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30 novembre 1980

Dives in misericordia

par Jean Paul II

Extrait: La justice et la miséricorde

Lettre encyclique
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VI. « Miséricorde… de génération en génération »
VII. La miséricorde de Dieu dans la mission de l'Église (extraits)
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Lettre encyclique

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VI. « Miséricorde… de génération en génération »

10. Image de notre génération

Nous avons tout droit de croire que notre génération, elle aussi, a été comprise dans les paroles de la Mère de Dieu, lorsqu’elle glorifiait cette miséricorde dont participent « de génération en génération » tous ceux qui se laissent conduire par la crainte de Dieu. Les paroles du Magnificat de Marie ont un contenu prophétique, qui regarde non seulement le passé d’Israël, mais aussi l’avenir du peuple de Dieu sur la terre. Nous tous, en effet, qui vivons actuellement sur la terre, nous sommes la génération qui est consciente de l’approche du troisième millénaire, et qui ressent profondément le tournant actuel de l’histoire. La présente génération se sait privilégiée, car le progrès lui offre d’immenses possibilités, insoupçonnées il y a quelques décennies seulement. L’activité créatrice de l’homme, son intelligence et son travail ont provoqué de très grands changements tant dans le domaine de la science et de la technique que dans la vie sociale et culturelle. L’homme a étendu son pouvoir sur la nature ; il a acquis une connaissance plus approfondie des lois de son comportement social. Il a vu s’effondrer ou se rétrécir les obstacles et les distances qui séparent hommes et nations grâce à un sens accru de l’universel, une conscience plus nette de l’unité du genre humain et l’acceptation de la dépendance réciproque dans une solidarité authentique, grâce enfin au désir – et à la possibilité – d’entrer en relation avec ses frères et sœurs par-delà les divisions artificielles de la géographie ou les frontières nationales ou raciales. Les jeunes d’aujourd’hui, surtout, savent que le progrès de la science et de la technique est capable d’apporter non seulement de nouveaux bien matériels, mais aussi une participation plus large à la connaissance. L’essor de l’informatique, par exemple, multipliera les capacités inventives de l’homme et permettra l’accès aux richesses intellectuelles et culturelles des autres peuples. Les nouvelles techniques de communication favoriseront une plus grande participation aux événements et un échange croissant des idées. Les acquis des sciences biologiques, psychologiques ou sociales aideront l’homme à mieux pénétrer la richesse de son être propre. Et s’il est vrai qu’un tel progrès reste encore trop souvent le privilège des pays industrialisés, on ne peut nier que la perspective d’en faire bénéficier tous les peuples et tous les pays ne demeure plus longtemps une simple utopie quand il existe une réelle volonté politique à cet effet.

Mais à côté de tout cela – ou plutôt en tout cela – il existe les difficultés qui se manifestent dans toute croissance. Il existe des inquiétudes et des impuissances qui touchent à la réponse profonde que l’homme sait devoir donner. Le tableau du monde contemporain présente aussi des ombres et des déséquilibres pas toujours superficiels. La Constitution pastorale Gaudium et spes du concile Vatican II n’est certainement pas le seul document qui traite de la vie de la génération contemporaine, mais c’est un document d’une importance toute spéciale. « En vérité – y lisons-nous –, les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre plus fondamental, qui prend racine dans le cœur même de l’homme. C’est en l’homme lui-même que de nombreux éléments se combattent. D’une part, comme créature, il fait l’expérience de ses multiples limites ; d’autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire : faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu’il ne veut pas et n’accomplit point ce qu’il voudrait. En somme, c’est en lui-même qu’il souffre de division, et c’est de là que naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes.1 »

Vers la fin de l’introduction, nous lisons encore : « … Le nombre croît de ceux qui, face à l’évolution présente du monde, se posent les questions les plus fondamentales ou les perçoivent avec une acuité nouvelle : Qu’est-ce que l’homme ? Que signifient la souffrance, le mal, la mort, qui subsistent malgré tant de progrès ? À quoi bon ces victoires payées d’un si grand prix2 ? »

Quinze ans après le concile Vatican II, ce tableau des tensions et des menaces propres à notre époque serait-il devenu moins inquiétant ? Il semble que non. Au contraire, les tensions et les menaces qui, dans le document conciliaire, paraissaient seulement s’esquisser, et ne pas manifester jusqu’au bout tout le danger qu’elles portaient en elles, se sont bien davantage révélées au cours de ces années, l’ont confirmé d’une autre manière et ne permettent plus de nourrir les illusions d’autrefois.

