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23 janvier 2013

Les signes des temps

Olivier de Dinechin, Jésuite

Les signes des temps Kathia MartW CC BY-NC 2.0

« Le soir venu vous dites ‘Beau temps, car le ciel est rouge’, et au matin ‘aujourd’hui tempête, car le ciel est rouge sombre’. Le visage du ciel, vous savez l’interpréter, mais les signes des temps, vous ne le pouvez » (Matthieu 16, 2-3).

À chaque journal télévisé, « programme météo » et nouvelles ! Les événements dramatiques interrogent en profondeur personnes et sociétés sur la condition humaine : catastrophes cosmiques – séismes, épidémies –, ou événements politiques – révolutions, guerres, génocides. Et la question s’élève : pourquoi, comment et à qui la faute ? À l’aube des Lumières, le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne valut à Voltaire et aux philosophes de lancer cette grande interrogation critique qui résonne encore, après la Shoah, le sida et les tsunamis. Depuis toujours, la foi juive puis la foi chrétienne ont pris en charge ces questions et interprétations historiques. Le Christ lui-même fut un jour interpellé sur le sens d’une catastrophe (la chute de la Tour de Siloé) et d’un incompréhensible événement politico-religieux (le massacre par Pilate de pieux galiléens au moment où ils offraient des sacrifices Luc 13,1-5). La parabole de la météo s’inscrit précisément dans cette question : de quoi les temps font-ils signe ?

Les temps selon les Écritures

Le sens météorologique ouvre au second sens du temps, celui du calendrier, la durée. C’est le temps « de demain », entre celui d’hier, de l’histoire, et celui de l’avenir. Les textes bibliques nous mettent dans une durée qui a un sens, une histoire qui a un commencement et une fin : Il y a eu des premiers jours, il y aura des derniers jours. Cette histoire vient à nous à travers des générations, celles des temps anciens, et nous marchons et engendrons vers des temps nouveaux. Cette histoire, dont la Bible nous donne des récits, est celle des alliances avec Dieu, histoire tumultueuse de refus et de retrouvailles. Nous gardons mémoire des grands témoins d’alliances – Abraham et les Patriarches, Moïse et les Prophètes. Dans cette lecture se détache la notion de « moment » (kairos) : terme qui désigne toujours un présent, un « maintenant » décisif qui résonne d’hier à aujourd’hui. Les grands moments dans l’ancienne Alliance tournent autour de la Pâque – la libération d’Égypte – en l’annonçant ou en la répétant. Et de même, le moment décisif pour les chrétiens est la Pâque de Jésus-Christ, en sa Passion, sa mort et sa Résurrection, et l’annonce de son retour.

Telle est la vision des temps qu’évoque la parabole de Jésus : des réalités terrestres, vécues, qui invitent à comprendre celles du « Royaume de Dieu » qui vient et nous appellent à la vigilance, à la conversion.

Lectures en Église

La lecture de l’actualité sociale est une tradition relativement moderne, mais bien établie de l’Église. Chaque encyclique de sa « Doctrine sociale » naît à partir de la lecture d’événements de dimension sociale et culturelle qui marquent l’époque, et dont certains chrétiens se sont saisis avant que les autorités les relaient. Quelques exemples. L’attention à ces « réalités nouvelles » – Rerum novarum (en 1891) – se repère dans les passages circonstanciés des encycliques. Pour cette première, c’est « la condition des ouvriers » dans le développement de l’industrie capitaliste et la prise de conscience de classe (RN1). Quarante ans après, Quadragesimo anno (en 1931) relit les fruits positifs de cette lecture, la précise de façon thématique, mais note des événements nouveaux : la dictature économique, les idéologies socialiste et communiste, la déchristianisation des mœurs (Quadragesimo anno, partie III). De même, dans Mater et magistra (1961), Jean XXIII souligne des changements sociaux plus récents : les innovations scientifiques, techniques (en particulier le nucléaire), sociales, politiques, notamment au plan international, et note avec encouragement les mouvements tels que le désarmement, les droits de l’homme, le développement. Enfin, on retiendra la célèbre affirmation de Paul VI dans l’encyclique Populorum progressio (1967) sur le développement : « La question sociale est devenue mondiale ».

Les relais de cette série historiquement située dans « nos temps » continuent, notamment à l’occasion d’anniversaires : 1971 avec Octogesima adveniens de Paul VI ; plus explicitement encore avec les lettres pratiquement décennales de Jean Paul II : 1981 Laborem exercens, 1987 Sollicitudo rei socialis (20e anniversaire de Populorum Progressio), 1991 Centesimus annus, 1994 Millesimo anno adveniente. En 2009, l’encyclique de Benoît XVI Caritas in veritate s’inscrit explicitement dans cette fidélité à Populorum progressio (son chap. I). L’Église catholique se vit et se sait située dans l’histoire des hommes : continuité de son attention dans la nouveauté des situations.

