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22 novembre 2012

Cultures

Edouard Herr, Jésuite, Institut d'études théologiques (IET), Bruxelles

Cultures © Thomas Hawk/Flickr

Les rapports entre l’Enseignement social de l’Église (ESE) et la culture (ou les cultures) furent très compliqués depuis le XIXe siècle. De plus, la compréhension même de ce qu’est une « civilisation » ou une « culture » a tout à fait changé durant cette période. Ce n’est qu’avec la Constitution Gaudium et Spes et la Déclaration Dignitatis Humanae (1965) sur la liberté religieuse que tout cet ensemble s’est clarifié.

Au XIXe siècle – mais l’évolution commence dès le XVIIe – l’Église se voit confrontée à une profonde mutation culturelle : le passage d’une civilisation à une autre, celle du Moyen Age, paysanne et chrétienne, laisse place à une « modernité » bourgeoise, industrielle, libérale et critique. Le lien entre l’enseignement social de l’Eglise et la culture en est profondément marqué. Les rapports, au début, sont empreints d’hostilité – nourris de méfiance et d’accusations,… Après le long pontificat de Pie IX (1846-1878) qui s’était raidi dans une attitude de retrait et de condamnation (Syllabus, 1864), Léon XIII cherche à renouer avec le monde moderne, libéral. Les encycliques Inscrutabili (1878) et Immortale Dei (1885) présentent une image des chrétiens, certes critiques mais de bonne volonté. Avec Rerum Novarum (1891), il s’adresse à ce monde « nouveau », en particulier dans ses évolutions sociales et économiques, pour l’enseigner et dialoguer avec lui. Plus tard, il s’efforcera, non sans mal, de "rallier" les catholiques français au nouveau régime politique. A sa suite, Benoît XV parlait d’une « civilisation de l’amour » à construire. Mais il se heurtera au refus des belligérants de 1914-1918 d’écouter son appel à la paix.

Pie XI, à son tour, fait face à la montée du fascisme, du nazisme et du communisme athée, dont il condamne fortement les idéologies (Mit Brennender Sorge, Divini Redemptoris, 1937). Dans l’encyclique Quadragesimo Anno (1931), il se réfère au concept de « civilisation chrétienne » (repris surtout par Pie XII).

« Civilisation de l’amour », « civilisation chrétienne »… la réponse des papes traduisait-elle une volonté de reprise, de domination de la part de l’Église ? En réalité, cette civilisation, explicitée progressivement dans l’enseignement de l’Église, se répandait plutôt à travers l’Action catholique ou l’éducation. Surtout, la prise de conscience s’imposait – surtout après la seconde guerre mondiale – de la marque laissée par la sécularisation sur la civilisation occidentale, appelant à identifier un des obstacles à un rapprochement avec le monde moderne : la question de la liberté en matière religieuse.

L’aggiornamento promu par Jean XXIII le conduisit à s’adresser dans ses encycliques sociales à tous les hommes de bonne volonté (ainsi Pacem in Terris, 1963), dans une perspective d’universalité. Cet enjeu de l’universalité, vécu par l’Église dans la rencontre de nombreuses cultures non occidentales depuis le XVIe siècle, se retrouve sous une tournure dramatique lors de la décolonisation.

Une nouvelle approche de la question de la liberté religieuse avait été préparée par Jean XXIII, préconisant une lecture historique de la réalité sociale et des « signes des temps ». Ce fut sans doute par ce double effort d’universalité et de présence à l’histoire de l’humanité que l’Église sut garder le contact et s’adapter à la culture moderne.

Finalement, Paul VI et le Concile Vatican II établirent un nouveau rapport grâce à la Déclaration Dignitatis Humanae, reconnaissant la liberté religieuse, et la Constitution Gaudium et Spes, en 1965, adoptant une compréhension moderne de la culture dans sa seconde partie.