11. Sources d’inquiétude

C’est ainsi que grandit dans notre monde la conscience d’une menace, comme augmente aussi la crainte existentielle liée surtout – comme je l’ai déjà indiqué dans l’encyclique Redemptor hominis –, à la perspective d’un conflit qui, en raison des arsenaux atomiques actuels, pourrait signifier l’autodestruction partielle de l’humanité. Toutefois, la menace ne concerne pas seulement ce que les hommes peuvent faire à d’autres hommes en utilisant la technique militaire ; elle concerne aussi bien d’autres dangers, qui sont le produit d’une civilisation matérialiste, laquelle – malgré les déclarations « humanistes » – accepte le primat des choses sur la personne. L’homme contemporain a donc peur que, par l’utilisation des moyens techniques inventés par ce type de civilisation, les individus, mais aussi les milieux, les communautés, les sociétés, les nations puissent être les victimes d’abus de pouvoir de la part d’autres individus, milieux, sociétés. L’histoire de notre siècle en offre d’abondants exemples. Malgré toutes les déclarations sur les droits de l’homme dans sa dimension intégrale, c’est-à-dire dans son existence corporelle et spirituelle, nous ne pouvons pas dire que ces exemples appartiennent seulement au passé.

À juste raison, l’homme a peur d’être victime d’une oppression qui lui ôte la liberté intérieure, la possibilité de manifester publiquement la vérité dont il est convaincu, la foi qu’il professe, la faculté d’obéir à la voix de sa conscience qui lui indique le droit chemin. En effet, les moyens ­techniques dont dispose la civilisation actuelle cachent non seulement la possibilité d’une autodestruction réalisée par un conflit militaire, mais aussi la possibilité d’un assujettissement « pacifique » des individus, des milieux de vie, de sociétés entières et de nations qui, quel qu’en soit le motif, sont gênants pour ceux qui disposent de ces moyens et sont prêts à les utiliser sans scrupule. Que l’on pense aussi à la torture, qui existe encore dans le monde, adoptée systématiquement par l’autorité comme instrument de domination ou de suprématie politique et pratiquée ­impunément par les subalternes.

Ainsi donc, à côté de la conscience de la menace contre la vie, grandit la conscience d’une autre menace, qui détruit plus encore ce qui est essentiel à l’homme, c’est-à-dire ce qui est intimement lié à sa dignité de personne, à son droit à la vérité et à la liberté.

Et tout cela se déroule sur la toile de fond de l’immense remords constitué par le fait que, à côté des hommes et des sociétés aisés et rassasiés, vivant dans l’abondance, esclaves de la consommation et de la jouissance, il ne manque pas dans la famille humaine d’individus et de groupes sociaux qui souffrent de la faim. Il ne manque pas d’enfants mourant de faim sous les yeux de leurs mères. Il ne manque pas non plus, dans les diverses parties du monde et les divers systèmes socio-économiques, de zones entières de misère, de disette et de sous-développement. Ce fait est universellement connu. L’état d’inégalité entre les hommes et les peuples non seulement dure, mais il augmente. Aujourd’hui encore, à côté de ceux qui sont aisés et vivent dans l’abondance, il y en a d’autres qui vivent dans l’indigence, souffrent de la misère, et souvent même meurent de faim ; leur nombre atteint des dizaines et des centaines de millions. C’est pour cela que l’inquiétude morale est destinée à devenir encore plus profonde. De toute évidence, il y a un défaut capital, ou plutôt un ensemble de défauts et même un mécanisme défectueux, à la base de l’économie contemporaine et de la civilisation matérialiste, qui ne permettent pas à la famille humaine de se sortir, dirais-je, de situations aussi radicalement injustes.

Cette image du monde d’aujourd’hui, dans lequel il y a tant de mal physique et moral qu’il en devient un monde enfermé dans le réseau de ses contradictions et de ses tensions, et en même temps plein de menaces dirigées contre la liberté humaine, la conscience et la religion, cette image explique l’inquiétude à laquelle est soumis l’homme contemporain. Cette inquiétude est ressentie non seulement par ceux qui sont désavantagés et opprimés, mais aussi par ceux qui jouissent des privilèges de la richesse, du progrès, du pouvoir. Et même si ne manquent pas aussi ceux qui ­cherchent à en découvrir les causes ou à réagir avec les moyens que leur offrent la technique, la richesse et le pouvoir, cette inquiétude toutefois, au plus profond de l’âme humaine, porte au-delà de ces palliatifs. Comme le concile Vatican II l’a justement noté dans ses analyses, elle concerne les problèmes fondamentaux de toute l’existence humaine. Cette inquiétude est liée au sens même de l’existence de l’homme dans le monde, et elle est inquiétude pour l’avenir de l’homme et de toute l’humanité, elle exige des résolutions décisives, qui semblent désormais s’imposer au genre humain.

