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05 septembre 2011

Introduction au Radio-Message de Pie XII

Pour le 50e anniversaire de « Rerum novarum » sur la question sociale

Denis Maugenest, Jésuite

C’est en pleine guerre, à quelques jours de l’ouverture des hostilités entre le Reich et l’Union soviétique, que le 1er juin 1941, sur les ondes de Radio-Vatican, Pie XII solennise le cinquantième anniversaire de Rerum novarum, souhaitant l’inscrire « en lettres d’or dans les fastes de l’Église » (Radio-message, RM 3). Étrange document pourtant que ce radio-message ! Parmi tous ceux qui figurent dans le présent recueil, c’est sans doute le plus abstrait, le plus doctrinal, le plus intemporel aussi. Par une sorte de paradoxe, au milieu d’un monde déjà ravagé par la guerre et d’un temps que le Pape lui-même qualifie de temps d’avalanche, d’ouragan et de tourbillon (RM 27), les hommes et les nations qui sont en train de se diviser et de se dévorer se voient proposer un message étrangement calme et serein sur « trois valeurs fondamentales de la vie sociale et économique : l’usage des biens matériels, le travail et la famille » (RM 11). Quel sens peut avoir un tel message ?

Au creux d’une épreuve radicale

Le Secrétaire d’État Pacelli, qui depuis neuf ans gouverne l’Église aux côtés de Pie XI, lui succède le 2 mars 1939. La guerre, dont la menace et les préparatifs s’étaient amplifiés depuis plusieurs années déjà, est officielle le 1er septembre de la même année. L’homme qui assume la succession de Pierre a eu tout le temps déjà de méditer la montée des périls : il a vu, dit-il lui-même, « les eaux agitées et obscures » des années 1929-1939 se déverser dans l’océan d’une guerre dont il pressent les chocs imprévisibles des vagues (RM 10). Il se souvient aussi que, jeune nonce en Bavière, il avait transmis aux autorités allemandes, en 1917, le plan de paix de Benoît XV, voué d’avance à l’échec du fait de la détermination des alliés occidentaux et de l’hostilité intransigeante du président américain au Vatican. Il sait, par formation intellectuelle et par expérience professionnelle, les limites d’une parole apparemment fracassante et les patiences nécessaires aux relations diplomatiques. Quel discours tenir alors dans les circonstances présentes ?

Pie XII a déjà dit, le 20 octobre 1939, dans la première encyclique de son pontificat, Summi pontificatus, son diagnostic sur le monde de son temps : l’agnosticisme moral et religieux conduit les individus et les nations au mépris des droits les plus fondamentaux de la personne, des devoirs les plus élémentaires de la solidarité interpersonnelle et internationale ; il conduit aussi à l’exaltation des intérêts individuels comme de l’État totalitaire, au règne de la force et de la violence et à « l’inexorable loi de fer de la guerre » (RM 1). Ce n’est que par le retour aux principes de la morale et du droit que les hommes, les nations et l’humanité tout entière seront sauvés. Et dix jours plus tard, s’adressant aux catholiques américains pour le cent cinquantième anniversaire de l’établissement de la hiérarchie catholique aux États-Unis, le Pape réitère ses conseils et ses exhortations : il faut retrouver les chemins de la loi divine et de l’ordre naturel, « au plus près », pourrait-on dire, c’est-à-dire dans la vie familiale, dans la vie professionnelle, dans la juste répartition des biens (encyclique Sertum laetitiae, 1er novembre 1939).

À l’origine des désordres internationaux et politiques les plus manifestes comme le sont les guerres et les totalitarismes d’État, le pape Pacelli signale en particulier les injustices dans l’ordre économique et social. Dès le 9 avril 1939, dans une homélie au Vatican, il désigne le fléau du chômage et le scandale du contraste entre la misère de beaucoup et le luxe de quelques-uns comme des obstacles à l’ordre et à la paix. Le 24 décembre 1940, dans une allocution au Sacré Collège, il en appelle à « la victoire sur ces germes de conflit que constituent les différences trop criantes dans le champ de l’économie mondiale ». L’intérêt de Pacelli pour les questions sociales n’est pas nouveau : comme nonce à Munich puis à Berlin, il était intervenu dans la réflexion poursuivie alors en Allemagne ; comme Secrétaire d’État, il avait exprimé ses vues en matière économique et sociale, notamment dans une lettre au président de la Semaine sociale d’Angers, en 1935. Un commentateur italien pouvait écrire assez heureusement, à propos du discours de Noël 1940 au Sacré Collège, que le Pape et le Vatican s’efforcent de résoudre les vicissitudes des rapports internationaux par « la formation particulière et très humaine d’une conscience éthique et sociale qui puisse diriger les actions des peuples et des États, de même qu’elle dirige les actions des individus et selon les mêmes lois » (Relazioni internationali, 22 février 1941). Bien que Pie XII n’ait pas estimé nécessaire de publier une grande encyclique en cette matière, comme ses prédécesseurs et ses successeurs (il y avait toutefois pensé, semble-t-il, en 1951), son Radio-message de 1941 exprime assez bien l’essentiel de sa pensée sur ce sujet.