Problématique

Arrêtons-nous, un instant, au changement de compréhension que traduit le recours au mot « culture » à la place de celui de « civilisation », dans le vocabulaire de l’Église. En un sens « civilisation » peut impliquer une connotation normative, idéale, hiérarchique : « Il est un homme civilisé ; nous sommes les civilisés », sous-entendu, « eux sont des barbares ». Le mot désigne aussi des ensembles sociaux très vastes. Or les sciences humaines nous ont rappelé que tous les groupes humains disposaient d’une culture, ou d’une mentalité partagée dans un cercle même restreint. Une manière de se comporter, de comprendre et d’interpréter le monde, etc. On est ici davantage dans un registre descriptif et objectif plus que normatif. Il existe une pluralité de cultures. En conclura-t-on que toutes ces cultures différentes se valent ? Cette question du relativisme va vivement préoccuper Jean Paul II et Benoît XVI. A travers elle se pose la question du rapport à la vérité (Voir Centesimus Annus 1991 et Caritas in Veritate 2009). De même on perçoit tout de suite l’importance de ces cultures pour l’annonce de l’Évangile. Et l’on se rend compte du paradoxe de la culture européenne moderne: née dans le creuset de la chrétienté, elle s’est émancipée et autonomisée. Elle est « sortie » en quelque sorte de la religion chrétienne ; il s’agit désormais de re-évangéliser une culture qui l’a déjà été : nouvelle évangélisation.

Vatican II, Gaudium et Spes

Voici comment A. Dondeyne (un des rédacteurs du chapitre sur la culture au Concile : Gaudium et Spes, 2e partie, 2) définit celle-ci : « La culture n’est au fond rien d’autre que la manière dont l’homme ou un groupe d’hommes se comprend et s’exprime à un moment déterminé de l’histoire. » S’il en est ainsi, on perçoit aisément que la culture est une médiation primordiale dans la rencontre du message chrétien et du monde humain.

Que recouvre alors le concept de culture ? Certes les différents langages, y compris scientifiques et techniques, les théories et comportements éthiques, les idéologies ou représentations sociales, les expressions artistiques et symboliques. Y inclut-on aussi la vie économique et politique ? D’après la description de GS 53, 2, c’est chose probable, sans que cela s’impose.

Comme nous l’avons déjà dit, on se trouve devant une conception socio-descriptive de la culture et non pas une conception aristocratique (« C’est un homme cultivé »), ou narcissique (« Nous sommes les cultivés, eux sont des barbares »). Se posent alors plusieurs questions fondamentales : l’éthique reste-t-elle entièrement immanente à chaque culture ou les transcende-t-elle ? Les religions sont-elles liées à une culture ou peuvent-elles s’inculturer ? Quel rapport entre culture et nature ? Y a-t-il une référence à la vérité ? Nous reviendrons sur ces questions.

Mais citons directement le Concile : « Au sens large, le mot culture désigne tout ce par quoi l’homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps ; s’efforce de soumettre l’univers par la connaissance et le travail ; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l’ensemble de la vie civile, grâce au progrès des mœurs et des institutions ; traduit, communique et conserve enfin dans ses œuvres, au cours des temps, les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l’homme, afin qu’elles servent au progrès d’un grand nombre et même de tout le genre humain. »(GS 53, 2).

La culture comporte dès lors une fonction et une tâche d’humanisation de l’homme, avec une dimension subjective (capacités corporelles, mentales et spirituelles) mais aussi objective (humaniser la vie sociale). On retrouve là une perspective normative et, à plusieurs reprises, les droits humains sont proposés comme référence pour cette tâche (GS 59, 2). L’homme est perçu plutôt comme l’artisan et le responsable de sa culture : « Nous sommes donc les témoins de la naissance d’un nouvel humanisme ; l’homme s’y définit avant tout par la responsabilité qu’il assume envers ses frères et devant l‘histoire » (GS 55).

