les pays dépendent toujours plus étroitement les uns des autres, et qu’une paix durable et féconde ne sera pas possible, si un trop grand écart sévit dans leurs conditions économiques et sociales.
Devoir de solidarité et de charité
158. Nous, qui aimons tous les hommes comme Nos fils, Nous estimons de Notre devoir de répéter ici clairement ce que Nous avons déjà dit ailleurs : « Nous sommes tous solidairement responsables des populations sous-alimentées41. [C’est pourquoi] il faut éveiller les consciences au sens de la responsabilité qui pèse sur tous et sur chacun, et spécialement sur les plus favorisés. »42
159. Comme il est évident et comme l’Église a toujours pris soin de l’enseigner, le grave devoir de venir en aide aux pauvres et aux indigents doit être vivement ressenti par les catholiques, puisqu’ils sont membres du corps mystique du Christ : « À ceci nous avons connu l’Amour, proclame l’Apôtre Jean, qu’il a donné sa vie pour nous. Et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères. Si quelqu’un, jouissant des richesses du monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? »43
160. C’est pourquoi Nous voyons avec joie les nations qui disposent d’un système de production avancé prêter leur assistance aux peuples moins privilégiés, afin qu’il leur soit moins difficile d’améliorer leur sort.
Secours d’urgence
161. Chacun le sait, certains pays ont des produits alimentaires, surtout des céréales, en excédent, tandis qu’ailleurs d’immenses multitudes souffrent de la misère et de la faim. La justice et l’humanité demandent que les pays riches viennent en aide à ceux qui sont dans le besoin ; c’est pécher contre elles que de détruire, ou même de gaspiller, des biens nécessaires à la vie d’êtres humains.
162. Nous n’ignorons pas qu’une production excédentaire, surtout en agriculture, peut causer du préjudice à certaines catégories de citoyens. Mais il ne s’ensuit nullement que les nations bien pourvues ne soient pas tenues, en cas de nécessité, de porter secours aux indigents et aux affamés ; elles doivent veiller à réduire les inconvénients nés de la surproduction et à en répartir équitablement la charge entre tous les citoyens.
Aide et coopération pour le développement
163. Dans la plupart des pays ces mesures ne suffiront cependant pas à supprimer rapidement les causes permanentes de la misère et de la faim, imputables souvent à l’état rudimentaire de l’économie. On n’y remédiera qu’en prenant tous les moyens pour donner à leurs citoyens une excellente formation technique et professionnelle et mettre à leur disposition les capitaux nécessaires au développement de leur économie selon les méthodes modernes.
164. Nous n’ignorons pas combien, ces dernières années, la conscience est devenue plus vive, en beaucoup d’esprits, du devoir de prêter assistance aux pays moins pourvus de ressources et moins équipés afin de leur permettre de progresser plus vite dans le domaine économique et social.
165. Pour parvenir à cette fin si désirable, Nous voyons des institutions internationales et nationales, des organisations et des sociétés privées, donner chaque jour à ces pays une aide plus libérale et les mettre au courant de techniques plus productives. Les facilités offertes à des milliers de jeunes gens se multiplient afin qu’ils puissent étudier dans les universités des pays plus développés et acquérir une formation scientifique et technique adaptée à notre époque. En outre, des instituts bancaires mondiaux, des États, des personnes privées accordent à ces pays des prêts qui leur permettent de mettre en œuvre des programmes destinés à accroître la production. Nous sommes heureux de profiter de cette occasion pour donner à ces généreuses activités les éloges qu’elles méritent. Mais on doit espérer qu’à l’avenir les pays plus riches redoubleront d’efforts pour aider ceux qui s’engagent sur la voie du progrès à promouvoir les sciences, les techniques et l’économie.
Quelques normes sur le développement
166. Nous estimons de Notre devoir de faire quelques recommandations sur ce point.
167. La sagesse demande d’abord aux pays qui en sont encore aux premiers stades de leur développement de tenir grand compte de l’expérience passée des pays aujourd’hui prospères.
- Juste répartition
168. S’il est sage et indispensable de produire davantage et plus efficacement, il est tout autant nécessaire et exigé par la justice que les richesses produites soient équitablement réparties entre tous les citoyens. On doit donc s’appliquer à faire aller de pair développement économique et progrès social et à conjuguer les progrès dans les différents secteurs de la production : agriculture, industrie et services.
- Respect de la personnalité de chaque peuple
169. C’est aussi un fait bien connu que les pays en voie de développement manifestent chacun une personnalité particulière, qui leur vient de l’habitat, de traditions ancestrales chargées d’humanité, de leurs dispositions naturelles.
170. Les pays plus riches qui leur apportent leur aide doivent veiller à discerner et à respecter cette personnalité et, en leur prêtant assistance, avoir grand soin de ne pas chercher à les amener à l’imitation de leur propre manière de vivre.
- Désintéressement politique
171. De même, les pays qui viennent en aide à ceux qui sont en voie de développement doivent tout spécialement se garder d’influencer à leur propre profit la politique de ces pays dans un esprit de domination.
172. Ce serait, il faut le déclarer nettement, une nouvelle forme de colonialisme qui, tout en se couvrant d’un nom respectable, ne différerait en rien de la domination périmée dont de nombreux pays viennent de se libérer. Ce serait nuire aux relations internationales et mettre en danger la paix du monde.
173. Il est donc indispensable et la justice demande que l’aide technique et financière exclue toute visée de domination : elle doit tendre, au contraire, à permettre aux pays en voie de développement de réaliser un jour par eux-mêmes leur progrès économique et social.
174. Par là sera favorisée la formation d’une communauté de tous les peuples, où chacun, conscient de ses droits et de ses devoirs, aurait tout autant à cœur la prospérité de tous.
- Hiérarchie des valeurs
175. Sans aucun doute, un progrès des sciences et des techniques et une économie prospère constituent un important apport à la civilisation. Il faut cependant rester persuadé que ces biens ne sont pas les plus élevés, mais des moyens seulement pour y atteindre.
