Du 20 au 22 mai 2019, le Ceras a organisé, avec une trentaine de partenaires, un colloque internationale à l’Unesco sur l’avenir du travail dans la transition écologique. Ce colloque s’inscrivait dans le cadre du centenaire de l’Organisation internationale du travail et faisait suite à deux ans de recherche-action. Il a donné naissance à la rédaction d’un manifeste, co-écrit avec :
Aggiornamenti Sociali
Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne
Catholic Agency For Overseas Development
CCFD – Terre Solidaire
Centre de recherche et d’action sociales
Centre de recherche et d’action pour la paix
Cientro Intereclesial de Estudios Teológicas y Sociales – ACT Alliance
CIAS por la paz
Confédération française des travailleurs chrétiens
Confédération française des travailleurs chrétiens de la métallurgie
GreenFaith
Ibero-American Union of Workers
Indian Social Institute
Institut Veblen pour les réformes économiques
Institute of Environmental Science for Social Change
International Catholic Migration Commission
International Young Christian Workers
Jeunesse ouvrière chrétienne de France
Mouvement chrétien des cadres et dirigeants
Mouvement rural de la jeunesse chrétienne
Oxfam France
Réseau Action Climat
Réseau des centres sociaux africains
Réseau Roosevelt
Ressources humaines sans frontières
Secours catholique – Caritas France
Territoires zéro chômeur de longue durée
Uniapac
Université de Namur
Pendant deux ans, un groupe international d’une trentaine d’acteurs sociaux (ONG, associations, centres sociaux, syndicats, mouvements d’Église) a travaillé ensemble dans un processus de recherche-action. Les membres de ce groupe, rêvant collectivement le futur du travail comme partie intégrante de la transition écologique, sont arrivés à plusieurs constats communs et recommandations collectives.
Avant tout, soulignons que ce groupe a été inspiré par :
• La doctrine sociale de l’Église catholique (DSE), qui place les relations au cœur de sa vision anthropologique. Dans notre monde moderne, cela soulève au moins deux enjeux : (1) le bon usage de nos 24 heures quotidiennes, qui est la pierre angulaire de notre identité relationnelle ; et (2) notre interdépendance, dans la mesure où les humains se doivent de respecter leur place dans le monde en vivant de manière juste et pérenne, collectivement. L’encyclique Laudato si’ (2015) sur la justice sociale et environnementale, en particulier, donne la base de notre réflexion. Elle énonce le point de vue selon lequel la crise sociale et la crise environnementale résultent des mêmes causes (la culture du déchet, le paradigme technocratique, un anthropocentrisme déviant) et devraient être traitées d’un seul et même mouvement. Avec la DSE, nous croyons que le fait de travailler est essentiel à tout être humain, en tant que contribution au bien commun de toute l’humanité.
• Nombre de rapports publiés par l’Organisation internationale du travail de 1919 à 2019, et particulièrement ceux promouvant le « travail décent pour tous[1] » et « des emplois décents et pérennes[2] ». De ce point de vue, nous croyons que le « travail n’est pas une marchandise[3] » et doit être protégé au nom de la dignité humaine.
• L’expérience de terrain des participants. À cet égard, nous considérons les réalités du travail d’une manière « commune mais différenciée », qui prend en compte les particularités contextuelles tout en essayant de parvenir à une compréhension universelle des enjeux dans le domaine du travail. Nous identifions des éléments communs dans des expériences apparemment disparates comme étant les germes actuels du monde de demain.
La définition du travail donnée par l’OIT est restrictive (le travail ne concerne que l’emploi, ce qui ne représente que 50 % des travailleurs), comparée à celle donnée par la DSE (« toute activité qui implique quelque transformation de ce qui existe[4] »). Notre position, intermédiaire dans son échelle, se concentre sur ce qui peut être désirable pour le monde du travail, plutôt que sur une approche descriptive ou analytique.
Dans ce cadre, il semble que la question du travail dans la transition socio-écologique appelle un changement de paradigme : comment promouvoir un système dans lequel le travail est tout à la fois décent, juste et écologiquement durable pour tous les hommes et toutes les femmes ? Le fait que le travail soit en péril et que les travailleurs du monde entier souffrent de la crise sociale et écologique est un appel pressant à repenser le travail, son organisation, sa gouvernance, mais également à prendre conscience de sa matérialité et du lien tangible entre l’humain et la nature.
