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19 novembre 2018

Capitalisme et marché dans la pensée du pape François

Ildefonso Camacho Laraña, jésuite, professeur de morale à la Faculté de théologie de Granada (Espagne)

Capitalisme et marché dans la pensée du pape François

Cet article est paru dans Revista de Fomento social (vol. 72/3-4, 2017, p 447-465), revue de sciences sociales fondée par les jésuites et éditée par l’Université Loyola en Andalousie. Nous remercions son directeur de nous avoir autorisé à le traduire et le publier ici.

Nombre de chrétiens ont pu être surpris par la force avec laquelle le pape François parle du capitalisme et, en particulier, du marché. Bonne surprise pour certains ; sujet de préoccupation et de critique pour les autres1. Notre but est de relire les écrits et les autres interventions du pape au cours de ses quatre premières années de pontificat, en cherchant à comprendre et à synthétiser sa pensée à cet égard.

Nous porterons une attention particulière à deux grands documents: l'exhortation apostolique Evangelii gaudium (EG) et l'encyclique sociale Laudato si' (LS). Nous passerons ensuite en revue d’autres interventions pouvant compléter ou clarifier ce qui est exprimé dans ces deux textes.

1. L'exhortation apostolique Evangelii gaudium

De nombreux commentateurs l'ont souligné : EG n'est pas un document social, comme le pape lui-même le reconnaît (EG 184) ; ce n'est pas non plus une encyclique, mais une exhortation apostolique. Et une exhortation apostolique, comme son nom l'indique, n'est pas tant un texte doctrinal qu'une invitation à agir : elle a pour fonction de stimuler l'action ; ses aspects plus théoriques ou doctrinaux n’ont pour objectif que de guider cette action.

Cette caractéristique a conduit certains à relativiser ou à sous-estimer la portée des affirmations d'EG sur les questions socio-économiques. Or, une telle position n’est guère justifiée si l’on prend en compte la force et la longueur des passages consacrés à ces questions, et en particulier la place que François leur accorde par rapport au thème central du document, l'évangélisation, ou, plus précisément, le renouvellement de la tâche d'évangélisation de l'Église après le synode universel de 2012. Car François pense que l'évangélisation a une dimension sociale sans laquelle la mission de l'Église reste incomplète : si cette dimension n'est pas correctement expliquée, il y a toujours un risque de défigurer le sens authentique et intégral de la mission évangélisatrice (EG 176). C'est pourquoi il consacre à cet aspect l'un des cinq chapitres du texte, et précisément le plus long (le quatrième, "La dimension sociale de l'évangélisation").

Pour autant les questions sociales ne se trouvent pas seulement dans ce chapitre. Deux passages de l'exhortation apostolique y sont consacrés. Et chacun d'eux a une certaine ampleur : le premier se trouve au chapitre 2, à propos des défis que rencontre l'évangélisation aujourd'hui (EG 52-67, plus particulièrement EG 52-60) ; le second, beaucoup plus long, est dans ce chapitre 4 déjà cité (en particulier EG 185-236). Le premier prend plutôt un caractère de dénonciation, le second de proposition2. Quelle que soit cette différence d'approche, on comprend mieux ce qui relie les deux parties à travers les termes d'exclusion et d'inclusion: le premier est central dans la dénonciation ; le second est l’axe de la proposition d’action en termes de répercussion sociale de l’action évangélisatrice. L'exclusion des pauvres est un fait intolérable qui doit être dénoncé et la réponse adéquate doit être leur inclusion dans la société.

Dénonciation : une économie de l'exclusion et de la disparité sociale

Le premier passage dans EG se trouve donc au chapitre 2 ("Dans la crise de l'engagement communautaire"), dans le cadre d'une analyse de ce qui peut faire obstacle à l'évangélisation. Celle-ci ne prétend pas être systématique, elle n'est ni aseptique ni froide: elle est faite à partir d’une sensibilité chrétienne, avec un esprit de discernement et une orientation pastorale, en vue d'un engagement évangélisateur (EG 50-51).

On comprend ainsi mieux le ton de dénonciation adopté, et son style à la fois dur et provocant, typique du pape Bergoglio. La dénonciation est formulée sous forme de "non" : "non à une économie de l'exclusion" (EG 53-54), "non à la nouvelle idolâtrie de l'argent" (EG 55-56), "non à l'argent qui gouverne au lieu de servir"(EG 57-58),"non à la disparité sociale qui engendre la violence" (EG 59-60). C’est l’une des parties les plus représentatives du document, qui a suscité de nombreux commentaires, dont certains très critiques. Écrit dans un style prophétique, elle ne cherche pas à suivre un schéma rigoureux. Nous allons essayer d'en résumer les idées principales.

1/ L'« objectif central de dénonciation » est exprimé avec force et dramatisme dans ces lignes souvent citées : « Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux points en bourse en soit une. Voilà l’exclusion. On ne peut plus tolérer le fait que la nourriture se jette, quand il y a des personnes qui souffrent de la faim. C’est la disparité sociale. » (EG 53)

Il s'agit là d'un constat, indiscutable. Le pape fait le lien entre l'exclusion et la « culture du déchet ». L'exclusion est plus que la simple exploitation, habituellement dénoncée : « Nous avons mis en route la culture du “déchet” qui est même promue. Il ne s’agit plus simplement du phénomène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec l’exclusion reste touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes’. » (ibid.)

Au-delà du constat, le passage de l'exploitation à l'exclusion montre clairement que nous sommes à une nouvelle phase de l'évolution de nos sociétés.

2/ Nous passons alors de la constatation à l'analyse des causes. Le pape parle ici d'une « crise anthropologique » qui affecte tout le système économique actuel. Dans ce système, la primauté de l'être humain a été niée, l'argent et sa logique ont pris sa place : c'est « l'idolâtrie de l'argent ». Quand l'argent impose sa loi, des déséquilibres apparaissent qui trouvent leur origine dans des idéologies qui « défendent l'autonomie absolue des marchés et la spéculation financière » (EG 56). Et la concurrence, devenue la seule loi du fonctionnement économique, est une autre manifestation de cette logique : « Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible ». (EG 53)

La cause de l'exclusion est bien structurelle : la logique du marché absolutisée, réduite à un principe auquel tout est subordonné.