176. Par suite, ce Nous est un sujet de profonde tristesse de constater que, dans les pays développés, trop de personnes n’ont aucun souci de la juste hiérarchie des valeurs ; elles négligent, oublient ou même nient les valeurs de l’esprit, tandis qu’elles poursuivent passionnément le progrès des sciences, des techniques et de l’économie et font du bien-être matériel le but suprême de leur existence. Dès lors, l’aide accordée par les pays développés à ceux qui le sont moins est semée d’embûches pernicieuses ; car, fidèles aux vieilles traditions, ces derniers ont presque toujours conservé intact et gardent pour guide de leurs actions le sens des valeurs morales essentielles.
177. Aussi ceux qui cherchent à ébranler les saines conceptions de ces peuples font-ils œuvre néfaste. Il faut, au contraire, respecter leur sens des valeurs, le perfectionner et l’affiner, puisque c’est sur lui que repose une civilisation humaine authentique.
- L’Église respectueuse de la personnalité des peuples
178. Quant à l’Église, elle est universelle de droit divin ; les faits d’ailleurs le confirment, puisque, déjà présente partout, elle tend à embrasser tous les peuples.
179. Comme l’enseignent l’histoire et l’expérience du présent, elle ne peut agréger des peuples au Christ sans qu’ils en tirent avantage dans le domaine économique et social. Nul, en effet, ne peut se dire chrétien sans se sentir tenu d’améliorer, de tout son pouvoir, les institutions civiles, afin que la dignité humaine ne subisse aucune atteinte, que les obstacles au bien soient écartés et que soit favorisé tout ce qui peut porter à l’honnêteté et à la vertu.
180. De plus, lorsqu’elle entre dans la vie d’un peuple, l’Église n’est pas, et a conscience de ne pas être, une institution imposée du dehors. Par sa présence, en effet, se réalise la renaissance ou la résurrection des hommes dans le Christ ; or, celui qui renaît ou ressuscite dans le Christ n’éprouve jamais de contrainte extérieure ; se sentant libéré au plus profond de lui-même, il se porte d’un libre élan vers Dieu ; tout ce qui est bon et honnête, il le fait sien et le met en pratique.
181. Comme l’observe avec sagesse Notre Prédécesseur Pie XII : « L’Église du Christ, fidèle dépositaire de la divine sagesse éducatrice, ne peut penser ni ne pense à attaquer ou à mésestimer les caractéristiques particulières que chaque peuple, avec une piété jalouse et une compréhensible fierté, conserve et considère comme un précieux patrimoine. Son but est l’unité surnaturelle dans l’amour universel senti et pratiqué, et non l’uniformité exclusivement extérieure, superficielle, et par là débilitante. Toutes les orientations, toutes les sollicitudes, dirigées vers un développement sage et ordonné des forces et tendances particulières, qui ont leurs racines dans les fibres les plus profondes de chaque rameau ethnique, pourvu qu’elles ne s’opposent pas aux devoirs dérivant pour l’humanité de son unité d’origine et de sa commune destinée, l’Église les salue avec joie et les accompagne de ses vœux maternels. »44
L’action des catholiques pour le développement
182. Nous constatons avec profonde joie que les citoyens catholiques des nations moins favorisées ne le cèdent, en général, à personne pour participer à l’effort de développement de leur pays dans le domaine économique et social.
183. D’autre part, dans les pays plus avancés, les catholiques multiplient initiatives et efforts pour que l’aide donnée par leur pays à ceux qui sont aux prises avec la misère serve de plus en plus à leur progrès économique et social. À cet égard, on ne saurait trop louer l’aide variée et chaque année croissante donnée aux jeunes d’Afrique et d’Asie pour qu’ils puissent recevoir dans les grandes universités d’Europe et d’Amérique une formation générale et technique. Les mêmes éloges sont dus aux efforts accomplis pour former des spécialistes, qui se dépenseront, par l’exercice de leur profession, dans les pays en voie de développement.
184. À tous Nos chers Fils qui, par toute la terre, en contribuant avec tant de zèle au véritable progrès des peuples et en infusant une force nouvelle à la civilisation, témoignent de la vitalité et de l’efficacité éternelle de l’Église, Nous tenons à exprimer Notre approbation et Notre gratitude.

D. Progrès démographique et progrès de l'économie

185. Depuis quelque temps, on se demande fréquemment s’il est possible de maintenir l’équilibre entre l’économie ou les moyens de subsistance et l’accroissement démographique, tant sur le plan mondial que dans les pays insuffisamment développés.
186. Sur le plan mondial, plusieurs font remarquer que, d’après les statistiques, dans quelques dizaines d’années, l’humanité se sera considérablement accrue, tandis que le développement économique aura progressé beaucoup plus lentement. Si l’on n’impose pas de limites à la procréation, concluent-ils, dans peu de temps le déséquilibre s’accentuera entre la population et les moyens de subsistance.
187. Il ressort clairement des statistiques des pays moins développés que, grâce à la diffusion rapide des mesures d’hygiène et des soins médicaux, la mortalité infantile y a diminué et la durée moyenne de vie s’y est allongée. Là où il était élevé, le taux de natalité reste inchangé et le sera pendant assez longtemps encore. Tandis que, chaque année, le nombre des naissances l’emporte sur celui des décès, l’appareil économique ne croît pas dans les mêmes proportions. Il est donc impossible que dans ces pays le niveau de vie s’améliore ; il ne peut que se détériorer. Si l’on veut éviter le pire, pensent donc certains, il faut par n’importe quel moyen arrêter ou freiner la conception et la natalité.
Le problème au plan mondial
188. À vrai dire, sur le plan mondial, le rapport entre le nombre des naissances et les ressources disponibles ne crée pas actuellement de difficultés graves et n’en créera pas dans un proche avenir. Les arguments avancés sont si douteux et si controversés qu’on ne peut rien en tirer de certain.
