Il y a 10 ans, le 11 janvier 2010, mourait Jean-Yves Calvez, jésuite, philosophe et économiste qui a particulièrement contribué à l’étude de la pensée sociale de l’Eglise catholique. Christian Mellon, du Ceras, analyse ici la manière dont Calvez a compris, interprété, parfois critiqué la doctrine sociale… d’une manière qui anticipait par bien des aspects ce que le pape François a apporté depuis le début de son pontificat à cette pensée.
Peu après avoir publié, en 1956, à l’âge de 29 ans, La pensée de Karl Marx, Jean-Yves Calvez publie en 1959 un volume important sur Eglise et société économique (Aubier collection Théologie, 570 pages), fruit d’un travail collectif auquel 14 jeunes jésuites ont collaboré et qu’il a coordonné avec Jacques Perrin sj. Le sous-titre de cette somme « l’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII » ne retient pas le mot « doctrine » ; et, dans l’introduction, c’est l’expression « pensée sociale des papes » qui revient. L’expression « doctrine sociale » fait l’objet, dès le début du premier chapitre, d’une discussion sur sa genèse et sur ce qu’elle recouvre exactement. Cette question de la dénomination même de l’objet intéressera Calvez jusqu’à la fin de sa vie, comme en témoigne son ultime papier pour le Forum de La Croix, le 7 novembre 2009, intitulé Discours, enseignement ou doctrine sociale.
A la fin de sa vie, au sein de l’équipe du CERAS, il assume le méticuleux travail de réédition et de mise à jour du recueil de textes du Magistère, le Discours social de l’Eglise catholique. Il y présente l’encyclique de Benoît XVI, Caritas in veritate, parue cette année-là. C’est à l’occasion de ce travail de mise à jour que naît, au sein du Ceras, l’idée d’en faire le support d’un site internet entièrement consacré à la « doctrine sociale de l’Eglise ».
On ne peut évoquer la relation très personnelle de JY Calvez à la doctrine sociale de l’Eglise sans rappeler qu’il a participé, modestement certes, à l’élaboration de l’un de ses documents essentiels, Gaudium et Spes. Voici ce qu’il en écrit lui-même, dans Compagnon de Jésus, un itinéraire[1] :
« Au Concile, je fus embarqué dans les derniers préparatifs de Gaudium et Spes. C’est encore alors le Schéma XIII. Je participai à la réunion d’Ariccia, sur les bords du lac Nemi, près de Rome, en février 1965. C’est là que le document sur « L’Eglise dans le monde de ce temps » prit forme enfin. La gestation, depuis 1963, en avait été difficile. Je suis « embauché » ensuite pour la rédaction même par Mgr Pierre Haubtmann, recteur de l’Institut catholique de Paris, rédacteur principal de Gaudium et Spes dans la dernière phase, c'est-à-dire, l’année 1965, jusqu’à la dernière session du Concile, à l’automne, où le document est encore vivement discuté, puis amendé, enfin voté. Je participerai, pendant des nuits mémorables, à l’incorporation des amendements ».
Toute sa vie, JY Calvez fut reconnu comme un expert de la doctrine sociale de l’Eglise ; il l’enseignait, notamment au Centre Sèvres (Facultés jésuites de Paris), et en de nombreuses autres occasions, car il était très sollicité sur ce sujet. La dernière encyclique de Benoît XVI avait provoqué un renouveau de la demande : les cinq derniers mois de sa vie, il donna un grand nombre de conférence sur cette encyclique.
