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21 décembre 2012

Face au Sida, l’évolution des Eglises en Afrique

La fabrique de la doctrine sociale – N°4

Séverin Mukoko

Jésuite vivant en République démocratique du Congo. Le centre qu’il anime à Kikwit fait partie du réseau Ajan (African Jesuits Aids Network), basé à Nairobi : http://www.jesuitaids.net/fra

L’extension et les conséquences de la pandémie du Vih/Sida interpellent l’Église dans sa mission évangélisatrice et dans sa pratique de la foi. Cette pandémie a suscité et suscite encore bien des discours. La publication, en 2005, d’un recueil de ces discours1 permet de s’interroger : quelle est la parole que ces évêques disent aux Africains, aux chrétiens, aux hommes et aux femmes de bonne volonté ?

Dans bon nombre de ces discours2, la perception du sida a été longtemps assez moralisante : l’épidémie semblait être vue beaucoup plus comme une conséquence fatale d’un dérèglement moral que comme un phénomène médico-social appelant une approche et une analyse plus large et plus complexe. On peut lire, par exemple, sous la plume des évêques kenyans en 1987: « Le Sida est une répercussion inévitable de certains abus. Il semblerait que la promiscuité soit la source du problème dans son ensemble, la cause profonde de la propagation rapide de la maladie qui prend des dimensions épidémiques »3. La thématique de la punition divine, restée heureusement marginale (on la trouve pourtant dans un texte de l’épiscopat zimbabwéen, datant de 19874) est explicitement rejetée par plusieurs autres. Ainsi, les évêques kenyans écrivent en 1999 : « Considérer les malades du Sida comme des pécheurs condamnés par Dieu, comme si nous avions le droit de les juger, déforme méchamment la réalité. Seul un hypocrite peut penser ainsi »5.

Un plan d’action de l’Eglise contre le Sida

Un texte marque un tournant, celui qui a été adopté à Dakar, en octobre 2003, par le Sceam (Symposium des Conférences Episcopales d’Afrique et de Madagascar). Mettant l’accent sur la solidarité avec les victimes du Sida, ce texte s’accompagne d’un « plan d’action » énumérant 15 engagements concrets par lesquels l’Église catholique entend mettre en œuvre – dans un esprit de collaboration œcuménique – ses moyens propres pour lutter contre les discriminations, faciliter aux malades l’accès aux soins, sensibiliser le peuple chrétien :  les Pasteurs de l’Église-Famille de Dieu en Afrique veulent « s’assurer que les services de santé de l’Église, les services sociaux, les établissements d’éducation répondent effectivement de façon adéquate aux besoins des personnes atteintes par la maladie »6.

Par son contenu plus opérationnel que moralisateur, ce Plan concret marque une nette inflexion par rapport à la tonalité générale des messages d’épiscopats nationaux, lesquels n’abordent la question de la prévention du Sida qu’en rappelant la nécessité des « changements de comportements » individuels en matière de sexualité7. Bien des chrétiens, tout en approuvant ces rappels, estiment que l’Église devrait aussi se rendre plus attentive aux complexités à prendre en compte pour assumer les défis de la pandémie dans leurs diverses composantes : les crises multiformes, les mutations socio-politiques, ainsi que l’engrenage de la techno-science avec ses répercussions tenaces sur les cultures et l’agir africains constituent des éléments à intégrer dans l’approche du sida. Ils attendent de l’Église catholique un discours qui, dans un acte de foi respectueux de l’homme africain, réveille les consciences, ouvre à une espérance vivante, donne une vision ouverte et engage à une charité créative et « rédemptrice », un discours qui s’adresse à l’homme concret, tourmenté et défié dans toutes les dimensions de son être moral, religieux, social et économique.

Une pastorale de proximité

Il semble donc urgent – et cela constitue une dimension cruciale de la propagation de la foi – de sortir la question du sida de son ghetto moral, pour l’aborder de manière franche, selon une approche globale, intégrale et concrète. Il faut, de ce point de vue, reconnaître et souligner les avancées de l’Église africaine. En optant pour la prise en charge matérielle et spirituelle des personnes infectées et affectées par la pandémie (aumôneries des hôpitaux, visites et présence spécifique d’accompagnement, scolarisation des orphelins, plaidoyer pour les traitements pour tous), elle a opté pour une pastorale de proximité et de compétence.8  Elle corrige ainsi son discours moralisant non pas par un autre discours mais par la prise à bras-le-corps des problèmes et des soucis quotidiens de nombreuses familles tourmentées non seulement par la question de la survie mais aussi par celle du sens d’une vie diminuée par une maladie encore incurable. Là où les États africains démissionnent ou s’essoufflent à cause d’une absence criante de politique sociale, là où la société civile, dans sa dynamique des ONG, épuise le sens de son soutien soit dans la distribution de préservatifs ou d’aliments, soit dans une prise en charge par trop psychologique, l’Église propose d’aller plus en profondeur : découvrir la douleur et le cri de l’homme souffrant, en disant, avec Job, « C’est à Dieu que je veux présenter mes griefs » (Job 13)9 et suivre le mot du Seigneur : « Avance en eau profonde » (Luc 5).

Aider et soutenir, assister et compatir, enseigner et éduquer, protéger et humaniser, en allant au profond de la crise, c’est peut-être cela la pratique et l’horizon de la pastorale de l’Église africaine, à cette heure grave du Vih/Sida. Cette heure est aussi, pour nous chrétiens, « l’heure du Seigneur », un vrai kairos.10

Séverin Mukoko

1  Les Évêques Catholiques d’Afrique et de Madagascar brisent le tabou et parlent du VIH/SIDA, Kinshasa, MédiasPaul, 2005.

2  Ces discours sont analysés dans Michael F. Czerny, sj (éd.), SIDA en Afrique: que pense l’Église?, Abidjan, Les Éditions du CERAP, 2006.

3  Op. cit., pp. 9-10.

4  « Nous considérons que cette grave maladie est une conséquence du non-respect de la loi de la nature…les comportements sexuels abusifs sont la cause principale de la propagation du Sida dans notre société et entraînent aussi de sérieux problèmes de santé. Le Sida peut par ailleurs être considéré comme la réponse de Dieu au non-respect de ses lois morales par l’homme ». Ibid,  pp. 13-14.

5  Ibid, p 84.

6  Ibid., pp 145-153.

7  Un seul épiscopat, celui du  Tchad, aborde la question du préservatif d’une manière quelque peu nuancée. Dans une déclaration d’octobre 2002, il admet (comme jadis le Cardinal Lustiger) que  les personnes incapables de respecter la fidélité et la continence ont le devoir de se protéger et de protéger leur conjoint. Id, p. 124.

8  Paterne-Auxence Mombe, S.J., Rayons d’espoir: Gérer le VIH/SIDA en Afrique, Abidjan, Les Éditions du CERAP, 2005.

9  Ghislain Tshikendwa Matadi, S.J., De l'absurdité de la souffrance à l’espérance: Une lecture du livre de Job en temps du VIH/SIDA, Kinshasa, MédiasPaul, 2005.

10  Agbonkhianmeghe E. Orobator, S.J., Le SIDA interpelle le monde chrétien: Nouvelle manière d’être l’Église en temps du VIH , Abidjan, Les Éditions du CERAP, 2006.