189. En outre, dans sa bonté et sa sagesse, Dieu a doté la nature d’une fécondité presque inépuisable et l’homme d’une intelligence telle qu’il peut, au moyen de techniques appropriées, faire servir les ressources naturelles à la satisfaction de ses besoins. Pour résoudre le problème en question, on ne peut donc recourir à des procédés qui contreviennent à la loi morale établie par Dieu et violent la procréation même de la vie humaine ; mais il faut qu’à l’aide de techniques et de sciences de tout genre, l’homme arrive à connaître pleinement les forces de la nature et à se les soumettre chaque jour davantage. Les progrès déjà réalisés en ce sens permettent des espoirs presque illimités.
Le problème dans les pays moins favorisés
190. Nous n’ignorons pas que, dans certaines régions et dans certains pays disposant de moindres ressources, où se posent ces problèmes, les difficultés viennent fréquemment aussi du fait que l’ordre économique et social ne permet pas à une population croissante de trouver sur place ses moyens de subsistance ; du fait, également, que les peuples ne font pas preuve entre eux d’une solidarité suffisante.
191. Malgré tout, Nous déclarons nettement que l’homme ne peut faire face au problème et le résoudre en recourant à des méthodes et des moyens contraires à sa dignité, comme le voudraient ceux qui ont de l’homme et de la vie une conception purement matérialiste.
192. Le problème ne peut être résolu que si le progrès économique et social respecte et favorise, tant pour les individus que pour la société entière, les véritables valeurs. Or, au premier rang de celles-ci, il faut placer la dignité de l’homme en général et la vie de chaque être humain, le plus sérieux des biens. De plus, il est nécessaire de réaliser une collaboration internationale, permettant, pour le bien de tous, une circulation organisée des connaissances, des capitaux et des hommes.
Principes sur la transmission de la vie
193. Nous déclarons fermement que la vie humaine se transmet et se propage par la famille ; celle-ci est fondée sur le mariage, un et indissoluble, et élevé pour les chrétiens à la dignité de Sacrement. S’accomplissant par un acte délibéré et conscient, la transmission de la vie est soumise comme telle aux lois sacrées, immuables et inviolables de Dieu, lois que tous sont tenus d’accepter et d’observer ; il n’est donc permis à personne de recourir à des moyens et des méthodes, qui sont licites lorsqu’il s’agit de la propagation de la vie végétale ou animale.
194. En effet, la vie humaine qui, dès son origine, requiert l’action créatrice de Dieu, doit être tenue par tous comme sacrée. Celui qui s’écarte de ces préceptes donnés par Dieu offense la majesté divine, se dégrade, lui et le genre humain, et affaiblit, en même temps, les ressorts intimes de son pays.
195. Il est ainsi de la plus haute importance que les nouvelles générations, non seulement reçoivent une excellente éducation culturelle et religieuse, – ce qui est le droit et le devoir des parents, – mais aussi qu’elles aient un sens aigu de leurs responsabilités dans toutes les actions de la vie, en particulier dans la fondation de la famille, la procréation et l’éducation des enfants. Il faut inculquer aux enfants, avec une solide confiance dans la Providence divine, une volonté déterminée d’accepter les peines et les sacrifices, qui sont le lot inévitable de ceux qui ont entrepris la noble tâche de collaborer avec Dieu dans la transmission de la vie et l’éducation des enfants. Dans cette œuvre sublime aucune aide n’est plus précieuse que les principes et les secours surnaturels de l’Église, qui, pour cette raison, entre autres, doit avoir pleine liberté d’accomplir sa mission.
Les biens de la terre au service de l’homme
196. Comme il est écrit au livre de la Genèse, aux premiers hommes qu’il créa, Dieu donna deux commandements qui se complètent l’un l’autre : « Soyez féconds et multipliez-vous » et « Emplissez la terre et soumettez-la. »45
197. Loin de demander une destruction des biens matériels, le second d’entre eux les assigne, au contraire, au service de la vie humaine.
198. Aussi est-ce pour Nous un sujet de tristesse de constater une des contradictions de notre époque : on décrit la rareté des biens en termes si sombres que l’humanité serait vouée à périr de misère et de faim ; mais les inventions scientifiques, les progrès techniques et les richesses économiques servent à la fabrication d’engins capables de conduire à une destruction complète de l’humanité et à une mort atroce.
199. La Providence divine a accordé au genre humain assez de moyens pour lui permettre de porter avec dignité les charges qui résultent de la transmission de la vie. Mais, si les hommes, l’esprit faussé et la volonté pervertie, font des moyens dont Nous avons parlé un usage contraire à la raison, à leur fin sociale et aux plans mêmes de Dieu, la tâche devient difficile, voire impossible.

E. Coopération internationale

200. Le progrès des sciences et des techniques ayant resserré de nos jours, dans tous les domaines de la vie sociale, les relations entre les peuples, ceux-ci dépendent de plus en plus étroitement les uns des autres.
201. Et comme tout problème de quelque importance, qu’il soit scientifique, technique, économique, social, politique, culturel, dépasse souvent les possibilités d’un seul pays, il prend nécessairement des dimensions supranationales, parfois même mondiales.
202. Ainsi, quels que soient son niveau de culture et d’instruction, le nombre et les capacités de ses citoyens, l’efficacité de son régime économique, l’abondance de ses ressources, l’étendue de son territoire, aucun pays ne peut, à lui seul, résoudre pleinement ses problèmes essentiels. Obligés de se compléter mutuellement, les peuples ne serviront bien leurs intérêts qu’en pensant également à ceux des autres. Ainsi est-ce la nécessité même qui invite les États à l’entente et à la collaboration.
L’obstacle de la méfiance réciproque
203. Les individus et les peuples en sont chaque jour plus convaincus, mais ils paraissent, en particulier les gouvernants, impuissants à réaliser cette double aspiration populaire. La cause n’en est pas dans le manque de moyens scientifiques, techniques et économiques appropriés, mais dans la méfiance réciproque. En réalité, les hommes et, par suite, les États se craignent les uns les autres. Chacun redoute que l’autre ne rêve d’oppression et qu’il ne saisisse l’occasion favorable pour mettre ses plans à exécution. Aussi tous les pays s’arment-ils pour leur défense, en affirmant que leurs armements ne sont destinés qu’à dissuader un éventuel agresseur.