Qui est habilité à définir ce qui est humain ? On peut dire que les droits de l’homme (Déclaration de 1948) constituent une référence objective qui représente une étape importante au niveau juridique pour donner un contenu à l’humanisation. Mais «  l’Église rappelle à tous que la culture doit être subordonnée au développement intégral de la personne, au bien de la communauté et à celui du genre humain tout entier. Aussi convient-il de cultiver l’esprit en vue de développer les puissances d’admiration, de contemplation, d’aboutir à la formation d’un jugement personnel et d’élever le sens religieux, moral et social. » (GS 59, 1) Ainsi l’Église revendique-t-elle aussi sa place dans cette définition de l’humain dans la culture.

L’autonomie de la culture est affirmée (GS 56, 6 et GS 59, 2-3), mais aussi le risque d’un humanisme purement terrestre enfermé sur lui-même (GS 56, 6). La foi est destinée à s’incarner dans toutes les cultures, mais elle ne saurait s’identifier à aucune…. « L’Église envoyée à tous les peuples de tous les temps et de tous les lieux, n’est liée d’une manière exclusive et indissoluble à aucune race ou nation, à aucun genre de vie particulier, à aucune coutume ancienne ou récente. Constamment fidèle à sa propre tradition et tout à la fois consciente de l’universalité de sa mission, elle peut entrer en communion avec les diverses civilisations : d’où l’enrichissement qui en résulte pour elle-même et pour les différentes cultures. » (GS 58, 3).

L’homme ne s’humanise pas n’importe comment ; et une des grandes tâches de l’annonce de la Parole sera de lutter contre le relativisme et pour une reconnaissance d’un contenu positif et universel à l’idée d’humanisation. Théologiquement, ce défi a un lien avec l’incarnation du Verbe de Dieu.

Le pouvoir politique doit favoriser l’accès à la culture spécialement pour les  pauvres et les petits, y compris les minorités culturelles (GS 60, 1). Mais le politique ne peut imposer sa culture sauf si l’ordre public est en jeu (GS 59, 5). « Quant aux pouvoirs publics, il leur revient, non pas de déterminer le caractère propre de la civilisation, mais d’établir les conditions et de prendre les moyens susceptibles de favoriser la vie culturelle au bénéfice de tous, sans oublier les éléments minoritaires présents dans une nation » (GS 59, 4)

Face à la pluralité de cultures, la question redoutable se pose de leurs relations. Le Concile est aussi conscient d’une asymétrie et de la domination de la culture moderne occidentale et des problèmes soulevés par rapport au message de l’Évangile.

Finalement, il appelle à une convergence et une harmonie de la foi  et des cultures (GS 62). « Bien que l’Église ait largement contribué au progrès de la culture, l’expérience montre toutefois que, pour des raisons contingentes, il n’est pas toujours facile de réaliser l’harmonie entre la culture et le christianisme. » (GS 62, 1). Dès lors, « la recherche théologique, en même temps qu’elle approfondit la vérité révélée, ne doit pas perdre contact avec son temps » (GS 62, 7).

Paul VI

Désormais, l’évangélisation passe nécessairement par la culture, par les cultures. Si la foi ne peut s’identifier à aucune culture, on doit veiller à ne pas véhiculer dans l’évangélisation une culture privilégiée : il ne s’agit pas de devenir européen pour être catholique. Mais l’évangélisation des cultures consiste à vouloir marquer les mentalités, les valeurs, les législations et les comportements par des témoignages directs, par toutes les médiations sociales, notamment l’éducation, les universités et les medias. Avant la lettre il s’agit d’une évangélisation des structures. Bien sûr depuis Dignitatis Humanae (Déclaration sur la liberté religieuse, 1965), il n’est pas question d’utiliser la force politique pour imposer une « culture chrétienne ». L’évangélisation s’adresse à des personnes libres devant le message. La tâche est complexe, diverse, elle demande à la fois écoute, patience, et esprit critique. L’effort est certes géographique, mais aussi anthropologique, il s’agit d’annoncer l’Évangile à toutes les dimensions humaines.