L’expression « signes des temps », popularisée par Jean XXIII au Concile, apparaît dans le décret sur le Ministère et la vie des prêtres (Presbyterorum ordinis 9) et au début de Gaudium et spes : « … L’Église a le devoir, à tout moment de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relation réciproques » (GS4). Et plus loin, un passage explique de quelle démarche il s’agit : « Mû par la foi, se sachant conduit par l’Esprit du Seigneur qui remplit l’univers, le peuple de Dieu s’efforce de discerner dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps, auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables de la présence du dessin de Dieu » (GS11). En bref : invitation au discernement dans l’Esprit Saint, discernement positif et non seulement de déploration.

Pour lire les temps, pour lire notre temps

Les signes sont à observer non pas « dans le ciel », mais dans notre monde, dans toutes les réalités humaines. Le rapprochement avec la météorologie indique qu’ils concernent de larges tranches de l’humanité, sinon tous les habitants de la terre, et en tout cas des réalités sociales. Il s’agit de lever les yeux et scruter une réalité à la fois quotidienne et nouvelle, pour l’interpréter. Dans ces réalités humaines, comprises dans toute leur épaisseur, y compris comme porteuses de questions existentielles, le chrétien est invité à reconnaître des signes de réalités divines, à savoir du dessein de Dieu sur l’humanité, depuis l’origine jusqu’à sa fin, en passant par l’actualité. Ce sont des signes du « Royaume de Dieu », réalité finale (eschatologique) en cours de réalisation, dont Jésus annonce qu’il « est tout proche ». Le dessein de Dieu dans l’histoire des hommes fut annoncé par les prophètes, rendu actuel dans la venue du Christ, qui invite à s’y engager.

Pour reconnaître les signes des temps, il convient de croire et comprendre que « c’est le même et unique Esprit de Dieu qui agit dans l’univers, dans l’histoire et le cœur des hommes ». Le présupposé de la démarche de la foi est celle d’une connivence entre la subjectivité des observateurs qui questionnent et l’objectivité des signes.

Qui discerne les signes ? Fondamentalement, celui qui est sur un chemin de foi, c’est-à-dire le sujet touché dans sa conscience et animé par l’Esprit Saint, qui reconnaît ces signes. Mais, selon le Concile, c’est aussi ou en même temps l’Église, comme sujet collectif, qui discerne véritablement les signes. Ce point demande explication. Dire « Église », ce n’est pas uniquement désigner les autorités reconnues en elle, mais le « Peuple de Dieu », personnes et communautés. Le charisme de discernement n’a pas à être identifié à celui de l’autorité, il est plutôt celui de la prophétie de Joël rappelée par Pierre : « Vos fils et filles prophétiseront » (Actes 2,17).

Proposons quelques figures de partenaires à privilégier dans ce dialogue en Église, sous la mouvance de l’Esprit. Les humbles et les petits, tout d’abord : ceux dont le Christ a reconnu avec joie qu’ils voyaient ce qui a été caché aux sages et aux savants. Ou encore, selon les Béatitudes : les cœurs purs, les assoiffés de justice, les miséricordieux. Ceux qui sont convoqués au tribunal pour le nom du Christ : depuis les Apôtres, à travers les siècles mais aujourd’hui encore, ils sont toujours nombreux. Jésus les a situés dans la lignée des vrais prophètes. La force de leur parole devant leurs juges est étonnante pour tous, et notamment pour le Peuple de Dieu. Les communautés, groupes et mouvements qui se rassemblent au nom de l’Évangile, et qui s’entraident à plus de foi, d’espérance et de charité dans leur vie. Parfois de « grandes voix » qui résonnent au cœur de beaucoup, des voix « prophétiques ». Enfin les évêques et pasteurs, les responsables de communautés dans leurs rapports vivants avec tous ces partenaires.

L’élaboration concrète des textes de la doctrine sociale de l’Église n’implique pas seulement les autorités hiérarchiques romaines, mais les découvertes de chrétiens engagés socialement, le travail d’institutions de recherche et de réflexion sociales, des observateurs, théologiens et philosophes, tous impliqués dans un vaste dialogue.

Mais y a-t-il des hommes et des femmes qui, sans appartenir de façon visible à l’Église, sont à prendre en considération dans ce discernement ? Oui, sans aucun doute, parmi ces « hommes de bonne volonté », ces bergers veilleurs à qui le Seigneur annonce sa Paix, et ces « mages venus d’Orient » qui ont vu « se lever une étoile ». Le Concile l’affirmait dans le passage déjà cité : « dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps auxquels (le Peuple de Dieu) participe avec les autres hommes ».

De tels signes font appel à la conscience humaine, ils provoquent au bien, ils produisent des démarches de conversion (transformation) du cœur.

Des lieux à observer

D’abord, la Création dans sa beauté, sa grandeur et sa fragilité. Aujourd’hui, elle nous apparaît changeante, fragile et menacée par l’homme lui-même, elle a une histoire avec l’humanité, qui en ressent crainte et responsabilité. La conscience écologique ne serait-elle pas un « signe des temps » ? La « nature humaine » ne se trouve-t-elle pas menacée par les prétentions à l’améliorer ?