204. La conséquence en est que d’immenses énergies humaines et ressources de la nature sont employées par les peuples au détriment de la société beaucoup plus qu’à son profit ; individus et peuples sont accablés de telles inquiétudes qu’ils reculent devant des tâches de grande envergure.
Conceptions de la vie opposées
205. Cette situation tient au fait que les hommes, surtout les dirigeants politiques, s’inspirent dans leurs activités de conceptions de la vie opposées. Certains, en effet, osent affirmer qu’il n’existe pas de règle de la vérité et de la justice, transcendante aux circonstances et aux hommes, nécessaire, universelle, égale pour tous. Ce refus d’une règle de justice unique et identique pour tous interdit qu’on s’entende de manière totale et sûre.
206. Certes, les mots de justice et d’exigences de la justice se trouvent sur toutes les lèvres, mais en des sens différents, souvent même contradictoires. Aussi dans leurs appels à la justice et aux exigences de la justice, les hommes politiques non seulement ne s’entendent pas sur le sens des mots, mais y trouvent souvent l’occasion de violentes controverses ; pour défendre ses droits et ses intérêts on en vient à penser qu’il n’est d’autre moyen que le recours à la force ; or, elle est la source des pires maux.
Reconnaissance nécessaire d’une vérité et d’une loi universelles
207. La confiance réciproque ne pourra s’établir et s’affermir entre les États que si, de part et d’autre, on reconnaît et met en pratique les lois de la vérité et de la justice.
208. Mais l’ordre moral n’a sa consistance qu’en Dieu ; sans Lui, il se désagrège. Car l’homme n’a pas seulement un corps ; il est aussi doué d’un esprit, doué de raison et de liberté. Corps et esprit, il exige une loi morale. Celle-ci, fondée sur la religion, peut, beaucoup mieux que toute force extérieure et que tout intérêt, résoudre les problèmes de la vie individuelle et sociale, dans chaque pays comme dans la communauté internationale.
209. Il en est qui affirment aujourd’hui qu’à l’époque des triomphes de la science et de la technique, l’homme, appuyé sur ses seules forces, peut se passer de Dieu pour atteindre à la civilisation la plus élevée. La vérité est, au contraire, que le progrès de la science et de la technique pose à l’homme, sur le plan mondial, des problèmes qu’il ne pourra résoudre que s’il reconnaît l’autorité de Dieu, Créateur et Maître de l’homme et de la nature.
210. Ces vérités sont confirmées par le progrès même des sciences. En ouvrant des perspectives pour ainsi dire illimitées, il suscite dans beaucoup d’esprits l’idée que les sciences exactes sont incapables de pénétrer et d’exprimer totalement la nature des êtres et leurs transformations ; tout au plus peuvent-elles émettre des hypothèses. Et lorsque, de leurs propres yeux, les hommes constatent, terrifiés, que les forces immenses, mises en œuvre par la technique, peuvent aussi bien servir à la destruction qu’au bien des peuples, ils sont obligés d’en conclure que les valeurs spirituelles et morales doivent être préférées à toute autre, si l’on veut que le progrès scientifique et technique ne conduise pas à la ruine de l’humanité, mais reste un moyen de civilisation.
211. D’autre part, dans les pays où le niveau de vie est élevé, les hommes éprouvent un sentiment d’insatisfaction croissante et perdent l’illusion d’un paradis sur terre ; mais, en même temps, ils prennent chaque jour mieux conscience des droits imprescriptibles et universels de la personne humaine et ils s’efforcent de créer entre eux des relations plus justes et plus conformes à leur dignité. Ainsi commencent-ils à mieux admettre leurs propres limites et à rechercher plus activement qu’hier les valeurs spirituelles. Il est permis de voir là autant de signes annonciateurs d’une collaboration multiple et féconde entre les individus et entre les peuples.

IV. Directives pastorales

212. Aujourd’hui comme hier, le progrès scientifique et technique a de nombreuses répercussions sur les relations sociales ; aussi est-il nécessaire de leur donner un équilibre plus humain dans chaque pays comme au plan international.
Idéologies erronées ou tronquées
213. À cet effet, on a élaboré et propagé des idéologies diverses ; les unes se sont dissipées comme brume au soleil, d’autres ont été profondément remaniées, d’autres enfin aujourd’hui attirent de moins en moins les esprits. C’est qu’elles n’atteignent l’homme ni dans sa totalité ni dans sa plénitude. Elles méconnaissent les imperfections évidentes de la nature humaine, comme la maladie et la douleur, que les systèmes économiques et sociaux les plus perfectionnés sont incapables d’éliminer. Il faut enfin compter avec le sens religieux profond et invincible qui anime tous les hommes et qu’aucune force au monde ne peut détruire, ni aucune ruse étouffer.
214. Une erreur radicale de notre époque est de considérer le sens religieux, inséré par la nature au cœur de l’homme, comme une illusion et un produit de l’imagination et de croire qu’il faut l’extirper de l’esprit humain, tel un anachronisme opposé au progrès de la civilisation. Au contraire, cette inclinaison intérieure de l’homme vers la religion manifeste qu’il a été créé par Dieu et qu’irrésistiblement il tend vers Lui ; comme l’a écrit saint Augustin : « Tu nous a faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet quand il ne repose pas en Toi. »46
Dieu, fondement nécessaire d’un ordre de justice
215. Aussi, quel que soit le progrès technique et économique, il ne pourra exister dans le monde ni justice ni paix tant que les hommes ne comprendront pas que toute leur dignité vient d’avoir été créés par Dieu et d’être les enfants de Dieu, cause première et fin de toutes les créatures. Séparé de Dieu, l’homme perd tout sentiment humain envers lui-même et envers les autres ; car les relations réciproques des hommes exigent impérieusement que la conscience soit ordonnée à Dieu, source de toute vérité, de toute justice et de tout amour.