Depuis sa réunion à Medellin, la conférence des évêques d’Amérique latine (CELAM) avait mis en avant la problématique de la théologie de la libération : le lien primordial entre foi et justice s’imposait à toute l’Église, notamment à partir du Synode de 1971. Mais en 1979, à Puebla, une tension se fait jour entre deux courants : les uns maintenant la priorité du rapport foi – justice, les autres préconisant la médiation de la culture pour l’évangélisation. Cette conférence a ouvert la voie à une intégration des deux perspectives : la lutte pour la justice ne peut faire abstraction de la culture pour le développement, réciproquement la promotion de la culture doit tenir compte de la lutte pour la justice afin d’être complète.

Jean Paul II

Pour le pape polonais, la culture permet à la nation de défendre sa dignité et son identité : elle est donc essentielle. Il promeut une « nouvelle évangélisation » qui doit passer par la culture.  Tirant les conséquences pratiques de cette conviction, Jean Paul II crée en 1982 le Conseil pontifical pour la Culture. « A plusieurs reprises, j’ai voulu affirmer que le dialogue de l’Église et des cultures revêt aujourd’hui une importance vitale pour l’avenir de l’Église et du monde. Qu’il me soit permis d’y revenir en insistant sur deux aspects principaux et complémentaires qui correspondent aux deux niveaux où l’Église exerce son action : celui de l’évangélisation des cultures et celui de la défense de l’homme et de sa promotion culturelle. L’une et l’autre tâche exigent que soient définies les voies nouvelles du dialogue de l’Église  avec les cultures de notre époque » (Discours devant le Conseil en 1983).

Après la chute de l’empire soviétique en 1989, l’encyclique sociale Centesimus Annus, approfondit cette thématique en affirmant que la culture est supérieure à l’économique : «  On comprend l’homme d’une manière plus complète si on le replace dans son milieu culturel, en considérant sa langue, son histoire, les positions qu’il adopte devant les événements fondamentaux de l’existence comme la naissance, l’amour, le travail, la mort. Au centre de toute culture se trouve l’attitude que l’homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de Dieu. »

Surgit la problématique, essentielle pour Jean Paul II et Benoît XVI, de la culture et de la vérité : « La culture de la nation est caractérisée par la recherche ouverte de la vérité qui se renouvelle à chaque génération. A ce propos il convient de rappeler que l’évangélisation s’insère dans la culture des nations, en affermissant sa recherche de la vérité et en l’aidant à accomplir son travail de purification et d’approfondissement » (CA 50).

La convergence entre religion chrétienne et culture moderne technologique n’est pas évidente. En jeu surtout le dossier de la bioéthique et de la  biotechnologique. Mais plus globalement, les deux papes regrettent que la culture occidentale soit de plus en plus entraînée vers un agnosticisme pratique où précisément la question de la vérité  est relativisée. 

L’expression "inculturation" s’introduit dans le vocabulaire ecclésial du temps de Jean Paul II et elle doit se penser dans le prolongement de l’évangélisation des cultures. Dans la logique de l’incarnation, il s’agit d’adapter le message de l’Évangile (qui n’est pas une culture) à chaque culture. En quelques mots, il s’agit de « naturaliser » l’Évangile dans une culture. Cet effort se situe dans la même perspective que la traduction (qu’on songe par exemple à l’exigence que demande l’adaptation des textes de la Bible et de la liturgie). Cette intégration est d’ailleurs réciproque, car la vie de l’Église est, à son tour, enrichie par l’apport d’une ou de plusieurs cultures. L’unité de la foi adopte les diversités culturelles : c’est une bénédiction, mais aussi un labeur parfois douloureux. Jusqu’où l’inculturation peut-elle aller ? Les débats sont délicats : peut-on utiliser, par exemple, pour célébrer l’eucharistie d’autres espèces que le pain et le vin ? On sait aussi que dans la culture occidentale, marquée par la volonté d’une égalité de statut entre les hommes et les femmes, se pose le problème de l’ordination des femmes au sacerdoce ministériel, ou s’exprime l’appel à démocratiser l’Église, etc.