12. La justice suffit-elle ?

Il n’est pas difficile de constater que, dans le monde contemporain et sur une vaste échelle, le sens de la justice s’est réveillé ; et sans aucun doute, il met plus en relief ce qui est opposé à la justice dans les rapports entre les hommes, les groupes sociaux ou les « classes », comme entre les peuples et les États, et jusqu’à des systèmes politiques entiers et même des « mondes » entiers. Ce courant profond et multiforme, à la source duquel la conscience humaine contemporaine a placé la justice, atteste le ­caractère éthique des tensions et des luttes qui envahissent le monde.

L’Église partage avec les hommes de notre temps ce désir ardent et profond d’une vie juste à tous points de vue et elle n’omet pas non plus de réfléchir aux divers aspects de la justice telle que l’exige la vie des hommes et des sociétés. Le développement de la doctrine sociale catholique au cours du dernier siècle le confirme bien. Dans le sillage de cet enseignement se situent aussi bien l’éducation et la formation des consciences humaines dans un esprit de justice que les initiatives particulières qui se développent dans cet esprit, spécialement dans le cadre de l’apostolat des laïcs.

Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l’idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines subissent en pratique des déformations. Bien qu’ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l’expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine et jusqu’à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors le désir de réduire à rien l’adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l’action ; et cela s’oppose à l’essence de la justice qui, par nature, tend à établir l’égalité et l’équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d’abus de l’idée de justice et son altération pratique montrent combien l’action humaine peut s’éloigner de la justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l’Ancien Testament, l’attitude qui se manifeste dans ces paroles : « Œil pour œil, dent pour dent.3 » Telle était la manière d’altérer la justice à cette époque ; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une prétendue justice (par exemple historique ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de la liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler l’axiome : summum ius, summa iniuria, le summum du droit, summum de l’injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice et ­n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit qui conditionnent l’ordre même de la justice.

Ayant devant les yeux l’image de la génération à laquelle nous appartenons, l’Église partage l’inquiétude de tant d’hommes contemporains. D’autre part, elle doit aussi se préoccuper du déclin de nombreuses valeurs fondamentales qui constituent un bien incontestable non seulement de la morale chrétienne, mais simplement de la morale humaine, de la culture morale, comme sont le respect de la vie humaine depuis le moment de la conception, le respect pour le mariage dans son unité indissoluble, le respect pour la stabilité de la famille. La permissivité morale frappe surtout ce milieu si sensible de la vie et de la sociabilité. Avec cela vont de pair la crise de la vérité dans les relations humaines, l’irresponsabilité dans la parole, l’utilitarisme dans les rapports d’homme à homme, la diminution du sens du bien commun authentique et la facilité avec laquelle ce dernier est sacrifié. Enfin, il y a la désacralisation, qui se transforme souvent en « déshumanisation » : l’homme et la société pour lesquels rien n’est « sacré » connaissent, malgré toutes les apparences, la décadence morale.

VII. La miséricorde de Dieu dans la mission de l'Église (extraits)

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14. L’Église s’efforce de mettre en œuvre la miséricorde

Jésus-Christ nous a enseigné que l’homme non seulement reçoit et expérimente la miséricorde de Dieu, mais aussi qu’il est appelé à « faire miséricorde » aux autres : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.4 » Dans ces paroles, l’Église voit un appel à l’action et elle s’efforce de pratiquer la miséricorde. Si toutes les béatitudes du Sermon sur la Montagne indiquent la route de la conversion et du changement de vie, celle qui concerne les miséricordieux est, à cet égard, particulièrement parlante. L’homme parvient à l’amour miséricordieux de Dieu, à sa miséricorde, dans la mesure où lui-même se transforme ­intérieurement dans l’esprit d’un tel amour envers le prochain.

Ce processus authentiquement évangélique ne réalise pas seulement une transformation spirituelle une fois pour toutes, mais il est tout un style de vie, une caractéristique essentielle et continuelle de la vocation chrétienne. Il consiste dans la découverte constante et dans la mise en œuvre persévérante de l’amour en tant que force à la fois unifiante et élevante, en dépit de toutes les difficultés psychologiques ou sociales ; il s’agit, en effet, d’un amour miséricordieux qui est par essence un amour créateur. L’amour miséricordieux, dans les rapports humains, n’est jamais un acte ou un processus unilatéral. Même dans les cas où tout semblerait indiquer qu’une seule partie donne et offre, et que l’autre ne fait que prendre et recevoir (par exemple dans le cas du médecin qui soigne, du maître qui enseigne, des parents qui élèvent et éduquent leurs enfants, du bienfaiteur qui secourt ceux qui sont dans le besoin), en réalité, cependant, même celui qui donne en tire toujours avantage. De toute manière, il peut facilement se retrouver lui aussi dans la situation de celui qui reçoit, qui obtient un bienfait, qui rencontre l’amour miséricordieux, qui se trouve être objet de miséricorde.