Nous demandons collectivement à toutes les parties prenantes de défendre et de promouvoir l’existence d’un travail dignifiant pour tous, maintenant et pour les générations futures. Cette revendication d’un travail décent et pérenne requiert que soient respectés la dignité humaine, la justice sociale et environnementale, le souci du bien commun, la qualité du travail et la solidarité sociale et écologique. C’est pourquoi ce manifeste est un appel à :
La dignité humaine est inaliénable et, comme condition partagée par tous, elle est le fondement de toute vie sociale. Sa racine se trouve dans le caractère sacré de la personne, qui en est le principe fondateur.
• Promouvoir la dignité humaine au travail va plus loin que la seule rémunération financière, mais plus loin également que le respect ou la promotion d’un « travail décent ». Cela implique la défense des droits universels des travailleurs, la promotion d’un travail « dignifiant[5] » - c’est-à-dire un travail qui honore et respecte la dignité humaine substantielle et inaltérable, mais aussi, en un certain sens, augmente ce que l’on pourrait appeler la « dignité relative » (qui dépend des conditions de vie).
• Pour résister aux forces actuelles de fragmentation et de compétition, la dignité humaine doit être au cœur des méthodes de management, de la Responsabilité Sociale des Entreprises et de l’organisation du travail en général, à tous les niveaux. Elle devrait être le critère de référence à prendre en considération dans la signature d’un accord commercial, d’un contrat commercial ou d’emploi.
• Cela implique, au minimum, que les travailleurs ne soient pas considérés comme des ressources, des machines ou des marchandises. En ce sens, un salaire décent ne devrait pas être un sujet de négociation.
• Un travail décent permet aux travailleurs d’exercer leur liberté de parole, d’association, de culture et de foi. La dignité humaine sous-entend que chacun puisse choisir son travail et que chacun ait une part d’autonomie dans la modalité de l’exercice de son métier (en particulier la façon dont chacun gère son temps). Un travail décent, par opposition à l’esclavage, respecte la liberté humaine et l’autonomie.
• Une majorité de travailleurs n’a pas de contrat de travail et encore moins accès à une protection sociale. C’est pourquoi il est important de reconnaître formellement ces travailleurs, d’une manière ou d’une autre, et d’examiner comment étendre la réglementation internationale, le droit du travail et la sécurité sociale, au travail en dehors de l’emploi.
• Le lieu de travail doit être décent (des conditions justes, la possibilité d’être responsable et créatif). Mais il doit également être un lieu où la dignité humaine peut s’accroître. Pour cela, chaque travailleur doit avoir la possibilité de bien faire son travail ; en d’autres termes, le travailleur doit pouvoir être fier de son travail.
• La pensée de court terme et l’accélération sont préjudiciables, socialement et environnementalement parlant. Chacun a le droit de ralentir et d’entrer en relation avec d’autres êtres (humains ou pas). C’est la seule façon d’avoir une attitude d’accueil de la vulnérabilité dans le monde du travail.
• Telle que nous la comprenons, la dignité ne peut être réalisée et protégée qu’au sein de communautés. De ce point de vue, la façon que nous avons d’organiser le monde du travail dans les champs économique, politique et juridique peut promouvoir le respect pour la dignité de la personne et la capacité de chacun de grandir en humanité au sein d’une communauté.
Plus encore, nous voulons affirmer qu’il n’y a pas d’approche individualiste possible de la question du travail ; il y a urgence à prendre la communauté humaine dans son ensemble, en étant attentif à tous les travailleurs, y compris les travailleurs « invisibles », et en particulier les plus vulnérables (peuples indigènes, migrants, communautés discriminées sur la base de leur filiation ou occupation, etc.). Cela appelle une éthique de la solidarité et de la défense des droits de tous les travailleurs à coopérer au processus collectif de travail.
• Parce que nous sommes des personnes corporelles faisant partie du monde matériel, la dignité humaine implique de préserver les conditions de la vie humaine et donc de reconnaître notre responsabilité à faire en sorte que le monde reste un espace habitable. Même si la dignité est un attribut humain, gardons en tête que tous les êtres vivants, et pas seulement les humains, ont une valeur intrinsèque. Ne pas la respecter serait contraire à la dignité humaine.