216. C’est un fait connu de tous qu’en bien des pays, même d’antique civilisation chrétienne, la persécution sévit depuis des années contre nombre de Nos frères et fils, qui Nous sont spécialement chers. Le contraste qu’elle fait apparaître entre la parfaite dignité des persécutés et la cruauté raffinée des persécuteurs, s’il n’a pas encore amené ceux-ci à la raison, fait cependant réfléchir bien des hommes.
217. Mais la plus grande folie de notre époque est de prétendre à la construction d’un ordre temporel stable et fécond, en rejetant son fondement nécessaire, – le Dieu souverain, – de vouloir exalter la grandeur de l’homme en desséchant la source d’où elle jaillit et où elle s’alimente, en arrêtant même, si c’était possible, l’élan des âmes vers Dieu. Mais les événements de notre temps, où se sont brisées tant d’espérances et d’où sont venues tant d’afflictions, attestent avec certitude la vérité de la Parole de l’Écriture : « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent. »47
Sens et valeur de la doctrine sociale de l’Église
218. La doctrine sociale de l’Église catholique a, sans le moindre doute possible, une valeur permanente.
219. Son principe essentiel est que l’homme est le fondement, la cause et la fin de toutes les institutions sociales – l’homme, être social par nature et élevé à un ordre de réalités qui transcendent la nature.
220. En partant de ce principe fondamental, qui proclame et garantit la dignité sacrée de la personne, la Sainte Église, surtout depuis cent ans, avec le concours de prêtres et de laïcs qualifiés, a mis au point un enseignement social. Elle y indique avec clarté comment organiser les relations humaines selon des normes universelles, conformes à la nature des choses, adaptées aux diverses conditions de la société et aux caractères de notre époque, et, partant, susceptibles d’être acceptées par tous.
221. Aujourd’hui, plus que jamais, il est nécessaire tout à la fois que cet enseignement soit connu et approfondi, et qu’il soit mis en pratique selon les formes et les méthodes que permettent ou exigent les circonstances de temps et de lieu. Rude mais noble tâche à laquelle Nous convions tous Nos frères et fils du monde entier et, avec eux, tout homme de bonne volonté.
Formation doctrinale et diffusion de la doctrine
- Enseignement des principes sociaux chrétiens
222. Nous réaffirmons tout d’abord que la doctrine sociale enseignée par l’Église fait partie intégrante de son enseignement sur la vie humaine.
223. Aussi désirons-Nous vivement la voir de plus en plus étudiée. Nous demandons qu’elle soit enseignée comme matière obligatoire dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés, surtout dans les séminaires, sachant du reste que, pour plusieurs d’entre eux, c’est, depuis longtemps, chose faite et très bien faite. Nous désirons aussi que la doctrine sociale de l’Église figure au programme de formation religieuse des paroisses comme des associations d’apostolat des laïcs et qu’elle soit propagée par tous les moyens modernes de diffusion : quotidiens et périodiques, ouvrages scientifiques ou de vulgarisation, émissions radiophoniques et télévisées.
224. Nous pensons que Nos fils du laïcat peuvent contribuer à une diffusion de plus en plus étendue de la doctrine sociale de l’Église, s’ils ne se contentent pas de l’apprendre pour eux-mêmes et d’y conformer leurs actions, mais s’ils mettent tous leurs soins à en faire saisir la valeur par les autres.
225. Qu’ils soient bien persuadés qu’ils ne pourront jamais mieux en prouver la vérité et l’efficacité qu’en manifestant que, par elle, une solution s’offre aux problèmes de l’heure. Ainsi gagneront-ils l’audience de ceux qui aujourd’hui lui sont opposés parce qu’ils l’ignorent : peut-être même réussiront-ils à faire pénétrer dans leur esprit un rayon de sa lumière.
- Éducation selon les principes sociaux chrétiens
226. Des principes sociaux ne doivent pas seulement être exposés, mais aussi appliqués. La chose est encore plus vraie de la doctrine sociale de l’Église, dont la lumière est la vérité, l’objectif la justice et l’énergie principale l’amour.
227. Il est donc d’une extrême importance que Nos fils ne soient pas seulement instruits de la doctrine sociale, mais encore formés selon ses principes.
228. Pour être complète, l’éducation chrétienne doit s’étendre aux devoirs de tout ordre ; elle doit donc former les fidèles à agir conformément aux enseignements de l’Église dans le domaine économique et social.
229. S’il est toujours difficile de passer de la théorie à la pratique, il l’est plus encore dans le cas de la doctrine sociale de l’Église. À cela plusieurs raisons : l’égoïsme profondément enraciné au cœur de l’homme, le matérialisme généralisé de la société moderne, parfois aussi la difficulté à discerner dans les cas concrets les exigences de la justice.
230. Aussi ne suffit-il pas d’enseigner aux hommes que, suivant la doctrine de l’Église, ils doivent agir chrétiennement dans le domaine économique et social ; il faut leur apprendre les moyens qui les mettent à même de s’acquitter exactement de ce devoir.
- Formation pratique
231. Nous estimons que cette éducation sera insuffisante si, à côté du maître, le disciple n’y prend pas une part active et si, à l’enseignement théorique, ne se joint pas l’expérience de la pratique.
232. On n’apprend, dit-on avec raison, à bien se servir de la liberté que par son sain usage. De même, en est-il dans le domaine économique et social : on n’apprend à agir suivant la doctrine catholique qu’en agissant de fait suivant cette même doctrine.
233. C’est pourquoi, dans l’éducation sociale, un rôle important revient aux associations d’apostolat des laïcs, spécialement à celles qui ont pour but d’animer par la loi chrétienne les affaires temporelles ; car, au moyen de la pratique quotidienne, leurs membres peuvent se former eux-mêmes à ces tâches et y former aussi les jeunes.
- Sens chrétien de la vie
234. Il n’est pas hors de propos de rappeler ici à tous, aux puissants comme aux humbles, que le sens chrétien de la vie est inséparable de la volonté de garder la sobriété et d’accepter la souffrance, avec la grâce de Dieu.
