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07 septembre 2011

Introduction à Dives in misericordia

Extrait : La justice et la miséricorde

Denis Maugenest, Jésuite

Le discours social de Jean-Paul II ne s’explique sans doute pas seulement à partir des circonstances immédiates du temps et de l’intelligence que peut en donner la tradition générale de sagesse dont l’Église est dépositaire. Il y a, dans les interventions de ce Pape polonais, un accent indubitablement très personnel : lui-même est l’auteur des grands documents de son pontificat, fruits de son expérience, de sa méditation, de sa prière. Il a le sentiment d’avoir été choisi, dans sa charge, pour dire au cœur même de l’Église universelle, l’originalité d’une expérience qui est aussi celle de l’Église en Pologne et de la Nation polonaise. Ne disait-il pas, six mois après son installation à Rome, depuis Gniezno, berceau de la Pologne : « C’est peut-être pour cela que Dieu l’a choisi, afin qu’il introduise dans la communion de l’Église la compréhension des paroles et des langues qui semblent encore étrangères aux oreilles, habituées aux sons romain, germanique, anglo-saxon… Le Christ ne veut-il pas, l’Esprit Saint ne dispose-t-il pas que ce Pape – qui porte profondément imprimée en son cœur l’histoire de sa Nation depuis son origine… – manifeste et confirme de manière spéciale à notre époque leur présence dans l’Église et leur contribution particulière à l’histoire de la chrétienté ? » (discours du 3 juin 1979.)

Cette contribution particulière, c’est celle d’une communauté humaine placée à la charnière de deux mondes en Europe, marquée alternativement par l’empreinte de l’un et de l’autre, divisée en elle-même et souffrant cette division, partagée et pourtant sommée tout au long de son histoire de trouver et dire son unité, son identité, pour survivre et pour vivre. Tour à tour submergée par les invasions allemandes et russes, aux confins de l’Occident libéral et de l’Est totalitaire, éprouvant jusque dans sa chair l’épreuve amère d’une certaine impossibilité d’être et le prix à payer du désir impatient d’être quand même, la terre polonaise est aussi celle où germent – Karol Wojtyla veut en être le témoin – des fruits de réconciliation, de dialogue et de patience. Devenu évêque de Rome, l’ancien archevêque de Cracovie ne trouve-t-il pas d’ailleurs dans la situation présente du monde l’occasion de dire justement une parole neuve ? Au milieu des oppositions entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, au milieu des situations les plus figées et qui paraissent les plus difficiles à débloquer, et parce que l’Église est de soi universelle, ne peut-elle ouvrir des chemins nouveaux pour la justice et la paix ?

Confusément le discours social de l’Église a toujours pressenti qu’il ne pouvait faire l’économie d’une parole sur un certain esprit de la justice et du droit dans les relations économiques, politiques, internationales. Léon XIII avait rappelé les « devoirs de la charité » (Rerum novarum, RN 19.4). Pie XI avait souligné que la charité avait quelque chose à voir, avec la justice, dans la vie économique (Quadragesimo anno, QA 95), qu’elle était un complément à la justice commutative (QA 148), qu’elle interdisait au chrétien de faire siennes la théorie et la pratique de la lutte des classes (QA 148) ; ailleurs le même pape souligne que, si la charité ne saurait suppléer la justice, elle demeure un précepte inspirateur de la conduite des croyants (Divini redemptoris, DR 49-50 et 46-48). Mais le discours social de l’Église est longtemps resté embarrassé sur les rapports entre justice et charité, justice et miséricorde, justice et amour. Paul VI, dont on sait les appels à la justice (cf. Populorum progressio et Octogesima adveniens) avait appelé de ses vœux « la civilisation de l’amour ». Avant lui Jean XXIII avait invité à fonder la société sur la Vérité, la Justice, la Charité et la Liberté (sous-titre de Pacem in terris). Jean-Paul II apporte sans doute une contribution importante avec sa lettre encyclique sur « La miséricorde divine » (Dives in misericordia) dont des passages importants concernent très directement les problèmes économiques, sociaux et politiques.

Après avoir en effet développé une méditation essentiellement spirituelle – interrogeant les figures du Christ, de la miséricorde dans l’Ancien Testament, de l’enfant prodigue dans le Nouveau Testament –, le Pape en vient aux questions actuelles : « Le tableau du monde contemporain présente aussi des ombres et des déséquilibres pas toujours superficiels » (Dives in misericordia, DV10.2). Prenant appui sur l’affirmation de Gaudium et spes que « les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre plus fondamental, qui prend racine dans le cœur même de l’homme », Jean-Paul II affirme pour sa part : « La justice ne suffit pas à elle seule, et même elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions… Il est nécessaire de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit, qui conditionnent l’ordre même de la justice » (DM 12.3). Et plus loin : « La miséricorde authentique est, pour ainsi dire, la source la plus profonde de la justice » (DM 14.4). Justice et amour ne sont pas deux sphères différentes de l’activité humaine : « La justice, dans toute la sphère des rapports entre les hommes, doit subir pour ainsi dire une “refonte” importante de la part de l’amour » (DM 14.6). Et cela suppose en particulier la réconciliation et le pardon entre les hommes (DM 14.8). « La miséricorde devient un élément indispensable pour façonner les rapports mutuels entre les hommes » (DM 14.6).

N’hésitons pas à le dire : l’enseignement de Jean-Paul II renouvelle singulièrement l’idée et la conception de la justice. Tous les hommes et tous les régimes politiques se réclament de la justice ; l’Église aussi a contribué à la détermination des conditions objectives de la justice : cela a été l’objet, pour une bonne part, du discours social de l’Église depuis Rerum novarum. Mais le Pape dénonce l’abus du recours à l’idée de justice qui justifie les entreprises finalement les plus injustes, attentatoires en particulier à la liberté humaine. Et on sait combien de « programmes de développement » sont mis en œuvre, partout dans le monde, sous couvert de justice ! Le message de l’encyclique est donc ainsi, indirectement, un jugement porté sur ces programmes, et sur les responsables de leur mise en œuvre.

Autre prolongement de cet enseignement pontifical : l’invitation faite aux chrétiens à entrer plus résolument eux-mêmes dans cette voie de l’amour miséricordieux, du pardon et de la réconciliation ; les travaux du Synode universel, convoqué à Rome en 1983, ont porté entièrement sur les implications de la réconciliation, à travers les diverses structures sociales autant que dans les rapports de l’homme à Dieu. Mais cette réconciliation n’est pas seulement une œuvre des chrétiens entre eux : elle est aussi proposition de dialogue, partout dans le monde, un dialogue qu’avait ouvert plus particulièrement Paul VI (cf. sa première encyclique, Ecclesiam suam, du 6 août 1964) et dont Jean-Paul II reprend tous les termes non seulement dans son enseignement (cf. son message du 1er janvier 1983) : Le dialogue pour la paix, un défi pour notre temps, mais plus encore dans ses actes, visites aux ­communautés chrétiennes, rencontres des autres Églises encore séparées, ouvertures faites à tous les pays du monde de nouer des relations régulières avec eux.

Et comment ne pas évoquer enfin le geste de pardon et de réconciliation dont Jean-Paul II fut plus personnellement l’auteur alors que, parmi les multiples actes de violence et de terrorisme qui ponctuent la vie quotidienne des sociétés politiques, il fut lui-même victime de l’un d’eux (le 13 mai 1981) et eut l’occasion de signifier à ses auteurs – direct et indirect – la réalité de cet « amour miséricordieux », fondement de toute justice ?