3/ Une expression frappante de cette absolutisation et du déni de la primauté de l'être humain qui en résulte est de voir réduire ce dernier à « un bien de consommation » (EG 53). L’être humain est soumis aux lois du marché ; il n'a de la valeur que dans la mesure où il a un prix sur le marché ; sinon, il devient un « reste ». Un rejet d'autant plus grave dans une société qui exacerbe la consommation, situation dramatique et intolérable quand l'inégalité signifie que tout le monde n'a pas accès à l'abondance des biens disponibles (EG 55).

4/ Tout cela est amplifié par « une mentalité de plus en plus relativiste et individualiste ». Une « indifférence relativiste diffuse, liée au désenchantement et à la crise des idéologies » conduit chacun à se vouloir « porteur de sa propre vérité subjective » (EG 61). Cet « individualisme postmoderne et mondialisé » (EG 67) n'est pas sans lien avec la « globalisation de l'indifférence », qui nous anesthésie, nous faisant regarder comme normal toutes ces personnes condamnées à vivre dans l'inégalité : « La culture du bien-être nous anesthésie et nous perdons notre calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas encore acheté, tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités nous semblent un simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon. » (EG 54)

5/ Cette indifférence aussi est mise en relation avec la théorie économique du "déversement" selon laquelle la croissance économique profiterait finalement à tous (EG 54), justifiant de miser sur des politiques de croissance plutôt que sur des politiques de (re)distribution. EG souligne que les politiques fondées sur cette théorie n'ont jamais donné les résultats escomptés et servent finalement de prétexte pour ne pas aborder la question de la répartition des revenus avec des stratégies directes (on se contente de l'attendre comme un résultat final). C'est peut-être la seule référence explicite dans l'ensemble du document à une théorie économique spécifique, car le pape n'entend pas placer son discours à ce niveau.

6/ Or, l'exclusion et l'inégalité ont pour conséquence la violence, qui jaillit comme une réaction incontrôlée contre un tel état de fait. Et il ne sera guère efficace de la combattre directement, quand elle provient du « mal cristallisé dans des structures sociales injustes » (EG 59). Elle ne sera pas non plus corrigée par « une 'éducation' qui rassure [les pauvres] et les transforme en êtres apprivoisés et inoffensifs », comme le voudraient certains (EG 60).

Ces six points peuvent ainsi synthétiser la dénonciation qui est faite de l’exclusion et de l’inégalité, en détectant ses causes (l'idolâtrie de l'argent qui subordonne tout à sa logique) et ses manifestations (l'inégalité, la violence, l'individualisme, l'indifférence). Mais on soulignera que la cause ultime ne réside pas dans le système économique en lui-même, mais bien dans l'anthropologie qui le sous-tend : la subordination de tout, y compris l'être humain, aux exigences du marché. Ce n'est pas le marché qui est stigmatisé, ni l'argent, mais leur absolutisation.

Proposition : l'inclusion sociale des pauvres

Le chapitre 4 vise à décrire l'impact social que doit avoir l’évangélisation. Il est clair qu’il n’existe pas de véritable évangélisation (c’est-à-dire de mission de l’Église) si elle n’aboutit pas à un engagement social. Mais une affirmation de cette portée demande à être justifiée. Et François le fait au début de ce chapitre en faisant référence à notre compréhension de Dieu, à la personne et à l'activité de Jésus et à l'annonce du Royaume (EG 178-181), ce qui le conduit à exclure une vision intimiste de la religion :

Une foi authentique – qui n’est jamais confortable et individualiste – implique toujours un profond désir de changer le monde, de transmettre des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur après notre passage sur la terre. (EG 183)

Le pape se réfère à la doctrine sociale de l'Église, en soulignant qu'elle ne saurait s'en tenir à de grands principes : elle doit s'attaquer à des problèmes concrets pour offrir des "orientations" pour "une action transformante". Cela lui confère un caractère non seulement critique, mais aussi « positif et conduisant à des propositions » (EG 182-183). Il choisit de développer deux points en raison de leur importance actuelle : l'inclusion sociale des pauvres, la paix et le dialogue social (EG 185). Nous nous arrêterons au premier, qui concerne le sujet que nous étudions.

Dans les pages consacrées à l'inclusion des pauvres (un long passage, EG 186-216), on distingue deux parties bien distinctes : la première inscrite dans un champ ouvertement biblico-théologique (EG 186-201), la seconde de tonalité éthique, mais où les allusions théologiques ne manquent pas.

La thèse de l'exhortation porte sur l'inclusion des pauvres, qui suppose de s'attaquer aux causes structurelles de l'inégalité, et de ne pas tout confier au développement de l'économie et au marché (EG 202). Mais, les changements structurels ne seront pas efficaces s'ils ne sont pas accompagnés de « nouvelles convictions et attitudes » (EG 189). Et c'est pour mieux fonder ces nouvelles convictions et attitudes que le texte consacre une vaste réflexion théologique en référence à l'option (préférentielle) pour les pauvres3.

L'origine de cette option est christologique et théologique : « de notre foi au Christ qui s’est fait pauvre, et toujours proche des pauvres et des exclus, découle la préoccupation pour le développement intégral des plus abandonnés de la société ». (EG 186)

Une conviction qui conduit à s'efforcer constamment à écouter la clameur des pauvres, une demande récurrente dans toute cette partie (EG 187, 188, 190, 191, 193). L'option pour les pauvres n'est pas le résultat d'une analyse sociale ou économique: elle est une catégorie théologique qui découle d'une certaine vision de Dieu et du Christ (EG 198). Or, cette motivation théologique est liée à l'objectif de rendre le développement intégral accessible à tous. Et elle le renforce: bien qu’il ait une valeur éthique pour tous, et pas seulement pour les chrétiens, il a pour eux une motivation particulière.

De l'option pour les pauvres à l'engagement en vue de transformations structurelles, il n'y a qu'un pas qui suppose d'aller au-delà de plans de simple assistance. « Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société. » (EG 202)

Nous retrouvons ici des éléments relevés lors de la dénonciation de l'inégalité (voir ci-dessus): « l'autonomie absolue des marchés et la spéculation financière ». Mais, dans le cadre des propositions, quelque chose de plus apparaît que ce qu'implique cette non-absolutisation. Nous essayons de résumer le propos du pape :

1) On ne peut se contenter de faire confiance au marché comme promoteur d'une croissance économique qui apportera une bonne distribution. La distribution n'est pas un résultat automatique, elle doit être considérée comme un objectif : « Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat » (EG 204).

Le pape se défend aussitôt de « proposer un populisme irresponsable » (ibid.), car il est conscient que cette accusation lui a été exprimée à plusieurs reprises en raison de son origine dans un pays où celui-ci a prospéré.