Dans son œuvre écrite, l’enseignement social de l’Eglise tient une place importante, comme en témoigne sa bibliographie. Bon nombre de ses ouvrages portent sur ce sujet en général, ou sur un des thèmes particuliers qu’elle aborde. Notons sa prédilection, dans le choix de ses sujets, pour l’économie. Le mot « économie » apparaît dans 8 des titres ou sous-titres de sa bibliographie. Autres thèmes de prédilection : le travail et le développement. Même quand il s’occupait d’autres questions, la doctrine sociale n’était pas loin. On ne saurait établir une relation directe entre sa compétence de marxologue et son expertise en matière d’enseignement social chrétien, mais il y a certainement une relation indirecte : bon nombre des questions qu’il découvre en travaillant Marx se trouvent ensuite mises en avant dans ses présentations de la doctrine sociale de l’Eglise (le rapport entre capital et travail notamment). Autre exemple : le monde russe l’intéresse vivement, et notamment l’évolution de l’Eglise orthodoxe russe après la fin de l’URSS. Là encore, c’est à propos de questions sociales qu’il collabore le plus étroitement, comme en témoigne la réflexion commune qui aboutit à la publication, du livre collectif Eglise et Economie, Voix orthodoxes russes, voix catholiques romaines, sous la direction de Jean-Yves Calvez et Andrei Zoubov[2]. Dernier exemple : son intérêt pour les Etats-Unis, où il allait souvent (il faisait partie du board de l’Université Georgetown). Il attire l’attention des chrétiens de France sur l’importante lettre pastorale publiée par les évêques américains sur l’économie en 1986. Il rédige la présentation de la traduction française de ce document, publiée en 1988 sous le titre Justice économique pour tous, un texte dont il ne cessera de vanter la pertinence. Il avait été l’un des quelques 150 experts consultés au cours du processus de rédaction de ce document.
Trois points sont à souligner dans la manière dont Calvez interprétait la doctrine sociale catholique.
Calvez ne fait pas de lecture « systémique » du discours social de l’Eglise, comme le fait par exemple le Compendium, dans lequel tous les documents sont mis sur le même plan, sans tenir compte du contexte de leur gestation et publication. C’est d’ailleurs pourquoi il ne manifeste pas d’attachement particulier au mot « doctrine », et l’utilise en parallèle avec «enseignement », « discours » ou « pensée ».
Dès son premier ouvrage se manifeste ce souci : une bonne partie de l’introduction de Eglise et société économique est consacrée à expliquer combien cette présentation systématique aurait dû être précédée d’une « enquête historique » et combien il regrette que cela n’ait pas été possible.
Il aime à souligner les évolutions dans la doctrine. Un exemple significatif : l’abandon de la notion de corporatisme, qui était centrale dans Quadragesimo anno. Voici ce qu’il en écrit : « Le corporatisme de la doctrine sociale sera oublié par la suite, et nous avons ici, très clairement,… l’exemple de quelque chose qui a été expressément dépassé dans l’évolution ultérieure de la doctrine sociale de l’Eglise. Le concept de justice sociale a pris au contraire une place considérable »[3].
Autre évolution qu’il se plait à relever : le rapport au socialisme. Pour Léon XIII, tout était négatif dans le socialisme. Mais Calvez note que, en raison de l’évolution du socialisme (notamment l’émergence d’un socialisme démocratique), cette condamnation s’atténue. Ainsi pour Pie XI, dans Quadragesimo Anno, si on ne peut pas être en même temps « bon catholique et vrai socialiste », néanmoins « les idées de ce socialisme mitigé ne diffèrent plus de ce que souhaitent et demandent ceux qui cherchent à réformer la société sur la base des principes chrétiens ».
Dans son commentaire de Laborem exercens, il se réjouit de voir Jean-Paul II « modifier profondément » deux points de vue exprimés par Pie XI et Pie XII. Pour Pie XI, capital et travail étaient à mettre sur le même plan : « pas de capital sans le travail, mais surtout pas de travail sans le capital ». Pie XII avait exprimé, lors de la controverse sur la participation (« mitbestimmung »), sa crainte que la participation des travailleurs à la direction de l’entreprise « n’enfreigne l’autorité des dirigeants et le droit propre des propriétaires ». Jean-Paul II, selon Calvez, se démarque de ces opinions, en proclamant la priorité du travail « tout spécialement par rapport au capital » et en disant du travail humain qu’il est « la clé essentielle de toute la question sociale ».
Parmi les évolutions historiques, il en est une que Calvez analyse et commente, c’est celle qui concerne la « nature » même de la doctrine sociale. Pour Léon XIII, il s’agissait de « philosophie chrétienne », sans grand rapport avec la théologie ni avec la révélation biblique. Jusqu’à Jean XXIII (y compris encore dans Pacem in Terris), les papes argumentent presque exclusivement à partir du « droit naturel », n’invoquant que très marginalement l’Ecriture.
