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02 mai 2012

Quel usage des « principes non-négociables » dans les choix électoraux ?

Bruno Saintôt

Quel usage des « principes non-négociables » dans les choix électoraux ? quel-usage-des-principes-non-negociables-dans-les-choix-electoraux
Jésuite, directeur du département de bioéthique du Centre Sèvres

À l’heure d’un choix électoral difficile pour beaucoup de chrétiens, le recours à quelques « principes non-négociables » comme critères sûrs et indiscutables pourrait sembler faciliter un choix en stricte conformité avec les enseignements de l’Église. Qu’en est-il cependant ?

La sélection de trois principes « non-négociables »

Des évêques comme Mgr Dominique Rey (Toulon, « À l’approche des élections ») et Mgr Marc Aillet (Bayonne, « Lettre ouverte aux candidats aux élections ») se sont appuyés sur l’autorité d’un discours du pape Benoît XVI aux participants au congrès promu par le Parti populaire européen (30 mars 2006) pour fonder leur argumentation sur les trois seuls principes non-négociables suivants :

- « la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle » ;

- « la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille – comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage » ;

- « la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants ».

Le non-respect de l’un de ces principes suffirait alors à écarter sans débat de conscience l’un ou l’autre candidat. Pourtant, dans ce discours, le pape précise bien qu’il s’agit de porter « une attention particulière à certains principes qui ne sont pas négociables » et qu’il ne fait que mentionner, « parmi ceux-ci », ceux qui « apparaissent aujourd’hui de manière claire ». Où trouver alors les autres principes non-négociables à convoquer nécessairement ? L’expression n’apparaît que dans la « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique » publiée par la Congrégation pour la doctrine de la foi, le 24 novembre 2002, sous l’autorité du cardinal Ratzinger.

Une liste de principes « non-négociables » visant le bien intégral de la personne

Cette note doctrinale ne prétend même pas donner la liste exhaustive des principes puisqu’elle « veut simplement rappeler quelques principes propres à la conscience chrétienne, qui inspirent l’engagement social et politique des catholiques dans les sociétés démocratiques ». Face aux menaces du relativisme moral, son but est de préciser « des exigences éthiques fondamentales auxquelles on ne peut renoncer » et qui visent le « bien intégral de la personne ». La note doctrinale énumère alors :

- le droit primordial à la vie depuis la conception jusqu’à la fin naturelle (refus de l’avortement et de l’euthanasie) ;

- le respect et la protection de l’embryon humain ;

- la protection et la promotion de la famille, fondée sur le mariage monogame entre personnes de sexe différent ;

- la garantie de liberté d’éducation des enfants ;

- la protection sociale des mineurs ;

- la libération des victimes des formes modernes d’esclavage ;

- le droit à la liberté religieuse ;

- le développement dans le sens d’une économie qui soit au service de la personne et du bien commun, dans le respect de la justice sociale, du principe de solidarité humaine et de la subsidiarité ;

- la paix.

Sans être exhaustive, cette liste invite donc à ne pas se contenter des trois premiers principes précédents pour opérer un choix respectueux de la pensée de l’Église qui désire promouvoir le « bien intégral de la personne ». Ne pourrait-on pas cependant considérer que ces trois principes forment les principes de base qui conditionnent tous les autres ?

Bien sûr, il y a une logique chronologique à considérer d’abord le droit primordial à la vie, la famille comme cellule de base de la société et la liberté d’éducation. Mais ce serait oublier que les principes forment système et se conditionnent mutuellement. Ils sont indissociables. Le bien intégral de la personne ne se divise pas. Par exemple, les exigences financières et organisationnelles croissantes pesant sur l’hôpital public peuvent augmenter la fatigue des soignants, diminuer la qualité des soins et de l’attention aux personnes, privilégier les activités médicales dites rentables et, ainsi, susciter des conditions de vie et une culture sociale qui rendront pour certains plus acceptable, voire même souhaitable, l’euthanasie. De même, des conditions économiques difficiles et l’absence d’une véritable solidarité sociale ne pourront que diminuer les conditions d’accueil de l’enfant présentant un handicap ou une déficience. Ainsi l’exigence bioéthique ne peut être détachée de l’exigence d’une solidarité économique et sociale. Tous les principes contribuent ensemble à respecter la dignité de la personne. Le « bien intégral de la personne » requiert la considération d’un système de références éthiques fondamentales et la perception affinée de tout ce qui blesse la dignité des personnes. Il ne peut signifier une sorte d’empilement de principes à respecter et réaliser successivement. Si les références éthiques sont à ce point liées conceptuellement et pratiquement, pourra-t-on encore parler de « principes non-négociables » puisqu’il sera bien sûr impossible à un candidat de les respecter tous ?