2) Il en appelle à une véritable politique économique, dans laquelle « la dignité de chaque personne humaine et le bien commun » constituent le véritable facteur de structuration et non de simples « annexes ajoutées » pour orner les discours politiques (EG 203).

3) Cette politique économique, en effet, doit viser les droits sociaux pour tous. Le pape regrette ainsi que « les droits de l'homme puissent servir de justification à une défense exagérée des droits individuels ou des droits des peuples les plus riches » (EG 190). Il propose de même de ne pas se contenter de garantir « une subsistance décente » pour tous, mais de garantir « l'éducation, l'accès aux soins et surtout au travail, car dans un travail libre, créatif, participatif et solidaire, les êtres humains expriment et accroissent la dignité de leur vie » (EG 192) – autrement dit les droits sociaux les plus importants.

4) Face à une mentalité « individualiste, indifférente et égoïste » qui nous asservit (EG 208), le pape invoque la solidarité, qu'il définit comme « une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l'appropriation des biens par quelques-uns » (EG 188) et une solidarité qui se rapporte à des principes éthiques très fréquents sous sa plume : « La solidarité est une réaction spontanée de celui qui reconnaît la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée. La possession privée des biens se justifie pour les garder et les accroître de manière à ce qu’ils servent mieux le bien commun, c’est pourquoi la solidarité doit être vécue comme la décision de rendre au pauvre ce qui lui revient. » (EG 189)

5) Le rôle qui incombe à l’État complète cette proposition de changement. Il est parfaitement précisé dans la section sur le dialogue social comme contribution à la paix : « Il revient à l’État de prendre soin et de promouvoir le bien commun de la société. Sur la base des principes de subsidiarité et de solidarité, et dans un grand effort de dialogue politique et de création de consensus, il joue un rôle fondamental, qui ne peut être délégué, dans la recherche du développement intégral de tous. » (EG 240)

Pour résumer tout ce qui précède, on peut dire qu’EG est attaché à un modèle d'économie mixte, où l'État joue un rôle irremplaçable pour orienter l'activité économique en fonction d'objectifs qui visent au développement intégral de tous les citoyens. De toute évidence, cette proposition s’oppose au modèle de marché pur et à la mentalité qui absolutise la logique commerciale, justifiant une confiance aveugle dans le marché comme garant d’une économie qui assurerait non seulement la croissance, mais également la distribution équitable de ce qui est produit.

2. L'encyclique Laudato si'

Contrairement à EG, ce nouveau document, lui, est une encyclique. Une encyclique sociale, avec un thème inédit dans cette tradition doctrinale : l'environnement ou, pour utiliser l'expression du pape, la "maison commune". Sa publication a devancé de quelques mois la session plénière de l'ONU au cours de laquelle ont été approuvés l'Agenda 2030 et ses Objectifs de Développement Durable4.

Nous ne ferons pas une étude systématique de l'encyclique5. Nous nous en tiendrons à examiner la position adoptée par le pape par rapport au modèle socio-économique. Les références à cette question apparaissent dans LS en relation avec les problèmes environnementaux. Soulignons d'abord deux différences importantes entre EG et LS :

1) Dans EG, la préoccupation principale de François était l'exclusion sociale. Dans LS, ce thème est repris dans un nouveau contexte : en tant qu'un des aspects de la dégradation de la maison commune. Et pour les deux problèmes, la dégradation de l'environnement et l'exclusion sociale, il en relève la cause unique : le paradigme technocratique.

2) Dans EG, l’être humain est considéré comme le centre qui doit donner sens à l’ensemble de l’organisation sociale et économique. Dans LS, une certaine centralité de l’homme est remise en cause quand elle traduit un "anthropocentrisme déviant". Dans les deux cas, la réflexion se situe au niveau de l'anthropologie, mais avec des incidences importantes sur l'organisation et le fonctionnement de la société.

Paradigme technocratique et anthropocentrisme dévié

La thèse centrale de LS est que la crise environnementale et la crise sociale ne peuvent être étudiées indépendamment. Elles représentent deux aspects d'un même problème6: « L’environnement humain et l’environnement naturel se dégradent ensemble, et nous ne pourrons pas affronter adéquatement la dégradation de l’environnement si nous ne prêtons pas attention aux causes qui sont en rapport avec la dégradation humaine et sociale » (LS 48)

« Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres. » (LS 49)

C'est pourquoi LS ne peut être comprise comme une encyclique écologique qu'en élargissant le champ d'application donné au terme écologie. François propose l'expression « écologie intégrale ». C'est le titre du chapitre 4 ("Une écologie intégrale"), qui propose des moyens d’action face à la crise mondiale actuelle. Le chapitre commence ainsi : « Étant donné que tout est intimement lié, et que les problèmes actuels requièrent un regard qui tienne compte de tous les aspects de la crise mondiale, je propose à présent que nous nous arrêtions pour penser aux diverses composantes d’une écologie intégrale, qui a clairement des dimensions humaines et sociales ». (LS 137)

Cette interrelation requiert une étude conjointe des causes (LS 139) afin de trouver ensuite des moyens en vue de solutions :

« Étant donné l’ampleur des changements, il n’est plus possible de trouver une réponse spécifique et indépendante à chaque partie du problème. Il est fondamental de chercher des solutions intégrales qui prennent en compte les interactions des systèmes naturels entre eux et avec les systèmes sociaux. Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature. » (LS 139)

Si, dans EG, François faisait référence à l’exclusion d’une partie de la population, il emploie ici d’autres termes dont les plus courants sont ceux de « crise » ou « dégradation » ou leurs dérivés, utilisés d'abord pour parler de l’environnement et, par extension, du développement social.

Pour mieux comprendre la nature de cette crise sociale, indissolublement liée à celle de l'environnement, il importe d'en comprendre les causes. François les réduit à une seule : ce qu'il appelle l'anthropocentrisme déviant, une conséquence du paradigme qui s'est imposé à travers le développement de la technologie (paradigme technocratique) et qui tend à envahir tous les domaines de la réalité humaine7. LS y consacre un chapitre entier, dont le propos, annoncé dans le titre ("la racine humaine de la crise écologique"), est explicité dès le paragraphe d'introduction : « Il ne sert à rien de décrire les symptômes de la crise écologique, si nous n’en reconnaissons pas la racine humaine. Il y a une manière de comprendre la vie et l’activité humaine qui a dévié et qui contredit la réalité jusqu’à lui nuire. » (LS 101)

Le paradigme technocratique est basé sur la distinction sujet / objet: le sujet, grâce à la technique, est capable de dominer et de transformer l'objet et il considère comme objet toute réalité extérieure à lui. Or, cette logique propre à la technique tend à s'imposer comme le seul moyen de comprendre les relations entre le sujet humain et la réalité qui l’entoure. Conséquence: le sujet humain se sent légitimé à ne pas suivre d'autre critère que son intérêt propre dans sa relation avec un objet, quel qu'il soit. C'est l'anthropocentrisme déviant et despotique.