235. De nos jours, hélas ! un désir effréné de plaisir s’est emparé de beaucoup d’hommes qui n’assignent d’autre but à la vie que la recherche du plaisir et l’assouvissement de la soif de jouissance au grand détriment de l’âme et même du corps. Même celui qui, pour juger cette attitude, ne fait appel qu’aux seules lumières naturelles doit reconnaître que la sagesse et la prudence demandent de garder la raison et la modération en toutes choses et de refréner ses passions. Mais celui qui juge à la lumière de la loi divine ne peut oublier que l’Évangile du Christ, l’Église et la tradition ascétique demandent aux fidèles de mortifier leurs instincts et de supporter patiemment les maux de cette vie. Outre qu’elle donne à l’esprit d’acquérir une ferme et sage maîtrise du corps, la pratique de ces vertus est un moyen efficace d’expier les peines dues au péché, dont nul n’est exempt, en dehors de Jésus-Christ et de sa Mère Immaculée.
- Méthode pour la formation
236. Pour mettre en pratique les principes sociaux, on passe, en général, par trois étapes : l’étude de la situation concrète ; l’examen sérieux de celle-ci à la lumière des principes ; enfin la détermination de ce qui peut ou doit être fait pour les appliquer suivant les circonstances de temps et de lieu. Ces trois étapes sont couramment exprimées en ces termes : voir, juger, agir.
237. Il est nécessaire que les jeunes non seulement connaissent cette méthode, mais qu’ils l’emploient concrètement dans la mesure du possible, afin que les principes appris ne restent pas pour eux de simples idées abstraites et sans conséquences pratiques.
238. Dans l’application des principes, il peut arriver que des catholiques, même sincères, soient d’opinions différentes. En ce cas, ils doivent veiller à se conserver et à se manifester estime et respect mutuels. Ils doivent aussi rechercher les possibilités d’une collaboration afin de réaliser à temps ce qu’exige la situation. Qu’ils prennent bien garde de ne pas gaspiller leurs forces en de fréquentes discussions et, sous prétexte de mieux, de ne pas négliger le bien qu’ils peuvent et, par conséquent, doivent accomplir.
- Le problème des contacts avec les non-chrétiens
239. D’autre part, les catholiques qui s’adonnent à des activités économiques et sociales se trouvent souvent en rapport avec des hommes qui n’ont pas la même conception de la vie. Qu’alors ils veillent avec grand soin à rester conséquents avec eux-mêmes et à n’admettre aucun compromis nuisible à l’intégrité de la religion ou de la morale. Mais aussi qu’ils examinent les positions d’autrui avec bienveillance et équité, qu’ils ne considèrent pas leurs seuls intérêts et collaborent loyalement en toute matière bonne en soi ou qui peut mener au bien. Si toutefois la Hiérarchie de l’Église s’est prononcée, ils sont tenus de se conformer à ses ordres ou à ses consignes ; à l’Église, en effet, appartiennent le droit et le devoir non seulement de défendre les principes touchant à l’intégrité de la religion et de la morale, mais aussi de se prononcer avec autorité sur leur application
Bases de l’action sociale des chrétiens
- Rôle des laïcs
240. Les principes que Nous avons donnés pour l’éducation valent aussi en ce qui concerne l’action. C’est une tâche qui revient spécialement à Nos fils du laïcat, puisque leur activité s’exerce d’ordinaire dans les affaires terrestres ou dans la création d’organisations à but profane.
241. Pour s’acquitter de cette noble tâche, les laïcs doivent non seulement être compétents dans leur profession et l’exercer selon des méthodes efficaces, mais aussi appliquer les principes et règles de l’Église en matière sociale, dans une attitude de confiance sincère et d’obéissance filiale. Qu’ils veuillent bien y réfléchir : si dans leurs activités temporelles ils n’observent pas, en matière sociale, les principes et règles donnés par l’Église et que Nous confirmons, ils manquent à leur devoir, ils peuvent souvent léser les droits d’autrui et même faire perdre confiance dans la doctrine de l’Église, comme si, excellente en théorie, elle était dépourvue d’efficacité réelle dans la conduite de la vie.
- Progrès technique et progrès spirituel
242. Nous l’avons déjà rappelé, les hommes ont aujourd’hui une connaissance plus approfondie et plus étendue des lois de la nature ; ils ont inventé des instruments pour en capter les énergies ; ils ont réalisé, et continuent de réaliser, des œuvres grandioses et dignes d’admiration. Dans leur volonté de dominer et de transformer le monde extérieur, ils courent cependant le risque de se négliger eux-mêmes et d’affaiblir leurs forces de l’esprit et du corps. Comme le notait avec tristesse Notre Prédécesseur Pie XI dans Quadragesimo anno : « Le travail corporel que la divine Providence, même après le péché originel, avait destiné au perfectionnement matériel et moral de l’homme, tend, dans ces conditions, à devenir un instrument de dépravation : la matière inerte sort ennoblie de l’atelier, tandis que les hommes s’y corrompent et s’y dégradent. »48
243. De même Pie XII affirme-t-il avec raison que notre époque se distingue par le contraste entre un immense progrès scientifique et technique et un recul très net du sens de la dignité humaine. L’ère technique poursuit son « chef-d’œuvre monstrueux, qui est de transformer l’homme en un géant du monde physique aux dépens de son esprit, réduit à l’état de pygmée du monde surnaturel et éternel »49.
244. Aujourd’hui encore se vérifie souvent ce que le Psalmiste affirmait des sectateurs des faux dieux : dans leurs activités les hommes oublient leur propre nature, mais ils admirent leurs œuvres au point d’en faire des idoles : « Leurs idoles sont de l’argent et de l’or, ouvrage de la main des hommes. »50
245. Dans Notre sollicitude de Pasteur universel, Nous exhortons instamment Nos fils, dans l’accomplissement de leurs tâches et la poursuite de leurs objectifs, à ne pas laisser s’émousser en eux le sens de leurs responsabilités ni à perdre de vue la hiérarchie des valeurs essentielles.