La justice sociale et environnementale constitue l’un des principes les plus en danger au travail.
• La justice sociale implique d’établir des conditions de travail dignes et des salaires décents pour tous ; de limiter les écarts de salaires entre les employés et les dirigeants ; d’édicter et d’appliquer un droit du travail juste et équitable ; de permettre et de renforcer les syndicats ; de prendre soin des relations entre les consommateurs et les producteurs, en particulier grâce à une traçabilité sociale et de promouvoir l’équité entre les hommes et les femmes (en matière de traitement, de conditions, de salaires et d’opportunités) pour permettre à tous de s’épanouir.
• Depuis le siècle dernier, la « justice sociale » se concentre sur la répartition des richesses. De ce point de vue, le premier droit fondamental à respecter est le droit de jouir des fruits de son travail. De plus, le gâchis, le changement climatique et la pollution nous forcent à prendre en compte l’environnement lorsque nous parlons de personnes défavorisées, celles qui sont les plus exposées aux dérèglements environnementaux. Prendre en considération l’inégalité environnementale, c’est pouvoir donner accès à chacun à un environnement sain et au droit à quitter les zones insalubres et polluées pour des zones saines.
• La justice sociale doit également prendre en compte les inégalités écologiques – la répartition inégale des biens, nuisances et droits à polluer, qui découle de causes sociales (ou entre générations). Il y a en effet une grande diversité des impacts environnementaux à prendre en compte, à travers par exemple le concept de dette écologique.
• Pour nous, il est clair que les personnes les plus pauvres subissent une double peine, en termes d’injustice sociale et d’impact environnemental négatif. Étant donné que le monde du travail est le lieu d’une justice sociale trop souvent flouée, nous défendons la création d’un tribunal international pour les questions sociales et environnementales.
• Une juste répartition des tâches requiert de rendre transparentes les politiques sociales et environnementales de toute organisation qui emploie des personnes pour un travail payé ou bénévole, dans le but de produire un bien ou un service.
• La division internationale du travail devrait promouvoir les économies locales, mesure de prévention de l’exode rural et de la fuite des cerveaux.
• Nous demandons aux entreprises multinationales de contribuer à la vie des territoires dans lesquels elles sont implantées. En d’autres termes, ces entreprises doivent s’assurer que leurs activités ne bénéficient pas seulement à leurs clients ou à une petite fraction de la population, mais à tous les citoyens du pays dans lequel la production est réalisée, et de façon écologiquement durable.
• Pour une juste définition des tâches, les activités « utiles » devraient être socialement et économiquement promues, même si elles ne sont pas incluses dans la catégorie des emplois rémunérés. Pour ce faire, nous devons viser le plein emploi, mais pas en toute circonstance, comme si avoir un emploi, même un bullshit job[6], avait une valeur en soi. Nous devons trouver un chemin de création d’emplois selon les besoins et promouvoir les activités qui ne sont pas des emplois mais qui ont une plus-value sociale et/ou environnementale.
• Chaque travailleur doit se sentir impliqué dans le collectif de travail. Les modalités peuvent être, par exemple, le management participatif, des dynamiques de cohésion d’équipe ou la participation des travailleurs à la gouvernance de l’entreprise. En particulier, les savoir-faire locaux et indigènes devraient être pris en considération, surtout lorsqu’ils permettent une plus grande résilience que les pratiques modernes. Avec ces outils, le travail peut être fondé sur la confiance plutôt que sur la compétition.
• Il devrait y avoir un droit universel sur les syndicats[7]. En particulier : les travailleurs doivent avoir des formations sur la façon de constituer des syndicats ; les travailleurs immigrés ou migrants doivent être représentés; il doit y avoir du dialogue social entre les syndicats, et entre les États et les syndicats.
• Par conséquent, si la justice sociale suppose toujours le partage équitable des ressources, elle devrait également comprendre une part de responsabilité personnelle envers la simplicité et la sobriété. Il est recommandable que l’énergie humaine concentrée sur l’appropriation accumulative soit redirigée vers l’épanouissement des personnes, c’est-à-dire vers le développement des capacités de chacun[8]. Cela mène à la promotion de la valeur de « simplicité » : une limite à l’accumulation de biens, au contrôle des personnes et des ressources, et au pouvoir de certains. En effet, le fait que le travail soit une action collective implique une équitable distribution de la valeur créée tout au long de la chaîne de production, ainsi que des relations justes entre les personnes. Cela implique la conscience que toute valeur est créée collectivement.