Pour autant, François ne rejette pas la technique et son développement, qui ont « porté remède à d'innombrables maux qui nuisaient à l'être humain et le limitaient » (LS 102). Il ne rejette pas non plus l'anthropocentrisme. Mais il dénonce sa dégradation quand il sert à justifier une domination sans restriction sur la réalité : « On peut dire, par conséquent, qu’à l’origine de beaucoup de difficultés du monde actuel, il y a avant tout la tendance, pas toujours consciente, à faire de la méthodologie et des objectifs de la technoscience un paradigme de compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement de la société. » (LS 107)

Du paradigme technocratique aux relations entre économie et politique

Il est intéressant dès lors d'en souligner les effets sur l'économie. LS les explique à deux moments: d'abord, lors de l'analyse de l'influence de ce paradigme technocratique sur l'économie et sur la politique (LS 109-111) ; puis en évoquant la relation entre économie et politique (LS 189-198).

Le pape explique ainsi la conséquence la plus symptomatique sur l’économie : « L’économie assume tout le développement technologique en fonction du profit, sans prêter attention à d’éventuelles conséquences négatives pour l’être humain. Les finances étouffent l’économie réelle. Les leçons de la crise financière mondiale n’ont pas été retenues, et on prend en compte les leçons de la détérioration de l’environnement avec beaucoup de lenteur » (LS 109).

Quels que soient les débats théoriques, dans la pratique tout est confié au marché, y compris la résolution des problèmes de la faim et de la misère. Certains cercles soutiennent que « l’objectif de maximiser les bénéfices est suffisant » (ibid.). « Mais le marché ne garantit par lui-même ni une juste dimension de la production, ni une meilleure répartition des richesses, ni une sauvegarde responsable de l’environnement ou les droits des générations futures, ni le développement humain intégral et l'inclusion sociale » comme l'avait déjà déclaré Benoît XI dans Caritas in veritate.

Cette vision unilatérale et biaisée se trouve aggravée par la fragmentation des connaissances que procure la technologie. Celle-ci fait courir à chaque science le risque de se croire capable de résoudre tous les problèmes en négligeant la contribution des autres (LS 110). Le pape propose une voie plus ambitieuse, qui dépasse la seule approche technique des problèmes : « La culture écologique ne peut pas se réduire à une série de réponses urgentes et partielles aux problèmes qui sont en train d’apparaître (...) Elle devrait être un regard différent, une pensée, une politique, un programme éducatif, un style de vie et une spiritualité qui constitueraient une résistance face à l’avancée du paradigme technocratique (...) Chercher seulement un remède technique à chaque problème environnemental qui surgit, c’est isoler des choses qui sont entrelacées dans la réalité, et c’est se cacher les vraies et plus profondes questions du système mondial. » (LS 111)

Sur les relations entre politique et économie, le texte parle de dialogue, non de subordination : ni de la politique envers l'économie - comme cela se produit lorsque la logique économique prétend régir aussi les décisions politiques - ni de l’économie envers la politique - ce qui est inacceptable quand on pense aux risques de corruption et aux excès dans lesquels le monde politique est lui aussi tombé. Le dialogue implique avant tout de reconnaître le rôle propre de l’un et de l’autre, ainsi que leurs possibles limites.

La critique de l'économie est particulièrement illustrée par le traitement qu'elle accorde aux biens environnementaux. Ce ne sont pas seulement des ressources à exploiter en fonction de leur valeur d'échange, elles ont une valeur réelle que le marché ne peut pas définir. Selon les termes de LS : «  Dans le schéma du gain il n’y a pas de place pour penser aux rythmes de la nature, à ses périodes de dégradation et de régénération, ni à la complexité des écosystèmes qui peuvent être gravement altérés par l’intervention humaine. De plus, quand on parle de biodiversité, on la conçoit au mieux comme une réserve de ressources économiques qui pourrait être exploitée, mais on ne prend pas en compte sérieusement, entre autres, la valeur réelle des choses, leur signification pour les personnes et les cultures, les intérêts et les nécessités des pauvres. » (LS 190)

Il ne s'agit pas de nier le progrès, mais d'affirmer qu'il existe différentes façons de le concevoir et que son orientation la plus appropriée est de le mettre au service du bien des personnes et non des bénéfices économiques. Et, avec ce critère, de se demander, avant tout investissement technologique, s'il n’y a pas d’autre objectifs plus humains que de promouvoir une consommation de plus en plus irrépressible (LS 192). Là encore, le texte propose de revoir le sens de l'économie et de sa finalité : « le principe de maximisation du profit, qui tend à être isolé de toute autre considération, est une distorsion conceptuelle de l'économie » (LS 195). Ceci est illustré avec quelques exemples éloquents: «  Si la production augmente, il importe peu que cela se fasse au prix des ressources futures ou de la santé de l’environnement ; si l’exploitation d’une forêt fait augmenter la production, personne ne mesure dans ce calcul la perte qu’implique la désertification du territoire, le dommage causé à la biodiversité ou l’augmentation de la pollution. Cela veut dire que les entreprises obtiennent des profits en calculant et en payant une part infime des coûts. » (LS 195)

En résumé, LS récuse une « conception magique du marché qui fait penser que les problèmes se résoudront tout seuls par l’accroissement des bénéfices des entreprises ou des individus » (LS 190).

A la suite d'EG, LS ne rejette donc pas le marché, mais une "conception magique" de celui-ci qui considère qu'il peut résoudre tous les problèmes. La solution, précisément, suppose de chercher comment le contrôler et le canaliser : nous sommes alors ramenés à la question du rôle de l’État et des pouvoirs publics dans l’économie.