Les événements, pas seulement les catastrophes qui ont pu inviter à voir la faiblesse de l’homme et le besoin du salut. À l’époque du Concile, mais dans la ligne des encycliques sociales, c’est un regard plus optimiste et engageant qui a été posé sur quelques mouvements culturels et sociaux : le développement d’institutions internationales pour la paix et la justice, la fin de l’ère coloniale, l’émancipation des femmes. Une certaine utopie traversait l’Église. C’est moins le cas aujourd’hui et nous sommes conscients des « menaces » de la situation, notamment dans la globalisation de notre monde ou dans les vertiges de la biomédecine. Mais le réalisme peut-il arrêter toute tentative de discernement ? « N’ayez pas peur » répétait Jean Paul II. Catastrophisme ou engouement béat sont des pièges pour lire les signes des temps. Ni la Bible ni l’enseignement social de l’Église ne sont la boule d’une cartomancienne, et la théologie elle-même risque de s’égarer dans des lectures simplistes de libération ou de châtiment.

Grammaire des signes

  • Les valeurs et requêtes qui unissent, qui entraînent communion (douloureuse ou heureuse) dans le service des hommes.
  • Dans les Écritures : les événements de « passage », les appels prophétiques, les psaumes jaillis dans des circonstances de joie ou de détresse.
  • Les paraboles du quotidien et celles de l’événement, quand elles deviennent « parole » vive, prophétique.
  • Les signes donnés par Jésus dans les évangiles : guérison, pain, eau vive, lumière, service, sang versé, signes exaltés dans la célébration des sacrements.
  • La dimension pascale, de mort et de résurrection, présente dans l’actualité ; les « signes de contradiction ».

Gaudium et Spes invitait à considérer trois réalités, où se fait entendre un appel : les événements, les exigences (les valeurs), les requêtes. Les « valeurs », c’est ce qui touche la conscience morale et ce qui se partage avec d’autres, provoquant l’union entre les hommes par le meilleur d’eux-mêmes – par exemple le respect de tout homme dans sa dignité. Les requêtes se situent, comme les valeurs, dans la conscience, mais en creux : les insatisfactions profondes et les protestations devant l’injustice ou face au vide de sens. Elles créent des forces sociales actives. Valeurs et requêtes sont porteuses de jugements. Les événements sont plus difficiles à juger, mêlés de bien et de mal, notamment les événements politiques. Mais le terme pointe sur l’inattendu, et il répond à l’appel répété du Christ à la « vigilance » à propos du Royaume, qui surviendra « comme un voleur ».

Questions pour discerner les signes

Chez les sujets qui lisent les signes, quel éveil de la liberté ? La lecture du signe entraîne un appel, non un matraquage idéologique ; une augmentation de foi, d’espérance et de charité et un engagement actif sans peur des médiations sociales. Quiconque reconnaît dans un événement une provocation à engager sa liberté pour plus de justice ou de vérité ne reconnaîtrait-il pas quelque lumière de l’esprit de Jésus-Christ ?

Entre les sujets qui observent les signes, quelle communication ? On voit dans l’Évangile et les Actes des Apôtres, des rencontres et une communication entre ceux qui ont été touchés par « l’Esprit ». Quand, dans l’Église ou autour d’elle, se développent de telles rencontres et de telles communautés de discernement, cela à son tour fait signe.

À partir de la réalité elle-même des « signifiants », selon plusieurs critères. D’abord la véracité d’un signe se reconnaît dans son épaisseur humaine. Ensuite dans sa ressemblance avec un événement rapporté dans l’Écriture Sainte comme un signe. Cela vaut même et surtout quand ce signe paraît scandaleux aux yeux du monde, comme la crucifixion de Jésus ou la mort des martyrs. Le signe est dit « des temps », c’est-à-dire dans l’instant vécu, comme la météorologie et l’histoire : un signe apparaît et peut disparaître, tel un éclair ou l’étoile de Mages. Mais il va de l’Orient à l’Occident, et sa trace reste dans la mémoire de ceux qui marchent.

Objets de surprise, de scandale ou d’admiration, les signes des temps n’appellent pas à une simple contemplation esthétique. Ils comportent un appel à répondre, et parfois indiquent le lieu de la réponse. Répondre, c’est agir. Et ceux qui répondent font signe pour d’autres. Le « signe de Jonas » auquel Jésus renvoie ceux qui lui demandent un signe dans le ciel, ce n’est pas que le prophète soit sorti vivant du monstre marin, mais le fait que les Ninivites aient changé de vie à sa parole. Le signe de la Résurrection du Christ, ce n’est pas qu’il apparaisse sur les nuées du ciel, mais que des hommes et des femmes se convertissent à son appel, engageant leurs vies dans l’amour de Dieu et de leurs frères.

*Département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres (Facultés jésuites de Paris).