• Le travail est collectif par essence. L’aspect coopératif du travail doit remplacer l’esprit de compétition sur le lieu de travail, dans la façon d’évaluer les travailleurs, et dans la manière de mesurer le succès commercial (pour l’instant reposant uniquement sur des indicateurs de croissance économique).
• Le droit de constituer des associations et des syndicats pour protéger les droits des travailleurs doit être promu. Les méthodes de management participatif devraient être préférées dans les organisations afin de favoriser la créativité et l’innovation.
• La coopération entre les humains et les non-humains dans les activités de travail doit être clarifiée, en particulier en matière d’utilisation des ressources ou d’insertion de l’entreprise dans un écosystème (humain et non-humain).
• La justice sociale a besoin d’être étendue à toute sorte de travail, y compris dans l’économie informelle. Tous les types de « travail invisible » (informel, domestique, bénévole, etc.) doivent être reconnus dans les dispositifs légaux. De nouvelles institutions pourraient être créées à cette fin, à l’aide de processus hybrides et collaboratifs.
Le bien commun est plus que l’intérêt général : c’est « le bien du ‘nous tous’[9] ». Dans notre singularité historique d’interdépendance globale, la question doit être posée avec une urgence particulière. Le nouveau paradigme pour lequel nous plaidons et qui pourrait permettre au travail de respecter les limites sociales et environnementales fait émerger de nouvelles questions sur le bien commun, la privatisation des terres et des ressources naturelles, et les mécanismes financiers. Une chose est certaine : la valeur économique ne subsume pas tout le bien commun. Le bien commun, compris comme le bien de chaque travailleur et le bien de tous, doit être l’objectif du travail.
• Le bien commun est lié à la pérennité environnementale : les déchets pourraient par exemple être considérés comme des ressources dans une pensée économique circulaire. Cela demande de réfléchir sur la plus-value sociale et/ou environnementale du travail. La crise écologique sonne le glas de la croyance dans la destruction créatrice : nous ne pouvons pas détruire en pensant que tout sera indéfiniment recréé.
• Le soin du bien commun requiert le soin des biens communs tels que l’eau, le climat, la biodiversité, internet, le travail, etc. Nous sommes certes facilement convaincus du besoin de soin des biens régionaux partagés, mais nous avons aussi à garder à l’esprit que nous ne sommes jamais déconnectés des biens communs planétaires.
• Nous voulons souligner l’incapacité de la libre concurrence à servir de régulateur de la vie économique, ainsi que le besoin de mettre cette compétition sous l’autorité du principe de justice sociale et environnementale.
• Il est de la responsabilité des autorités publiques d’établir, de protéger et de défendre un ordre social et légal qui régule toute la vie économique, pénètre les institutions et les vies des peuples. Mais il est de la responsabilité des entreprises, des organismes d’audit, des syndicats et autres corps intermédiaires, de l’OIT et de chacun de contribuer à la vitalité du système global de régulation.
• Au niveau institutionnel, des stratégies innovantes doivent être établies afin de définir la meilleure façon pour une organisation de formuler et de mettre en œuvre sa politique sociale et environnementale. L’idéal de l’entreprise bienfaisante (plutôt que prédatrice) est atteignable. Le bien commun peut être au cœur de la mission d’une entreprise, et non pas une question qui se pose a posteriori. Cela signifie que l’horizon de l’entreprise doit prendre en compte le long terme et pas seulement le profit immédiat. Cela implique par exemple une présence locale responsable ou de remplir un devoir de vigilance à chaque étape de la chaîne de production (à l’exemple de la loi française, dont l’extension est discutée à l’ONU[10]). Cela implique que chacun, tout au long de la chaîne de valeur, se sente et soit réellement impliqué, d’une manière ou d’une autre, dans la prise de décision commerciale ou industrielle (incluant les parties prenantes qui ne seraient pas des travailleurs : la société civile, les familles, les communautés, etc.) afin que soient pris en compte tous les impacts de cette décision.