Le constat qu'il existe des secteurs économiques plus puissants que les États eux-mêmes explique pourquoi « l'on ne peut justifier une économie sans politique ». Pour définir le rôle de la politique, le pape revient sur la notion de subsidiarité : « Rappelons le principe de subsidiarité qui donne la liberté au développement des capacités présentes à tous les niveaux, mais qui exige en même temps plus de responsabilité pour le bien commun de la part de celui qui détient plus de pouvoir. » (LS 196)

L'objectif est de combiner la liberté de chacun avec les intérêts généraux incarnés dans le bien commun. Le bien commun n'est certes pas de la seule responsabilité de l'État, mais de tous et plus encore de ceux qui ont plus de pouvoir. Le « bien commun » est un concept éthique auquel François se réfère souvent. Ainsi dans un autre passage de LS, il reprend la définition qu'en donne Gaudium et spes (LS 156) et il en souligne deux aspects : premièrement, que la responsabilité en incombe à tous, et à l'État en particulier (LS 157) ; deuxièmement, qu'il se convertit, dans les circonstances actuelles, en un appel à la solidarité et à une option préférentielle pour les plus pauvres, conséquence de la destination universelle des biens de la terre (LS 158).

La politique fournit alors une "vision large" qui encourage le dialogue entre tous (LS 197). En ce sens, elle complète l'économie, sans la remplacer, et permet une préoccupation effective pour l’environnement et pour l’intégration des plus fragiles. Pour autant, le pape n'ignore pas que la politique est souvent corrompue et il n'oublie pas de dénoncer son principal excès, son obsession de conserver ou d'accroître le pouvoir (LS 198).

3. Quelques autres interventions

L'enseignement de François a été abondant au cours de ses quatre premières années de pontificat. Et dans son enseignement social, il revient de manière récurrente sur certains points. Dans ce qui suit, on ne trouvera pas nécessairement d'éléments nouveaux. Nous nous limiterons donc à parcourir quelques interventions plus pertinentes, soulignant et précisant les points déjà recueillis8.

Les Rencontres Mondiales des Mouvements Populaires : le rôle de tous

Dans l'activité du pape François, on remarque particulièrement sa relation avec les mouvements populaires, dont il est à l'origine des Rencontres mondiales. Voici la présentation que celles-ci font d'elles-mêmes : « La rencontre mondiale des Mouvements Populaires est un espace de fraternité entre les organisations de base des cinq continents, une plateforme construite par divers mouvements populaires en réponse à la demande faite par François que les pauvres et les peuples organisés ne se résignent pas et soient protagonistes du (processus de) changement9».

La Rencontre est donc définie comme un « espace » ou comme une « plate-forme ». Elle reconnaît que sa genèse est due au pape François et à son invitation10. Elle se définit surtout comme devant encourager les pauvres à prendre l’initiative et à devenir les protagonistes du changement afin de construire d'en bas l’alternative humaine à cette mondialisation de l'exclusion qui nous mènera aux droits sacrés à un toit, un travail et à la terre11.

Trois rencontres mondiales se sont ainsi tenues : octobre 2014 (Rome) ; juillet 2015 (Santa Cruz de la Sierra, Bolivie) ; novembre 2016 (Rome). François, présent à chaque fois, y a donné des interventions remarquées.

Articulées autour de trois droits (les trois "t") - la terre, un toit, du travail -, elles réunissent des agriculteurs qui voient leurs terres menacées, des sans-abri, des personnes qui vivent une vie professionnelle précaire ou travaillent dans l’économie informelle. Les discours prononcés lors de ces Rencontres sont caractérisés par l'écoute dont François témoigne envers ces personnes exclues ou en danger d'exclusion. Et la critique de ce système socio-économique d'exclusion est répétée. Avec une grande force à Santa Cruz en Bolivie :

« Quand le capital devient une idole et oriente les choix des êtres humains, lorsque l'avidité de l'argent dirige tout le système socio-économique, cela détruit la société, fait de l'homme un esclave, ruine la fraternité humaine, élève les peuples les uns contre les autres, et, comme nous le voyons, met aussi en danger notre maison commune, notre sœur et mère la terre. »

Cette insistance sur les trois droits conduit à nouveau à dénoncer le système économique : l'accaparement des terres provoque l'expulsion des paysans ; la spéculation financière conditionne le prix des aliments comme une marchandise quelconque ; l'expression "personnes sans domicile fixe" n'est qu'un euphémisme qui sert à dissimuler une réalité injuste, un véritable délit. De même, par rapport au travail : « Il n'existe pas de pire pauvreté matérielle que celle qui ne permet pas de gagner de quoi manger et prive de la dignité du travail. Le chômage des jeunes, le travail au noir et le manque de droits du travail ne sont pas inévitables, ils sont le résultat d'un choix de société préalable, d'un système économique qui place les bénéfices au-dessus de l'homme, ce sont les effets d'une culture du déchet qui considère l'être humain en soi comme un bien de consommation, que l'on peut utiliser puis jeter. » (Rencontre de 2014)

Finalement, le problème est toujours le même : un système qui met l'argent au centre, au lieu de la personne humaine.

Mais le plus novateur dans ces trois discours est dans la reconnaissance du rôle à jouer par ces mouvements populaires dans le changement de société. Le pape ne croit pas tant à l'action des pouvoirs publics ou des classes dirigeantes qu'à la force de ces groupes marginalisés ou exclus pour construire une alternative humaine à la mondialisation de l'exclusion. Ces groupes sont d'authentiques semeurs de changement, ce qui requiert créativité et racines profondes, en essayant d'instaurer une culture de la rencontre, avec des graines d'espoir plantées patiemment dans les périphéries oubliées de la planète (comme autant de) bourgeons de tendresse qui luttent pour survivre dans l'obscurité. A travers une expression si chargée d'émotion, le pape pense à la force des petites réalisations de solidarité et de proximité pour construire une société avec tous, malgré les niveaux sociaux différents, une économie véritablement au service des peuples, en garantissant non seulement les « trois T » mais aussi l'accès à l'éducation, à la santé, à l'innovation, aux manifestations artistiques et culturelles, à la communication, aux sports et aux loisirs :

« Une économie juste doit créer les conditions pour que chaque personne puisse jouir d'une enfance sans privations, développer ses talents durant la jeunesse, travailler de plein droit pendant les années d'activité et accéder à une retraite digne dans les vieux jours. C'est une économie où l'être humain, en harmonie avec la nature, structure tout le système de production et de distribution pour que les capacités et les nécessités de chacun trouvent une place appropriée dans l'être social. » (Rencontre de 2015)

Les Messages des Journées Mondiales de la Paix : des valeurs nouvelles pour construire la paix

Relisons les quatre messages publiés chaque 1er janvier pour y percevoir les lignes de convergence.