C’est le Concile qui, dans la première partie de Gaudium et Spes, amorce un tournant notable : la dignité de la personne humaine est fondée théologiquement, la communauté humaine est mise en relation avec le mystère de la Trinité. Ce tournant s’accentue avec Jean-Paul II, qui relance l’expression « doctrine sociale », contestée dans les débats postconciliaires, sur des bases bibliques et théologiques : ses encycliques se réfèrent toujours à la loi naturelle mais s’appuient beaucoup sur une anthropologie chrétienne fondée dans l’Ecriture. La doctrine sociale, qui s’inscrivait hier dans la « philosophie chrétienne », relève désormais, selon Sollicitudo rei socialis (SRS 41), de la « théologie morale ».
JY Calvez analyse cette évolution, dont on sent bien qu’il la juge plutôt heureuse, ne serait-ce que pour des raisons oecuméniques. Il souligne néanmoins, dans Les silences de la doctrine sociale catholique[4] quelques difficultés liées à ce changement. Dire de la doctrine sociale qu’elle est « théologique », n’est-ce pas risquer de restreindre son audience aux chrétiens ? Autre risque : passer de la philosophie sociale à l’anthropologie chrétienne, voire à la théologie, c’est être amené à préciser, beaucoup plus qu’avant, le niveau d’autorité des diverses affirmations contenues dans les textes. De fait, on constate que les documents récents formalisent une distinction de niveaux à l’intérieur de la doctrine : il y a d’une part le niveau des principes fondamentaux, qui sont tirés de la Révélation ; d’autre part l’apport des sciences humaines et sociales, de la réflexion rationnelle, de l’analyse des événements, qui produit des jugements plus « contingents », par lesquels on applique les principes aux situations concrètes. Cette distinction des « niveaux » d’autorité est explicite dans Centesimus annus (CA 3) et dans les lettres pastorales de certains épiscopats, notamment celle des évêques américains en 1986. JY Calvez craint que cela ne conduise à minimiser l’importance de certains des jugements très fermes portés par le Magistère dans le passé. Il regretterait par exemple qu’on en vienne à relativiser l’enseignement de Rerum Novarum sur le salaire familial ou la condamnation par Quadragesimo anno de la concurrence sans frein. Surtout, il s’étonne que cette distinction des niveaux ne soit pratiquée par le Magistère contemporain que lorsqu’il s’agit de questions sociales, alors qu’elle est ignorée, voire explicitement récusée, en matière de morale sexuelle et familiale. Dans un article publié par Etudes en mai 1993, et qui avait fait un certain bruit à l’époque, il expose avec précision ces différences, en cherche honnêtement les raisons et conclut qu’il n’en voit pas qui soient convaincantes.
Quand il traite de la doctrine sociale catholique, JY Calvez s’attache essentiellement aux encycliques et à Gaudium et Spes. Mais il ne manque jamais de souligner que ces textes puisent leur inspiration dans diverses réflexions menées par des laïcs, à partir de leur expérience. Il s’intéresse aussi à d’autres textes que ceux émanant de Rome. C’est le cas de l’épiscopat des Etats-Unis, et notamment de sa Lettre pastorale de 1986, évoquée ci-dessus, dont il préface l’édition française. Il décrit par le détail le processus de très large consultation qui s’est étalé sur trois ans pour produire ce document et le juge d’une remarquable originalité ; on sent bien qu’il souhaiterait que l’on procède de la même manière dans toute l’Eglise…
Publiant ses trois tomes sur les Chrétiens penseurs du social (Cerf, 2002, 2006, 2009), il ne vise certes pas à les annexer à l’enseignement social de l’Eglise, mais il veille à souligner, pour certains d’entre eux, leur contribution à la réflexion des chrétiens sur le social. Par exemple pour Henri de Lubac, il souligne le sous-titre de son Catholicisme : aspects sociaux du dogme (Cerf, 1938). Le tome 3 comporte un exposé détaillé de toutes les controverses autour de la notion même de doctrine sociale dans les années 70-80.