• Il doit y avoir une visibilité tout au long de la chaîne de valeur. La transparence doit être exigée et les entreprises doivent s’assurer que l’information est accessible au plus grand nombre. Plus encore : les personnes touchées par une décision industrielle doivent être consultées par l’entreprise.
• Cela conduit à créer des mesures incitatives pour récompenser les organisations lorsque leurs politiques sociales et environnementales sont conformes aux normes nationales et internationales et sont mises en œuvre avec succès.
• Au niveau individuel, le travail est un lieu privilégié pour réfléchir sur la responsabilité sociale et le bien commun, puisque le travail comprend nécessairement une participation à une action collective.
• Pour garantir le bien commun, il est important de donner la priorité aux personnes les plus vulnérables, afin de s’assurer qu’elles ne sont pas laissées pour compte. Par capillarité, autonomiser les personnes les plus vulnérables bénéficie à la société toute entière.
Prêter attention à la qualité du travail réalisé signifie permettre à chaque personne d’être fière de son travail, même d’un travail difficile. Les travailleurs voient leur dignité renforcée dans le travail lorsque celui-ci a du sens. La santé et la sécurité environnementale sont en particulier nécessaires pour un travail de qualité. Par ailleurs, un « travail bien fait » n’est pas seulement synonyme d’un résultat de qualité, mais dépend également des ressources et des conditions de travail acceptables.
• La qualité du travail est une notion subjective qui requiert l’attention de chaque travailleur, parce qu’elle n’est pas mesurable. En particulier, elle souligne l’importance de la ressource « temps » nécessaire à faire un « bon travail » et à équilibrer la vie professionnelle et la vie personnelle. La confiance entre collègues et envers la hiérarchie est une condition essentielle de la qualité du travail.
• Afin de promouvoir la qualité du travail, les évaluations doivent se focaliser sur les travailleurs les plus vulnérables tout le long de la chaîne de valeur, afin de préserver la dignité humaine partout.
• La technologie peut aider à réduire la pénibilité et à améliorer les conditions du travail. Cependant, nous devons nous opposer à la captation de la technologie par la finance, et questionner notre foi dans un progrès illimité. En particulier, le travail, qui est toujours supérieur à ce qui est strictement prescrit, doit rester une activité humaine.
• Le travail devrait être le lieu de relations enrichissantes avec les autres êtres (humains ou pas). Le travail est un dialogue en ce sens qu’il transforme le monde, les autres et le travailleur lui-même. La qualité des relations doit donc être valorisée et mise en exergue parmi les employés, les clients et les ressources dans les stratégies de développement des organisations.
• Des relations épanouissantes (les uns avec les autres, avec la nature, avec soi-même, avec une transcendance) sont un antidote à l’accumulation de biens et de pouvoir, qui est l’une des racines de la crise sociale et économique.
• Dans beaucoup de structures de travail, la relation client est mise en avant, de même que l’attention aux personnes. Pourtant, derrière cette rhétorique, il y a un tissu social fragmenté et des maladies professionnelles. C’est pourquoi les méthodes de management qui mettent l’écoute au cœur des relations de travail doivent être promues. À une autre échelle, des actions fortes sont requises pour que les communautés les plus exclues puissent accéder à plus de responsabilités et à des situations de pouvoir réel.
La solidarité signifie que nous sommes responsables de la vie et du bien-être les uns des autres. Chacun devrait avoir accès aux ressources, et personne ne devrait être exposé plus que d’autres à des pollutions ou des dérèglements écologiques. Mais la solidarité s’applique aussi aux êtres non-humains, desquels nous devons prendre soin, ne serait-ce que du fait que leur existence nous permet de nous développer. Cette solidarité étendue à tous les êtres vivants requiert que nous ayons conscience de notre communauté de destin.
• La solidarité écologique implique de s’assurer que toutes les activités économiques sont socialement et environnementalement durables à long terme. Pour cela, une étude d’impact social et environnemental devrait être systématiquement menée, suivie par une régulation des activités en fonction de ces impacts sociaux et environnementaux.