Le Message de 2014 (La fraternité, fondement et route pour la paix) voit dans la fraternité une « prémisse pour vaincre la pauvreté », non seulement absolue mais encore relative. Il critique à cette occasion le détournement de l'économie : « Les graves crises financières et économiques contemporaines – qui trouvent leur origine, d’un côté dans l’éloignement progressif de l’homme vis-à-vis de Dieu et du « prochain », ainsi que dans la recherche avide des biens matériels, et, de l’autre, dans l’appauvrissement des relations interpersonnelles et communautaires – ont poussé de nombreuses personnes à rechercher la satisfaction, le bonheur et la sécurité dans la consommation et dans le gain, au-delà de toute logique d’une saine économie (…) La succession des crises économiques doit conduire à d’opportunes nouvelles réflexions sur les modèles de développement économique, et à un changement dans les modes de vie. » (n°6)

Dans le Message de 2015 (Non plus esclaves mais frères), le pape revient sur la fraternité, en considérant précisément son contraire : la réalité de l'esclavage. Les manifestations actuelles en sont nombreuses et variées : travailleurs (y compris des enfants) opprimés dans le secteur formel ou informel, dans le travail domestique, l'agriculture, l'industrie manufacturière ou extractive ; émigrants qui, après un voyage très dur et plein d'insécurités, sont détenus dans des conditions parfois inhumaines ou doivent vivre dans la clandestinité ou avec des contrats de travail relevant de l'esclavage ; personnes contraintes à se prostituer, femmes obligées de se marier ou vendues pour un mariage ; enfants et adultes victimes du trafic d'organes, recrutés comme soldats, victimes de groupes terroristes, etc.

A la source de ces situations, on trouve un système qui ne place pas en son centre la personne humaine et qui profite de la pauvreté extrême dans laquelle beaucoup vivent, sans accès à l'éducation ni à des opportunités de travail : « La personne humaine, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, par la force, par la tromperie ou encore par la contrainte physique ou psychologique, est privée de sa liberté, commercialisée, réduite à être la propriété de quelqu’un, elle est traitée comme un moyen et non comme une fin ». (n°4)

Quant au Message de 2016, il traite d'une autre manière de nier la fraternité : l'indifférence (Gagne sur l'indifférence et remporte la paix !). Cette indifférence prend bien des formes : par rapport à Dieu, un faux humanisme chargé d'autosuffisance ; par rapport au prochain, en raison de notre frivolité, quand nous vivons comme si nous étions anesthésiés, ou d'une ignorance prétendue pour éviter d'être troublés dans notre bien-être et notre commodité.

Et là encore, le texte appelle à un changement de sensibilité et à une nouvelle culture : à la place de l'indifférence, la compassion et la miséricorde, une véritable conversion du cœur. Il s'agit de promouvoir « une culture de solidarité et de miséricorde pour vaincre l'indifférence » (n°6). Contre la menace de la mondialisation de l'indifférence, la paix ne peut qu'être « le fruit d'une culture de solidarité, miséricorde et compassion » (n°7)

Enfin, le Message de 2017 (le 50ème d'une série initiée par Paul VI) concerne un sujet moins fréquent dans le magistère de François : « la non-violence, un style de politique pour la paix ». Le pape commence en demandant à Dieu « de nous aider tous à conformer à la non-violence nos sentiments et valeurs personnelles les plus profonds ». Il souhaite ainsi que « depuis le niveau local et quotidien jusqu’à celui de l’ordre mondial, la non-violence puisse devenir le style caractéristique de nos décisions, de nos relations, de nos actions, de la politique sous toutes ses formes ! » (n°1)

Car nous vivons dans un monde fragmenté : le pape parle d'une « terrible guerre mondiale par morceaux ». Des « morceaux » qui sont « les guerres dans différents pays et continents ; le terrorisme, la criminalité et les attaques armées imprévisibles ; les abus subis par les migrants et par les victimes de la traite ; la dévastation de l’environnement ». (n°2)

La proposition est alors « la construction de la paix au moyen de la non-violence active ». Cette proposition ne vise pas seulement l’Église, mais elle se veut « un programme et un défi pour les leaders politiques et religieux, pour les responsables des institutions internationales et pour les dirigeants des entreprises et des media du monde entier » (n°6).

Ces quatre messages ne se concentrent pas tant sur les changements de structures et d'institutions que sur une véritable conversion du cœur : d'autres valeurs, une autre culture, qui rendent la paix possible par le moyen de la fraternité, la solidarité, la compassion, la non-violence.

Le discours devant les institutions européennes (Strasbourg, 25 novembre 2014): l'apport de l'Europe à l'humanité

Au Parlement européen, le pape François a rappelé à quel point le projet européen repose sur la confiance en l'être humain, « non pas tant comme citoyen ou sujet économique, mais comme personne dotée d'une dignité transcendante ». Dignité et transcendance sont les deux axes de ce discours : la dignité se traduit par la réalisation des droits de l'homme ; la transcendance de l'être humain implique de le considérer comme un être relationnel. C'est un appel « à sa nature, à sa capacité innée de distinguer le bien du mal, à cette ‘boussole’ inscrite dans nos cœurs et que Dieu a imprimée dans l’univers créé ; cela signifie surtout de regarder l’homme non pas comme un absolu, mais comme un être relationnel. »

C'est dans ce cadre porteur d'espoir que le pape ne cesse de dénoncer « la tendance à une revendication toujours plus grande des droits individuels – je suis tenté de dire individualistes –, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une 'monade' (μονάς), toujours plus insensible aux autres 'monades' présentes autour de soi. »

Cette dérive individualiste explique également la solitude dans laquelle vivent beaucoup de gens, aggravée par la crise récente. Aujourd'hui, les grands idéaux qui ont inspiré l'Europe perdent leur force d'attraction au profit de « la technicité bureaucratique de ses institutions ». Au final, l'instrumentalisation de la personne humaine est à nouveau en cause :

On constate avec regret une prévalence des questions techniques et économiques au centre du débat politique, au détriment d’une authentique orientation anthropologique. L’être humain risque d’être réduit à un simple engrenage d’un mécanisme qui le traite à la manière d’un bien de consommation à utiliser, de sorte que – nous le remarquons malheureusement souvent – lorsque la vie n’est pas utile au fonctionnement de ce mécanisme elle est éliminée sans trop de scrupule, comme dans le cas des malades, des malades en phase terminale, des personnes âgées abandonnées et sans soin, ou des enfants tués avant de naître.