246. L’Église a enseigné de tout temps, et elle enseigne encore, que le progrès scientifique et technique, tout comme la prospérité qui en résulte, sont des biens authentiques, un signe du progrès de la civilisation. Mais elle enseigne aussi qu’on doit les juger d’après leur véritable nature ; ils ne peuvent être considérés que comme des moyens pour l’homme d’atteindre plus facilement une fin supérieure : devenir meilleur dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel.
247. C’est pourquoi Nous voudrions qu’aux oreilles de Nos fils résonne toujours la parole du divin Maître : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? ou bien, que donnera l’homme en échange de son âme ? »51
- Le repos des jours de fête
248. Ces avis en appellent un autre concernant l’obligation du repos les jours de fête.
249. Pour protéger la dignité de l’homme, créature de Dieu et doué d’une âme faite à son image, l’Église a toujours exigé de tous une observation fidèle du troisième commandement du Décalogue : « Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat. »52 Dieu a le droit et le pouvoir de demander à l’homme qu’il consacre un jour de la semaine à Lui rendre le culte qui Lui est dû, à élever son âme, toutes affaires cessantes, vers les choses célestes, à méditer au plus intime de sa conscience combien nécessaires et sacrées sont ses relations avec Dieu.
250. C’est un droit, en même temps qu’un besoin, pour l’homme de cesser par intervalles son travail afin non seulement de se reposer de son rude labeur quotidien et de se recréer honnêtement, mais aussi de favoriser l’unité de la famille, dont les membres doivent pouvoir se retrouver fréquemment dans les joies paisibles de la vie en commun.
251. La religion, la morale et un juste soin de la santé s’unissent donc pour demander un repos à jour fixe. Depuis des siècles l’Église a décrété que les fidèles le prendraient le dimanche et que le même jour ils assisteraient au sacrifice eucharistique, qui commémore la Rédemption et en applique les fruits aux âmes.
252. Mais Nous constatons avec une vive douleur – et ne pouvons que le désapprouver – que beaucoup d’hommes, sans aller peut-être jusqu’à mépriser délibérément cette sainte loi, n’en tiennent cependant trop souvent aucun compte. Il ne peut en résulter que des dommages pour le salut de l’âme et la santé du corps de Nos chers fils les travailleurs.
253. Aussi, pour le bien des âmes et des corps, et au nom de Dieu Lui-même, Nous rappelons à tous – pouvoirs publics, patrons et travailleurs – leur devoir d’observer ce commandement de Dieu et de l’Église. Qu’ils n’oublient pas la responsabilité qu’ils encourent devant Dieu et devant la société.
- Importance de l’engagement dans les tâches temporelles
254. De ce que Nous avons exposé brièvement ci-dessus, il serait erroné de conclure que Nos fils, surtout les laïcs, agiraient prudemment s’ils relâchaient leur activité de chrétiens dans les affaires temporelles. Nous affirmons au contraire qu’ils doivent l’intensifier.
255. Dans sa prière sublime pour l’unité de l’Église, le Seigneur demande au Père pour ses disciples : « Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du mal »53 Ce serait une erreur d’imaginer une opposition, alors que la conciliation est possible, entre la perfection personnelle et les affaires de la vie présente, comme si, pour tendre à la perfection chrétienne, on devait nécessairement se retirer des activités temporelles ou comme si l’on ne pouvait vaquer aux affaires terrestres sans compromettre sa dignité d’homme et de chrétien.
Humaniser la civilisation moderne
256. Il est, au contraire, selon le plan de la Providence, que chacun se cultive et se perfectionne par son travail quotidien : or, celui-ci est, en général, consacré aux affaires de ce monde. Aussi l’Église se trouve-t-elle aujourd’hui placée devant cette lourde tâche : rendre la civilisation moderne conforme à un ordre vraiment humain et aux principes de l’Évangile. Ce rôle de l’Église, notre époque le réclame, l’implore de tous ses vœux, non seulement pour atteindre des objectifs plus élevés, mais aussi pour éviter à notre monde de perdre le bénéfice des progrès accomplis et de se perdre lui-même. Dans cette œuvre, Nous l’avons déjà dit, l’Église demande à ses fils, surtout aux laïcs, leur concours : dans leurs activités temporelles et dans leurs relations avec autrui, ils doivent rester unis à Dieu dans le Christ et agir pour une plus grande gloire de Dieu, selon les avertissements de saint Paul : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. »54 « Quoi que vous puissiez dire ou faire, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, en rendant grâces par Lui à Dieu le Père. »55
Le christianisme et le progrès de l’homme
257. Lorsque les activités et les institutions d’ordre temporel aident au progrès de l’âme et au bonheur éternel de l’homme, elles n’en sont que plus efficaces pour atteindre leur fin immédiate et naturelle. La parole du divin Maître reste toujours vraie : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît. »56 Car celui qui est devenu « lumière dans le Seigneur »57 et marche en « fils de lumière »58 perçoit plus sûrement les exigences de la justice dans les divers domaines de l’activité humaine, même dans ceux où l’amour immodéré d’un trop grand nombre d’hommes pour eux-mêmes, leur pays ou leur race, a multiplié les problèmes. De plus, comme celui qui est animé de la charité chrétienne ne peut pas ne pas aimer les autres, il en ressent les misères, les souffrances, les joies, comme les siennes propres. Où qu’elle s’exerce, son activité est constante, joyeuse, humaine, soucieuse du bien d’autrui. Car « la charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne se vante ni se rengorge. Elle ne fait rien d’inconvenant, elle ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne s’arrête pas au mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle exécute tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout. »59
Signification du travail pour les membres du Corps mystique
258. Mais Nous ne voulons pas conclure cette encyclique sans vous rappeler, Vénérables Frères, cet article capital du dogme : nous sommes les membres vivants du corps mystique du Christ, qui est l’Église : « De même que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur multiplicité, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ60. »
259. Aussi invitons-Nous instamment tous ceux que, par toute la terre, Nous comptons comme Nos fils, clercs et laïcs, à prendre conscience de la grandeur et de la dignité qu’ils tiennent du fait que, suivant cette parole ; « Je suis la vigne et vous les sarments »61, ils sont unis à Jésus-Christ comme les rameaux à la vigne et qu’ils peuvent participer à la vie divine. S’ils sont unis au saint Rédempteur en leur âme et esprit, leur travail continue en quelque sorte le travail de Jésus-Christ et tire de lui sa vertu rédemptrice : « Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit. »62 Ainsi le travail humain a été élevé et ennobli pour conduire ceux qui l’exécutent à la perfection spirituelle et pour contribuer à communiquer aux autres et à répandre partout les fruits de la Rédemption. Par là aussi, les principes chrétiens, tel le ferment de l’Évangile, pénètrent intimement la société civile où nous vivons et travaillons.