Il arrivait à Calvez de souligner aussi les insuffisances, les lacunes de l’enseignement pontifical en matière sociale. L’ouvrage le plus intéressant à cet égard est celui de 1999 sur Les silences de la doctrine sociale catholique. Il y formule ses critiques en des termes très mesurés, mais qui marquent fortement ses options personnelles, plus sans doute que dans aucun autre de ses ouvrages. Il s’agit de critiques positives, formulées sous forme de propositions sur ce qu’il conviendrait de développer à l’avenir… et que nous ne pouvons relire aujourd’hui sans prendre en compte les évolutions de cette doctrine sociale depuis 1999, en particulier avec les apports du pape François.
Le thème du travail est très cher à JY Calvez[5]. Il aime souligner que le travail, pour un chrétien, ne peut se réduire à un « gagne-pain » : c’est une dimension essentielle de la dignité humaine. Car, écrit-il « on peut, au moyen d’indemnisations ou allocations diverses, assurer à chacun la survie, voire une vie décente, même s’il ne travaille pas, mais on ne lui assure pas ainsi cette personnalisation et socialisation essentielles que procure le travail. » (Les silences, p 42). C’est pourquoi il trouve que l’Eglise devrait être plus précise quant aux propositions concrètes pour réduire le chômage. Certes, il se réjouit de la lucidité de Jean-Paul II sur les méfaits du chômage, par exemple dans son discours à l’OIT en 1982. Mais il aimerait que l’Eglise préconise des solutions comme le « partage du travail impliquant partage de revenu».
Il note que, sur ce point, la commission sociale de l’épiscopat français s’est montrée plus précise, dans sa déclaration Face au chômage, changer le travail (1993). S’il est vrai que les services créent plus d’emplois que la fabrication de biens matériels, il faut orienter la demande des consommateurs vers ces services, ce qui suppose des changements de mentalités que l’Eglise pourrait favoriser. Il faut aussi une « programmation publique des actions nécessaires pour favoriser ces développements ». A ce propos, JY Calvez s’autorise à reprendre le mot « planification » des actions publiques, s’abritant derrière Jean-Paul II qui utilise lui-même ce mot dans le contexte de la politique de l’emploi.
Calvez rappelle ce que l’Eglise a dit de positif, depuis Jean XXIII, sur les droits de l’homme et, depuis Pie XII, sur la démocratie. Il laisse percer cependant un malaise à propos de l’évolution sur ce point de Jean-Paul II dans les années 90. On sait qu’il existe une tension entre, d’une part, l’affirmation de la valeur de la démocratie et de l’Etat de droit et, d’autre part, l’affirmation du caractère absolu de certaines valeurs, dont le respect ne saurait dépendre d’un vote. JY Calvez, exposant l’évolution des textes de l’Eglise sur ce sujet, dit son accord avec le pape sur le fait que ce n’est pas un vote qui peut décider de la vérité d’une position éthique. Il estime cependant qu’on ne peut en rester là et que le rapport entre vérité et liberté en démocratie appelle des clarifications : « Le pape a associé étroitement les termes démocratie et vérité : nous percevons que cela n’est sans doute pas possible avec tout sens du mot vérité. Des précisions semblent à apporter. » Il regrette que l’Eglise ne considère la « démocratie comme procédure » que comme un pur pragmatisme dénué de toute dimension morale. Pour lui, cette démocratie, si on la prend vraiment au sérieux, est « déjà une vie sous une vérité ». Ce n’est pas un pur pragmatisme, c’est une reconnaissance de l’autre comme ayant une « valeur et une dignité égales aux miennes » (Les silences, p 102).
L’Eglise n’a cessé, depuis Rerum Novarum, de s’opposer au libéralisme en général. Mais, à l’époque de Calvez, elle s’est encore peu exprimée sur le « libéralisme des opérations financières ». Elle n’a abordé les questions financières qu’indirectement, à propos de la dette ou de l’investissement. Rien sur les « opérations financières » qui ont pourtant pris une extension majeure[6].