Affrontements ou rencontres des cultures

Ira-t-on vers un affrontement des cultures1? L’Église reconnaît que les relations entre les cultures sont difficiles et laborieuses. Chaque culture doit renoncer à son narcissisme radical et concéder l’effort nécessaire pour s’ouvrir aux autres, refuser les rapports de domination et d’exploitation… Ces relations entre cultures se déroulent d’ailleurs désormais à l’intérieur même de pays où l’immigration met les populations en positions asymétriques, notamment à cause des conditions économiques et politiques. L’attitude prônée par l’Église rejoint la « règle d’or » (Mt 7, 12 : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux »), et le message de l’Évangile y aide certainement (voir la Pentecôte).

Au temps de la mondialisation technique, économique et informatique, certains prédisent la convergence vers une seule culture. Sans doute notre monde va-t-il accéder à un mode de production industriel et post-industriel plus homogène. Mais cela entraîne-t-il une identité des systèmes économiques et politiques ? Allons-nous vers l’universalité du capitalisme anglo-saxon couplé avec la démocratie occidentale ? Ce n’est pas évident. Quant à l’unicité des systèmes éthiques, idéologiques et religieux, elle n’est pas envisageable. Elle est pour l’Église anthropologiquement et théologiquement impossible.

Cultures, Religions, Violences

L’identité culturelle exprime la perception qu’un groupe a de lui-même et de son environnement. Elle comporte des dimensions affectives et rationnelles. Et c’est bien là que nous touchons à son articulation avec les sources de conflit. C’est ce que les gens ont dans la tête (représentations d’autrui et de soi, mémoire collective, idéologies, interprétations des événements, perspectives d’avenir, valeurs, traditions religieuses) et dans le cœur (émotions, blessures, aspirations, tempéraments, mouvements d’identification) qui détermine leur rapport à la violence. Mais si la culture n’est pas un ensemble qui s’impose simplement à l’homme, si celui-ci en est aussi l’artisan, la culture apparaît alors comme une tâche qui consiste à lutter contre les semences de violence dans toutes les sociétés humaines.

Mais la question lancinante demeure : comment une culture prend-elle un visage destructeur et violent ? En fait chaque culture offre à son groupe des enracinements et des finalités, un rapport à l’histoire passée et une ouverture à l’avenir. Elle doit permettre aux membres de se reconnaître dans leur monde, d’y trouver leur place, de s’orienter, de construire leur avenir, de donner un sens à leurs activités. La culture doit ainsi relever un défi existentiel et vital par rapport au groupe. Et répondre à ce défi de manière plus ou moins négative ou positive, plus ou moins constructive ou destructrice. Par exemple, le nazisme, avec son racisme extrême pervertissait la recherche des racines du peuple allemand. La mondialisation néo-libérale déracine tout le monde dans l’idée d’un progrès indéfini, provoquant des réactions identitaires et réactionnaires dans les cultures qui se sentent agressées. Des cultures blessées induisent facilement à la violence.

La lutte contre la violence peut-elle venir aussi des religions2 ? On a souvent fait le reproche aux religions d’être elles-mêmes à l’origine de la violence. Au cours des âges, n’ont-elles pas été invoquées pour légitimer la guerre et la violence ? Mais il s’agissait en général d’instrumentalisation : on cherchait un discours qui traite du sens de la vie et de la mort, pour légitimer le recours à la violence qui justement engage la vie et la mort. Pourtant si on prend comme exemple le christianisme on a l’impression d’une opposition radicale à la violence. Le Christ, dans son enseignement et sa vie, témoigne d’une non-violence absolue  et dans la Bible au cœur des 10 commandements, le 5e  énonce l’interdit absolu de la violence : « Tu ne tueras pas » ! Si le chrétien pratique la violence, il doit savoir que c’est mal.