Contingences terrestres et ordre immuable

S’agissant des questions économiques et sociales qui font l’objet particulier du Radio-message, comment ne pas relever le même caractère paradoxal, déjà souligné plus haut : alors que les événements du monde voient s’affronter des systèmes antagonistes d’économie libérale et d’économie nationale ou collectiviste (l’Allemagne et l’Union soviétique sont encore alliées pour quelques jours), rien n’est dit à leur sujet ! Le discours que tient le Pape est singulièrement en retrait par rapport à ce qui semble en jeu dans le conflit mondial ; il vient d’un ailleurs, et sa première lecture donne l’impression d’un message quelque peu irréel, perçant comme une mince trouée au milieu des nuages lourds et menaçants qui font l’orage du moment. La parole est tout à la fois irénique et intemporelle, et il faut au lecteur un minimum de culture historique pour évaluer ce que peut avoir de provoquant, par contraste avec les circonstances, le message pontifical ! Pie XII n’hésite d’ailleurs pas à comparer celui-ci – et celui de Rerum novarum – à une modeste source au milieu des ruines, à une flamme, noble mais faible, que risquent d’emporter les flots de poussière et de boue qui déferlent sur le monde (RM 27). D’où vient et que signifie cette impression, que semble bien avoir voulu délibérément créer le Pape ?

Une première explication est simple : l’issue de la guerre est imprévisible, et il serait bien hasardeux d’esquisser déjà quelque chose des formes précises que devraient prendre les structures de la vie professionnelle, économique et sociale. « Quels seront les problèmes et les entreprises particulières, peut-être totalement nouveaux, qu’offrira à la sollicitude de l’Église la vie sociale au lendemain du conflit qui met aux prises tant de peuples, il est bien difficile, à l’heure actuelle, de le prévoir » (RM 11).

Mais l’explication ne suffit pas, et Pie XII n’est pas homme à parler pour ne rien dire. Il entend préparer le futur, tirant profit de l’expérience des années passées et proposant donc un enseignement pour l’avenir. Lequel ? Celui de « l’ordre immuable des choses que Dieu a manifesté par le droit naturel et la Révélation », à la conscience duquel l’homme est invité à se former et dont il est aussi invité à s’inspirer pour former à son tour la société elle-même (RM 5). Au milieu des contingences terrestres de leur vie, les hommes sont appelés, dit le Pape, à respirer « l’air sain et vivifiant de la vérité et des vertus morales » (idem) ; et Pacelli n’a d’autre ambition ici que de « rappeler des principes directifs de morale » (RM 11) : sa mission, celle de l’Église, est de « former les consciences… de ceux qui sont appelés à trouver des solutions pour les problèmes et les devoirs imposés par la vie sociale » (RM 5).

Et ces principes sont relativement simples. Le premier et le plus fondamental sera exprimé avec une vigoureuse clarté un peu plus tard, dans le Radio-message de Noël 1944 : « L’homme, loin d’être l’objet et comme un élément passif de la vie sociale, en est au contraire et doit en être et demeurer le sujet, le fondement et la fin. » À Noël 1942, Pie XII avait déjà dit : « L’origine et la fin essentielle de la vie sociale, c’est la conservation, le développement, le perfectionnement de la personne humaine à qui cette vie sociale permet de mettre correctement en œuvre les règles et les valeurs de la religion et de la culture… dans ses ramifications naturelles. »

Le second principe en effet réside dans l’affirmation que la religion n’est pas une simple affaire privée, mais qu’elle a quelque chose à voir avec le monde et son organisation – et qu’en conséquence l’Église est compétente « pour juger si les bases d’une organisation sociale donnée sont conformes à l’ordre immuable des choses » (RM 5). Il s’agit de reconstruire en particulier, après la débâche de la guerre, « un ordre social qu’on souhaite digne de Dieu et de l’homme » (RM 27). Pie XII voit dans l’agnosticisme moral et religieux la cause de tous les désordres sociaux (cf. Summi pontificatus, Sertum Laetitiae etc.)

Le troisième principe enfin est dans le sens authentique du bien commun, que l’État est certes appelé à promouvoir, mais qui n’est pas le bien propre de celui-ci : l’autorité publique n’a pas le pouvoir d’entraver le développement de l’action individuelle ni celle des groupes intermédiaires. Le bien commun résulte d’un juste exercice des pouvoirs subsidiaires et du pouvoir de l’État, tous orientés vers l’accomplissement de la personne humaine, et non de la société qui n’est pas à elle-même sa propre fin (RM 15).

Fidèle interprète de la vraie religion, l’Église est indispensable pour résoudre la question sociale ; Pie XII le dira explicitement le 11 mars 1951 dans un message aux travailleurs d’Espagne. Dans son Radio-Message de 1941, il voit dans Rerum novarum « un don accordé (par Dieu) à l’Église », et « le souffle d’un Esprit régénérateur qui, par elle, n’a cessé de se répandre sur l’humanité entière » (RM 7).

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Certes tout l’enseignement de Pie XII en matière sociale n’est pas dans son seul message de 1941 : bien d’autres discours suivront sur la propriété privée (1er septembre 1944), sur l’organisation professionnelle, sur le communisme et le libéralisme, sur l’esprit et le monde technique, etc. (cf. A. F. Utz, J. F. Groner et A. Savignat, Relations humaines et Société contemporaine – Synthèse chrétienne ; directives de S.S. Pie XII, 2 volumes, éditions St Paul, Fribourg et Paris, 1956).

Mais le Radio-Message de 1941 est peut-être le plus typique à sa manière de l’enseignement qu’a laissé le Pape Pacelli. Parce qu’il est le fruit d’un moment historique d’épreuve radicale et de déchirement, il est, plus que d’autres discours sociaux de l’Église, comme un signe inscrit entre ciel et terre, étrange et paradoxal comme peut l’être un feu follet au milieu de la nuit. Il reste aujourd’hui, à certains égards, d’une étonnante actualité alors même que les conditions économiques et sociales ont beaucoup changé, mais que les désordres du monde demeurent gros de menaces pour l’humanité entière.