C’est une grande méprise qui advient « quand l’absolutisation de la technique prévaut », ce qui finit par produire « une confusion entre la fin et moyens ». Résultat inévitable de la « culture du déchet » et de la « mentalité de consommation exagérée ». Au contraire, affirmer la dignité de la personne c’est reconnaître le caractère précieux de la vie humaine, qui nous est donnée gratuitement et qui ne peut, pour cette raison, être objet d’échange ou de commerce12

Dans le discours au Conseil de l'Europe, le pape s'appuie sur le chemin choisi par ce Conseil pour atteindre l'objectif ambitieux de la paix sur le continent. Ce chemin ne peut être que celui de « de la promotion des droits humains, auxquels est lié le développement de la démocratie et de l’État de droit ». Telle est la grande contribution que l’Europe a offerte à l'humanité. Mais, pour autant, le pape rappelle le danger de tomber dans un « droit individualiste » qui conduit à une globalisation de l'indifférence : « Un tel individualisme rend humainement pauvre et culturellement stérile (…) De l’individualisme indifférent naît le culte de l’opulence, auquel correspond la culture de déchet dans laquelle nous sommes immergés. Nous avons, de fait, trop de choses, qui souvent ne servent pas, mais nous ne sommes plus en mesure de construire d’authentiques relations humaines, empreintes de vérité et de respect mutuel. »

Devant l'ONU à New-York (25 septembre 2015): la tutelle des droits

Presque un an après la visite à Strasbourg, François s'exprimait devant l'Assemblée générale des Nations unies. La date n'est pas anodine, à la veille de l'adoption de l'Agenda 2030 pour le Développement Durable.

Le Pape rappelle que le travail des Nations unies « peut être considéré comme le développement et la promotion de la primauté du droit, étant entendu que la justice est une condition indispensable pour atteindre l’idéal de la fraternité universelle ». Mais ceci implique « la limitation du pouvoir », une « idée implicite dans le concept de droit ». Car la réalité montre ici de nombreuses lacunes : « Le panorama mondial aujourd’hui nous présente, cependant, beaucoup de faux droits, et – à la fois- de grands secteurs non défendus, victimes plutôt d’un mauvais exercice du pouvoir : l’environnement naturel ainsi que le vaste monde des femmes et des hommes exclus. Deux secteurs intimement liés entre eux, que les relations politiques et économiques prépondérantes ont fragilisés. Voilà pourquoi il faut affirmer avec force leurs droits, en renforçant la protection de l’environnement et en mettant un terme à l’exclusion. »

Nous avons déjà relevé combien le lien entre la pauvreté ou l'exclusion et la dégradation de l'environnement était au centre de LS, publié en mai de la même année. Le développement humain intégral pour tous exige « d'assurer l’incontestable état de droit et le recours inlassable à la négociation ». Parallèlement à cette affirmation catégorique de la primauté du droit, le pape insiste sur la lutte contre la pauvreté. Et à nouveau la caractéristique est à noter : il demande qu'on permette aux personnes qui vivent dans la pauvreté d'être « des acteurs dignes de leur propre destin », car « le développement humain intégral et le plein exercice de la dignité humaine ne peuvent être imposés ». D'où la nécessite de garantir le droit à l'éducation. Ainsi sont soulignés en bref les droits les plus fondamentaux à garantir : « Ce minimum absolu a, sur le plan matériel, trois noms : toit, travail et terre ; et un nom sur le plan spirituel : la liberté de pensée, qui comprend la liberté religieuse, le droit à l’éducation et tous les autres droits civiques. »

Remise du Prix Charlemagne (6 mai 2016): la tradition humaniste européenne

Le prix Charlemagne de la ville d’Aix-la-Chapelle est décerné depuis 1950 à des personnalités qui se sont distinguées par leur contribution à la compréhension et au développement de l’Europe et par les services rendus à l’humanité et à la paix dans le monde. Nous nous trouvons de nouveau dans un contexte européen.

François rappelle d'abord le passé de l'Europe : « La créativité, le génie, la capacité de se relever et de sortir de ses propres limites » ; « Europe humaniste, paladin des droits de l’homme, de la démocratie et de la liberté ». C'est ce passé qui doit nous inspirer « pour affronter avec courage le complexe cadre multipolaire actuel, en acceptant avec détermination le défi d’‘‘actualiser’’ l’idée de l’Europe. Une Europe capable de donner naissance à un nouvel humanisme fondé sur trois capacités : la capacité d’intégrer, la capacité de dialoguer et la capacité de générer. »

En parlant de cette troisième capacité, la capacité de générer, le pape demande un effort particulier en faveur des jeunes et de l'emploi pour eux. D'où son appel à « passer d’une économie, qui vise au revenu et au profit sur la base de la spéculation et du prêt à intérêt, à une économie sociale qui investit dans les personnes en créant des postes de travail et de la qualification » et aussi à « passer d’une économie liquide, qui tend à favoriser la corruption comme moyen pour obtenir des profits, à une économie sociale qui garantit l’accès à la terre, au toit grâce au travail ».

L'enjeu est que les personnes puissent se développer. Que l'économie soit au service de l'homme, et particulièrement des jeunes.

Aux « Focolari » (Rome, 4 novembre 2017) : l'économie de communion comme alternative

Nous concluons ce parcours avec une intervention du pape lors d'une rencontre organisée par les "Focolari" sur l’économie de communion. Elle nous intéresse particulièrement pour ce que signifie le terme même d'économie de communion comme alternative. Il ne s’agit cependant plus, comme à l'époque du socialisme (dans sa version collectiviste), d’une alternative au modèle capitaliste en tant que tel, mais d’alternatives au sein même du capitalisme. Car celui-ci admet différents modèles et, dans le modèle mixte, il peut permettre diverses expériences qui ne sont pas toujours basées sur sa logique la plus extrême.

Le discours de François commence en déclarant que l'économie et la communion sont deux mots que la culture actuelle sépare, voire oppose. Or, la nouveauté de l'économie de communion réside dans leur rapprochement. Le pape l'explique en trois mots: argent, pauvreté, avenir.