Un philosophe aurait dit : « Il y a autant de violences que de sacrés ». Induction de la violence par le sacré. L’histoire humaine le confirme. Mais la lecture inverse : « Il y a autant de sacrés que de violences », est aussi légitime. Il suffit de penser à la théorie de René Girard : la violence (se) fabrique ses sacrés.

Dans le triangle violence, culture, et religion, chacune des trois instances joue un rôle. La culture, en raison même de son défi existentiel, est suspendue à une option de l’homme qui entraîne dans une voie destructrice ou constructive. Avec toute la Bible et notamment Saint Paul, on pourrait dire que l’homme est appelé à entrer dans une Alliance d’amour avec Dieu où il se reconnaît comme enfant libre de Dieu Père. Mais il peut aussi refuser cette perspective et opter pour la dialectique du Maître et de l’Esclave, et la voie de la violence. Toutes nos cultures sont imprégnées par les choix qui ont été faits dans un sens ou dans l’autre.

Conclusion

Le rapport entre l’Enseignement social de l'Église (ESE) et la culture est d’abord le fait d’une longue expérience d’adaptation critique de l’Église aux mutations culturelles de la modernité. L’ESE a concrétisé ce rapport compliqué, surtout dans les domaines socio-économiques et politiques : l’économie libérale et la démocratie. Du point de vue des valeurs, l’Église a surtout résisté face à la question de la liberté, plus spécifiquement de la liberté religieuse et celle de la vérité, en revendiquant une référence de la culture à la vérité (le débat du relativisme). Au Concile Vatican II elle a opéré une grande réforme, donnant un signe important d’une inculturation dans toutes les cultures.

Vatican II a représenté un point culminant dans la convergence entre l’Église et le monde. Mais face aux enjeux de la bioéthique (voir notamment déjà Humanae Vitae, 1967) et d’une sécularisation de toute l’éthique, la distance s’est creusée davantage. L’évolution du rapport entre l’ESE et la culture moderne demeure incertaine. Mais si on devait retenir un trait essentiel du message de l’ESE à la société moderne et aux cultures non occidentales, ce serait l’éminente dignité de chaque personne humaine, spécialement des pauvres, et cela du début de la vie jusqu’à à sa fin. Cette contribution fondamentale s’enracine ultimement dans la christologie. L’ESE est une déclinaison dans toutes les conséquences sociales de cette valeur fondatrice, notamment en matière de justice et de solidarité : l’égale dignité de toutes les personnes ! La culture occidentale a cherché et promu la liberté et les libertés. Dans le libéralisme moderne ce fut souvent la liberté des forts. L’Église a été pressée à reconnaître le droit à la liberté religieuse en 1965 ; le défi de la culture à venir se trouve dans les formidables possibilités mais aussi les menaces de la technocratie, notamment en matière de vie humaine.

Si la culture regroupe les conceptions de vie, les mentalités et comportements, l’interprétation du monde et d’autrui, l’Église a pris conscience qu’elle est le lieu privilégié pour une annonce de l’Évangile qui s’adresse précisément à tout l’homme et tous les hommes. Même si sous l’influence du libéralisme économique et du marxisme, le culturel n’est pas reconnu dans toute son importance, la médiation de la culture pour l’annonce de l’Évangile est devenue vitale. Respectant pleinement la diversité et la valeur des cultures l’Église devra veiller aussi à l’unité de sa communauté croyante.

1  Cf. Les théories de Samuel Huntington.

2  Voir "Religions et Violence", Projet n°281.

Pour aller plus loin

Voir la rubrique "nos cultures, notre avenir" de la websérie Clameurs

et, en particulier,