Calvez connait le document rédigé par deux laïcs français, François Villeroy de Galhau et Antoine de Salins, publié en 1994 par le Conseil pontifical Justice et Paix, avec une préface du Cardinal Etchegaray, sous le titre Le développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du christianisme[7]. JYC lui accorde une grande importance ; il le présente et commente longuement dans Les silences.
C’est sans doute à la question du capitalisme comme tel que JY Calvez accorde le plus d’importance. Il aborde ce point dans Les Silences, mais lui consacrera deux ans plus tard un livre entier, Changer le capitalisme[8].
Son argumentation repose sur une distinction nette entre le libéralisme - qui n’est pas mauvais en soi, puisqu’il intègre une valeur fondamentale, la liberté - et le capitalisme. A son avis, il ne faut pas le critiquer seulement dans ses excès ou ses dérives, mais dans son principe même, du moins si on définit le mot par l’accumulation de pouvoirs de décision entre les mains d’un petit nombre de personnes.
C’est cette accumulation qui, selon JY Calvez, devrait susciter une critique radicale. Il ne perd pas une occasion de dénoncer tout ce qui est « accumulation en un petit nombre de mains ». C’est un des fils conducteurs de sa lecture des textes du discours social catholique. Chaque fois que le mot apparaît, il le souligne. Ainsi, il rappelle que « très tôt, l’Eglise a dénoncé les accumulations indues », faisant référence aux Pères de l’Eglise[9]. Dans Rerum novarum, il souligne la citation suivante : « La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence » (RN 1)[10]. Autre citation favorite, le n°65 de Gaudium et spes (GS 65) : "Le développement ne doit pas être abandonné à la discrétion d'un petit nombre d'hommes ou de groupes, jouissant d'une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique, ou à celle de quelques nations les plus puissantes, il convient au contraire que le plus grand nombre d'hommes possibles, à tous les niveaux […], puissent prendre une part active à son orientation ».
A cause de cette accumulation, les partenaires, dans l’échange « libéral », ne sont pas dans des conditions de négociation égales. La question n’est donc pas tant de s’opposer à la liberté des échanges que de réduire les situations de privilège, de mettre les consommateurs à égalité avec les producteurs, les intermédiaires ou les distributeurs. Certes la totale liberté des échanges a des effets négatifs, mais c’est seulement en raison de l’inégalité entre un petit nombre de personnes qui détiennent le capital et la grande masse de ceux qui n’ont à apporter que leur travail.
JY Calvez désigne par l’expression « capitalisme inégal » la situation où un très petit nombre de personnes détiennent ou contrôlent le capital. C’est alors, mais alors seulement, que le libéralisme alimente l’inégalité, provoque une concentration toujours plus grande et provoque la dépendance du plus grand nombre. Et il rappelle que, au début de l’accumulation du capital – Marx n’est pas loin - il y a eu de la violence physique : guerres, pillages, expropriations violentes, etc.
Calvez constate que l’Eglise catholique est restée longtemps très réticente envers tout ce qui porterait atteinte au droit de propriété. Réticence fondée sur l’argument que la propriété est facteur de personnalisation, de responsabilité, de liberté politique, comme le dit Gaudium et Spes (GS 71). Cet argument, Calvez l’approuve, mais il cite plus volontiers les textes plus récents, notamment de Jean-Paul II, qui déclarent illégitimes certaines formes de propriété. Il souligne ainsi ces phrases de Centesimus annus (CA 43) : « La propriété des moyens de production, tant dans le domaine industriel qu’agricole, est juste et légitime, si elle permet un travail utile ; au contraire, elle devient illégitime quand elle n’est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d’ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l’exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail. Ce type de propriété n’a aucune justification et constitue un abus devant Dieu et devant les hommes »
.A plusieurs reprises, JY Calvez, sensible aux réalités latino-américaines[11], donne l’exemple du latifundium (très vaste propriété foncière, aux ressources sous-utilisées, appartenant à un propriétaire non résident), et rappelle qu’il est condamné comme illégitime par un document du Conseil pontifical Justice et Paix de 1998, développant un passage de Gaudium et Spes sur le même sujet.