Dans l'économie de communion, l'argent se partage. Avec le partage des revenus, il cesse d'être une idole, il cesse d'être une fin, il se met au service d'autres. « Lorsque le capitalisme fait de la recherche du profit son seul but, il court le risque de se convertir en une structure idolâtre, une forme de culte. La «déesse de la fortune» est de plus en plus la nouvelle divinité d'une certaine finance et de tout ce système, d'un jeu qui est en train de détruire des millions de familles dans le monde, et auquel vous vous opposez justement. »

L'économie de communion combat la pauvreté, alors que le système, non seulement la produit, et ensuite cache les pauvres ou s'en occupe pour qu'ils ne se voient pas : « Le jour où les entreprises d'armes financeront des hôpitaux pour soigner des enfants mutilés par les bombes, le système aura atteint son apogée. C'est l'hypocrisie ! »

L'économie de communion ne se propose pas seulement de prendre soin des pauvres mais surtout de construire un système où il y aurait de moins en moins de victimes grâce à un changement dans les règles du jeu.

Et le futur ? L’économie de communion est aujourd’hui très modeste, mais elle a pour vocation d’être sel, d'être levain, par son engagement en faveur de la communion. Le capitalisme ne peut aboutir au mieux qu'à la philanthropie (qui reste un don limité), la communion va beaucoup plus loin. Nous nous tournons vers l'avenir avec l'espoir « que le ‘non’ à l'économie qui tue se transforme en un ‘oui’ à une économie qui fait vivre, parce qu'elle partage, inclut les pauvres et utilise les bénéfices pour créer la communion ».

4. Conclusions

Nous avons proposé une lecture directe des textes du pape. Nous pouvons maintenant en synthétiser quelques lignes de forces.

1.      L'enseignement du pape François ne peut être compris sans tenir compte de sa préoccupation pour les pauvres et les exclus et de sa conviction que l'Église est appelée à lutter contre cette injustice. Cette perspective s’élargit avec le souci de la maison commune, que François met en étroite relation avec la pauvreté.

2.      Le capitalisme de marché n'a pas été en mesure de garantir à tous l'accès aux biens produits et aux revenus qu'il génère : c'est un système qui non seulement exploite et marginalise, mais aussi exclut.

3.      La cause n’en est pas le marché lui-même, mais la logique qui l’inspire quand il est absolutisé et qu'il tend à envahir tous les domaines de la société. Cette logique conduit à l'idolâtrie de l'argent et empêche que l'orientation qui donne sens à toute activité économique soit la personne humaine.

4.      Le problème sous-jacent est éthique et anthropologique: la centralité du sujet humain, typique de la pensée moderne, a été détournée pour aboutir à une domination sans limites du sujet sur tout objet. Cet anthropocentrisme déviant (fruit du paradigme technocratique) conduit également à un individualisme qui relativise tout en fonction des intérêts propres du sujet. L'oubli de Dieu est à la fois la cause et la conséquence de cette dérive.

5.      Un changement de système est nécessaire, mais il ne sera pas possible sans un changement de mentalité, de valeurs et de culture pour s'orienter vers la solidarité, la compassion et la miséricorde, la rencontre et le dialogue.

6.      Dans ce système, la personne doit être le centre, ce qui implique la protection et la promotion des droits de l'homme. Ceci en évitant une dérive individualiste et en promouvant les droits sociaux pour tous et la démocratie participative, dans la ligne de la meilleure tradition de l'humanisme européen. Parce que la lutte contre la pauvreté ne peut être réduite à un travail d'assistanat.

7.      Un système alternatif suppose de pouvoir compter sur l’État et les pouvoirs publics, qui doivent veiller sur le bien commun de la société et les plus vulnérables. Pour cela, il est essentiel de canaliser le marché et d'éviter que sa logique ne soit l'ultime critère de fonctionnement.

8.      Mais, le bien commun de la société incombe également à tous les citoyens, et pas uniquement aux pouvoirs publics.

9.      Dans la construction d'un nouveau système, les classes populaires ont un rôle particulier à jouer : elles apportent créativité et espoir, elles apportent de petites réalisations basées sur la proximité et la solidarité. C'est en cela que consiste une démocratie authentique.

10.  Parmi les nombreuses initiatives possibles émanant de la société, on peut souligner l'économie de communion qui a réussi à combiner économie et communion, quand le système actuel tend à les séparer.

 

  • 1. Deux exemples de positions critiques : Reno, R. R., « Francis and the market », First Things, Février 2014 ; Binswanger, H., « Top Ten Reasons Why Rush Limbaugh Is Right : The Pope's Statement is Marxist », Forbes, 19 décembre 2013. Voir en réaction à ces critiques : Sachs, J. D., « Market Reformer : An Economist considers Pope Francis' critique of Capitalism », America, 24 mars 2014.
  • 2. Voir Alonso-Lasheras, D., "Evangelizzazione e economía: denuncia e proposta", in Yanez, H. M. (éd.), Evangelii gaudium: testo ci interroga. Chiavi di lettura, testimonianze e prospettive, Gregorian & Bíblical Press, Roma, 2014, p 221-234.
  • 3. Le pape parle d'option préférentielle pour les pauvres en EG 199 et EG 200. A d'autres endroits, il parle seulement « d'option pour les pauvres » : EG 198 (deux fois) et EG 199. Ou encore « d'option pour les derniers » (EG 195).
  • 4. Le Secrétaire Général de l'Onu aurait demandé au pape de retarder la publication pour la rendre plus proche de cette Assemblée plénière.
  • 5. Pour une étude complète, voir Camacho, I., "Laudato si': el clamor de la tierra y el clamor de los pobres. Una encíclica más que ecológica", Revista de Fomento Social 71, 2016, p 59-79.
  • 6. Voir Edenhofer, O. et Flaschsland, C. "Le souci des biens communs mondiaux", in Hériard-Dubreuil, B. (éd.), La pensée sociale du pape François, CERAS, Paris - Lessius, Namur, 2016, p 107-124.
  • 7. Cf. Camacho, I., ibid., p 72-74.
  • 8. Tous les textes que nous allons citer proviennent de la version officielle du site web du Saint-Siège. Quand le document est divisé en paragraphes, le numéro sera indiqué entre parenthèses.
  • 9. http://movimientospopulares.org/es/emmp-2/ (Consulté le 15 septembre 2017).
  • 10. Il est significatif que ce soit le pape lui-même qui convoque ce collectif mais cela surprendra moins si on se rappelle qu'il a pris des initiatives semblables quand il était archevêque de Buenos Aires. Réferences sur le contexte et but de ces rencontres : Czerny. M. et Foglizzo, P., « la rencontre mondiale des Mouvements populaires au Vatican », Études, juin 2015.
  • 11. Ibid.
  • 12. Les citations sur la technique renvoient à l'encyclique Caritas in veritate.