Faire passer l’enseignement de l’encyclique dans la réalité
260. Bien que notre siècle, il faut le reconnaître, souffre d’erreurs fort graves et soit en proie à de violents désordres, il n’en offre pas moins aux ouvriers de l’Église un immense champ d’apostolat et Nous en concevons les plus grands espoirs.
261. Vénérables frères et chers fils, partant de l’admirable encyclique de Léon XIII, Nous avons examiné avec vous les graves problèmes sociaux de notre époque. Nous avons établi des normes et des principes que Nous vous supplions non seulement de méditer, mais, autant qu’il sera en votre pouvoir, de faire passer dans la réalité. Si chacun de vous se donne à cette tâche avec courage, il ne manquera pas par là de contribuer dans une large mesure à affermir sur terre le règne du Christ, « règne de vérité et de vie, règne de sainteté et de grâce ; règne de justice, d’amour et de paix »63, d’où nous passerons un jour au bonheur du ciel, pour lequel nous avons été créés et que nous appelons de tous nos vœux.
Efficacité des principes sociaux du christianisme
262. Il s’agit de la doctrine de l’Église catholique, Mère et éducatrice de tous les peuples, dont la lumière illumine, embrase et enflamme ; dont la voix qui nous enseigne est pleine de sagesse céleste pour tous les temps ; dont la force apporte toujours les remèdes efficaces aux besoins croissants des hommes, aux soucis et aux inquiétudes de la vie présente. Sa voix s’unit à la voix antique du Psalmiste, qui ne cesse de réconforter et de soulever nos âmes : « J’écoute : Que dit Yahvé ? Ce que Dieu dit, c’est la paix pour son peuple, ses amis, pourvu qu’ils ne reviennent à leur folie. Proche est son salut pour ceux qui le craignent et la Gloire habitera notre terre. La vérité et la bonté se rencontrent ; la justice et la paix s’embrassent. La vérité germera de la terre et des cieux la justice se penchera. Yahvé lui-même donne le bonheur et notre terre donne son fruit ; la justice marchera devant lui et la paix sur la trace de ses pas. »64
263. Tels sont les vœux, Vénérables Frères, que Nous formons en conclusion de cette lettre, à laquelle, pendant de longs jours, Nous avons donné le meilleur de Notre sollicitude pour l’Église universelle. Puisse le divin Rédempteur des hommes, « qui de par Dieu est devenu pour nous sagesse, justice, sanctification et rédemption »65, régner et triompher à travers les siècles en tous et sur toutes choses. Puissent, une fois la société remise en ordre, tous les peuples jouir de la prospérité, de la joie et de la paix !
264. Comme présage de ces vœux et en gage de Notre paternelle bienveillance, Nous vous accordons de grand cœur dans le Seigneur Notre bénédiction apostolique, à vous, Vénérables Frères, et à tous les fidèles confiés à vos soins, spécialement à ceux qui répondront généreusement à Notre exhortation.

Donné à Rome, près Saint Pierre, le 15 mai de l’an 1961, le 3e de Notre Pontificat.

2  1 Tm3,15
3  Jn 14,6
4  Jn 8,12
5  Mc 8,2
6  15 mai 1891
8  Saint Thomas, De regimine principum 1,15
10 Ibid. QA 42
11 15 mai 1931
13 Ibid. QA 75
14 Ibid. QA 81
15 Ibid. QA 113 ss
16 Ibid. QA 117
17 Radio-message RM 3
18 Ibid. RM 7
19 Ibid. RM 5
20 Ibid. RM 11
21 Ibid. RM 12
22 Ibid. RM 20
23 Ibid. RM 22
24 Ibid. RM 25
26 Ibid. QA 86
27 Ibid., QA 147 ss
28 Radio-message RM 16
30 Ibid., QA 68
31  Message radiophonique du 1er septembre 1944, DC 1944, Nlle série, 7, pp. 3-4
32  Allocution aux représentants des associations catholiques des petites et moyennes entreprises (8 octobre 1956), DC 1956, col. 1550
33  Message radiophonique du 1er septembre 1944, DC 1944, Nlle série, 7, p. 3
34  Message radiophonique du 24 décembre 1942, DC 1944, Nlle série, 5, p. 1
35 Ibid., p. 2
38  Mt 6,19-20
39  Mt 25,40
41  Allocution aux membres de la Conférence internationale de la fao (3 mai 1960), DC 1960, col. 736
42  Ibid
43  1 Jn 3,16-17
44  Summi pontificatus (20 octobre 1939), DC 1939, col. 1260-1261
45  Gn 1,28
46  Confessions, 1,1
47  Ps 126,1
49  Message radiophonique de Noël 1953, DC 1954, col. 6
50  Ps 113,4
51  Mt 16,26
52  Ex 20,8
53  Jn 17,15
54  1Co 10,31
55  Col 3,17
56  Mt 6,33
57  Ep 5,8
58 Ibid
59  1Co 13,4-7
60  1Co 12,12.
61  Jn 15,5
62  Jn 15,5
63  Préface de la messe du Christ-Roi
64  Ps 84,9 ss
65  1 Co 1,30