• Nous devons viser un espace sûr et juste pour que l’humanité assure les besoins et les droits de tous dans le respect des ressources limitées de notre planète. Cet espace se situe entre un plancher social et un plafond environnemental. Le plancher social du bien-être inclut les éléments essentiels, reconnus au niveau international, pour vivre une vie digne : une nourriture suffisante et saine, la santé, l’éducation, le logement, l’énergie… tout en recherchant une plus grande équité sociale et une égalité des sexes. Le plafond environnemental reflète la pression que l’humanité exerce sur les écosystèmes vitaux sans les mettre en danger, par exemple en provoquant des changements climatiques, la perte de biodiversité et la destruction de la couche d’ozone à des niveaux dangereux [11].
• À petite échelle, les travailleurs devraient avoir des informations sur l’impact des processus dans lesquels ils sont impliqués. Cela soulève la question de la transparence.
• Au niveau planétaire, la production (de nourriture, de textiles, de véhicules, par exemple) doit être contrôlée, les conversions massives de terres arables doivent être évitées par des mesures préventives et une division internationale du travail qui permette aux producteurs de consommer ce qu’ils produisent doit être élaborée. Les déchets doivent être réduits dans les phases de production et de consommation. À cette fin, il est important d’inclure la dimension circulaire des produits de consommation le plus en amont possible dans leur phase de conception.
• En outre, les États et les institutions supranationales devraient promouvoir un travail qui restaure et régénère la qualité du tissu social et l’environnement.
• Le travail doit contribuer à la gestion des communs. Cela implique de repenser le lien entre le travail et la propriété, ainsi que la signification de la propriété en termes d’usage et d’abus des biens et ressources.
• Des mesures de réduction des dérèglements environnementaux doivent être mises en place, se concentrant principalement sur la condition des personnes les plus vulnérables. Cela peut se traduire par exemple par la création d’un statut spécial de « réfugié climatique » ou encore, la formation et l’accompagnement de petits producteurs agricoles pour s’adapter à des terres faiblement fertiles et retrouver des pratiques ancestrales ou traditionnelles. En ce sens, l’urgence écologique est également une question de justice sociale.
• Pour ce qui concerne la technologie, nous devrions être attentifs à la pollution qu’elle engendre, à la consommation des minerais et à l’énergie que cela requiert. Si elle est ajustée au développement de l’économie locale et fait progresser la dignité humaine, alors il devrait y avoir un accès équitable à cette technologie dans toute la population.
[1] ILO, Declaration on Social Justice for a Fair Globalization, 2008
[2] ILO, Decent work, the key to the 2030 agenda for sustainable development, 2017
[3] ILO, Declaration of Philadelphia, 1944
[5] Caritas in Veritate, Benoît XVI, CV 63 : « Que veut dire le mot « digne » lorsqu’il est appliqué au travail ? Il signifie un travail qui, dans chaque société, soit l’expression de la dignité essentielle de tout homme et de toute femme : un travail choisi librement, qui associe efficacement les travailleurs, hommes et femmes, au développement de leur communauté ; un travail qui, de cette manière, per- mette aux travailleurs d’être respectés sans aucune discrimination ; un travail qui donne les moyens de pourvoir aux nécessités de la famille et de scolariser les enfants, sans que ceux-ci ne soient eux- mêmes obligés de travailler ; un travail qui permette aux travailleurs de s’organiser librement et de faire entendre leur voix ; un travail qui laisse un temps suffisant pour retrouver ses propres racines au niveau personnel, familial et spirituel ; un travail qui assure aux travailleurs parvenus à l’âge de la retraite des conditions de vie dignes. »
[6] Pour reprendre l’expression consacrée par David Graeber, dans Bullshit jobs, Éditions Les liens qui libèrent, 2018
[7] Similairement à ce qui est proposé dans la Ethical Trading Initiative, Base code, clause 2 “Freedom of association”(https://www.ethicaltrade.org/eti-base-code/2-freedom-association-and-right-to-collective-bargaining-are-respected, consulté le 9 mai 2019)
[8] Martha Nussbaum, Creating Capabilities : The Human Development Approach, Belknap Press, 2011
[10] UN, Human Rights Council, June 26th, 2014, resolution 26/9.
[11] Kate Raworth, Doughnut Economics : Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist, Cornerstone, 2018
Retrouvez la vidéo de présentation du Manifeste sur https://youtu.be/zEA-GPOm0_8