L’Eglise, d’après JY Calvez, pourrait inviter à innover en matière de propriété, sans doute plus que bien des penseurs socialistes contemporains. Voici quelques unes de ses suggestions :
- Egaliser les chances en matière d'éducation ;
- Doter chacun d'un capital de départ égal (ou suffisamment égal) au moment d'entrer dans la vie active ou lors d'un tournant de la vie active ;
- Accroître la distribution des actions dans les entreprises ;
- Compenser l'effet des inégalités physiques, psychiques ou autres par la distribution d'actions ;
- Affecter l'essentiel de la part de l'Etat dans les héritages à la diffusion de la propriété du capital ;
- Aider les plus démunis à accéder à la capitalisation pour la couverture des risques de la vie et de la vieillesse.
- Augmenter les revenus salariaux, non pas pour accroître la demande, mais en vue d’un accroissement de l’épargne et du contrôle sur le capital. Se référer à la vieille idée de Léon XIII : le « juste salaire » doit être suffisant pour permettre une épargne, la constitution d’un patrimoine.
Trop de personnes gèrent leurs actions sans la moindre conscience de leur responsabilité à l’égard des entreprises et de la communauté des hommes engagés dans celles-ci. Il faut que cela change. Pour échapper aux maux extrêmes du capitalisme inégal, le chemin est la solidarité déclarée et volontaire. Car « les vices privés ne produisent pas de vertus publiques, en dépit du vieil adage » et « on ne peut parvenir à une société équitable et juste que s’il y a un fort engagement moral de ses membres ». Le développement de la pratique des fonds éthiques va dans le bon sens.
Pour JY Calvez, une des formes essentielles de la « justice » (notion centrale dans l’éthique chrétienne) est l’égalité. Le christianisme proclame certes l’égalité de tous en dignité. Mais se soucie-t-on assez de l’égalité effective ? A ses yeux, plus encore qu’à un accès égal aux biens nécessaires à la vie (en vertu de la « destination universelle des biens »), les hommes doivent avoir un égal accès aux « responsabilités » : il faut faire en sorte que le plus grand nombre d'hommes possibles, à tous les niveaux, puissent prendre une part active à la vie de la cité, vie économique autant que politique. C’est une question de dignité et de justice. Aucun chrétien ne devrait y être insensible.
[1] DDB, 2000, pp. 35-36
[2] Eglise et Economie, Voix orthodoxes russes, voix catholiques romaines, Histoire de la morale, Le Cerf, 1998, 200 p.
[3] L’Eglise et l’économie, L’Harmattan, 1999, p 45.
[4] Les silences de la doctrine sociale catholique, L’Atelier, 1999, pp 120-124.
[5] En décembre 2009, peu avant sa mort, on lui demande de choisir un thème à traiter dans la chronique « actualité de la pensée sociale chrétienne », que le Ceras assure quatre fois par an dans la Lettre des Semaines sociales. Sans hésiter, il choisit le travail. Cette page, où il rassemble quelques citations des encycliques sur la dignité du travail, a été son dernier texte publié. Il y rappelle notamment sa forte conviction : « Respecter la dignité du travail, c’est veiller à ce que tous les hommes aient accès à une telle activité, puisqu’elle est un facteur décisif de leur dignité. »
[6] Depuis, le Magistère s’est exprimé sur ce sujet notamment à travers du texte Sur les questions économiques et financières (OPQ, 2018).
[7] Editions du Conseil Pontifical Justice et Paix, Vatican, 1994. Au cours de la table ronde clôturant un colloque, le 8 janvier 2011, l’un des deux co-auteurs de ce document, François Villeroy de Galhau en racontera la genèse : il est le fruit d’une rencontre organisée à Rome par Jean-Yves Calvez entre les deux co-auteurs et le cardinal Etchegaray. C’est Jean-Yves Calvez qui a donné le libellé exact du titre.
[8] Changer le capitalisme, Bayard, 2001, 122 p.
[9] L’Eglise et l’économie, p 11.
[10] L’Eglise et l’économie, p 17.
[11] Il allait chaque année donner un cours en Argentine. Peut-être a-t-il rencontré à cette période le P. Bergoglio, futur pape François ?