La signification du « non-négociable »

La note doctrinale prend bien soin de préciser qu’il s’agit de « principes éthiques » – et non pas juridiques. Les principes éthiques doivent orienter le jugement et la décision morales de celui qui doit agir mais ils ne dispensent pas de la tâche d’analyse des situations, du travail de l’argumentation, de la résolution des dilemmes moraux qui naissent des conflits de principes, de la nécessité de se décider dans un monde non idéal en privilégiant pratiquement l’un ou l’autre principe, bref, d’exercer une sagesse pratique qui n’est jamais l’application ou la déduction immédiate d’un principe ou encore la résultante d’un calcul pondéré d’arguments. En effet, un article paru dans le journal Rue89 (cf. Blandine Grosjean, « Nous pensons savoir pour qui les évêques français appellent à voter ») – un article repris et déjà critiqué dans le blog chrétien Koztoujours.fr1 – entretient cette idée que l’application de coefficients de respect à chaque principe permettrait d’arriver à une décision résultant du nombre final de points.

Certes, cette méthode peut contribuer à donner un profil des options morales du candidat mais elle nourrit l’illusion que la décision politique du vote se résumerait à un calcul opéré par d’autres sur l’affirmation de valeurs revendiquées par le candidat. Or chacun doit attester par son vote de la capacité du candidat à gouverner, de son aptitude à prendre les décisions prioritaires en fonction de la situation politique, de son sens des moyens à privilégier pour contribuer au bien commun, de la conformité déjà éprouvée entre ses valeurs proclamées et ses actes posés.

La note doctrinale prend également soin de placer l’expression « négociables » entre guillemets, comme pour prévenir des difficultés d’interprétation. Face au relativisme moral, ce sont les principes éthiques qui sont non-négociables ou, mieux encore, cette conception du développement intégral de la personne à laquelle Benoît XVI, à la suite de Paul VI et Jean Paul II, se réfère avec insistance. En revanche, le caractère non-négociable ne peut porter sur l’action politique toujours soumise à des arbitrages, des préférences, des compromis, même si elle refuse les compromissions sur l’essentiel. Inspiré de la note de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le texte des évêques de France, « Élections : un vote pour quelle société » ? (3 octobre 2011), propose des éléments de discernement en vue du choix politique. Il précise les points actuels importants du développement intégral de la personne tout en évitant le piège des interprétations erronées du « non-négociables ». La visée est la même, la pédagogie différente.

Ces simples remarques ne prétendent pas éliminer les dilemmes qu’affrontent certains chrétiens. Elles voudraient éviter le simplisme de la partition entre d’une part des chrétiens soucieux des valeurs traditionnelles du respect de la vie, de la famille et de l’éducation et, d’autre part, des chrétiens préoccupés par les solidarités sociales et économiques. La note doctrinale rappelle que les chrétiens ne peuvent être divisés sur la cohérence d’une conception intégrale de la personne. Ils pourront cependant débattre et exprimer leurs désaccords sur les priorités d’action et sur la personnalité la plus capable de les réaliser. La cohérence et la rigueur des principes moraux ne dispensera jamais de la responsabilité et des incertitudes de l’action politique, et donc du vote.

Un vote nécessaire

La radicalité des principes éthiques non-négociables pourrait conduire certains chrétiens à ne pas voter ou à voter blanc, en évitant ainsi l’insatisfaction et l’imperfection de toute décision politique. Dans l’état actuel du système électoral, leur message ne sera pas entendu puisque le vote sera compté comme nul. Les messages politiques peuvent être signifiés avant ou après le vote. Le vote du second tour est une décision politique : il faut choisir et non plus seulement signifier des valeurs. Cependant, comme le rappellent les évêques français, l’action politique ne s’arrête pas au vote : « Élire un président de la République et choisir des représentants ne suffira pas à relever les défis qui se présentent à nous aujourd’hui. » Commençons par nous mobiliser en conscience pour cette élection présidentielle et pour les élections législatives afin de nous mobiliser plus efficacement pour les défis qui suivront ces élections !

[Article modifié par l’auteur le 4 mai 2012.]

Au sujet du vote, retrouvez le dossier de la revue Projet, n°327 : « Pourquoi vote-t-on encore ? »

1  Une version antérieure de cette phrase (publiée le 2 mai 2012 et modifiée le 4 mai 2012) laissait penser que l’auteur de ce blog adhérait à la conception volontairement caricaturale exposée dans l'article de Rue89. Je le prie de m’excuser de cette présentation injuste de sa pensée.