En ce sens, le Christ crucifié est pour nous le modèle, l’inspiration et l’incitation la plus haute. En nous fondant sur ce modèle émouvant, nous pouvons, en toute humilité, manifester de la miséricorde envers les autres, sachant qu’il la reçoit comme si elle était témoignée à lui-même.5 D’après ce modèle, nous devons aussi purifier continuellement toutes nos actions et toutes nos intentions dans lesquelles la miséricorde est comprise et pratiquée d’une manière unilatérale, comme un bien qui est fait aux autres. Car elle est réellement un acte d’amour miséricordieux seulement lorsque, en la réalisant, nous sommes profondément convaincus que nous la recevons en même temps de ceux qui l’acceptent de nous. Si cet aspect bilatéral et cette réciprocité font défaut, nos actions ne sont pas encore des actes authentiques de miséricorde ; la conversion, dont le chemin nous a été enseigné par le Christ dans ses paroles et son exemple, jusqu’à la croix, ne s’est pas encore pleinement accomplie en nous ; et nous ne participons pas encore complètement à la source magnifique de l’amour miséricordieux, qui nous a été révélée en lui.

Ainsi donc, le chemin que le Christ nous a indiqué dans le Sermon sur la Montagne avec la béatitude des miséricordieux est bien plus riche que ce que nous pouvons parfois découvrir dans la façon dont on parle habituellement de la miséricorde. On considère communément la miséricorde comme un acte ou un processus unilatéral, qui présuppose et maintient les distances entre celui qui fait miséricorde et celui qui la reçoit, entre celui qui fait le bien et celui qui en est gratifié. De là vient la prétention de libérer les rapports humains et sociaux de la miséricorde, et de les fonder seulement sur la justice. Mais ces opinions sur la miséricorde ne tiennent pas compte du lien fondamental entre la miséricorde et la justice dont parlent toute la tradition biblique et surtout la mission messianique de Jésus-Christ. La miséricorde authentique est, pour ainsi dire, la source la plus profonde de la justice. Si cette dernière est de soi propre à « arbitrer » entre les hommes pour répartir entre eux de manière juste les biens matériels, l’amour au contraire, et seulement lui (et donc aussi cet amour bienveillant que nous appelons « miséricorde »), est capable de rendre l’homme à lui-même.

La miséricorde véritablement chrétienne est également, dans un certain sens, la plus parfaite incarnation de l’« égalité » entre les hommes, et donc aussi l’incarnation la plus parfaite de la justice, en tant que celle-ci, dans son propre domaine, vise au même résultat. L’égalité introduite par la justice se limite cependant au domaine des biens objectifs et extérieurs, tandis que l’amour et la miséricorde permettent aux hommes de se rencontrer entre eux dans cette valeur qu’est l’homme même, avec la dignité qui lui est propre. En même temps, l’« égalité » née de l’amour « patient et bienveillant » 6n’efface pas les différences : celui qui donne devient plus généreux lorsqu’il se sent payé en retour par celui qui accepte son don ; réciproquement, celui qui sait recevoir le don avec la conscience que lui aussi fait du bien en l’acceptant, sert pour sa part la grande cause de la dignité de la personne, et donc contribue à unir les hommes entre eux d’une manière plus profonde.

Ainsi donc, la miséricorde devient un élément indispensable pour façonner les rapports mutuels entre les hommes, dans un esprit de grand respect en ce qui est humain et envers la fraternité réciproque. Il n’est pas possible d’obtenir l’établissement de ce lien entre les hommes si l’on veut régler leurs rapports mutuels uniquement en fonction de la justice. Celle-ci, dans toute la sphère des rapports entre les hommes, doit subir pour ainsi dire une « refonte » importante de la part de l’amour qui est – comme le proclame saint Paul – « patient » et « bienveillant », ou, en d’autres termes, qui porte en soi les caractéristiques de l’amour miséricordieux, si essentielles pour l’Évangile et pour le christianisme. Rappelons en outre que l’amour miséricordieux comporte aussi cette tendresse et cette sensibilité du cœur dont nous parle si éloquemment la parabole de l’enfant prodigue7, ou encore celles de la brebis et de la drachme perdues.8 Aussi l’amour miséricordieux est-il indispensable, surtout entre ceux qui sont les plus proches : entre les époux, entre parents et enfants, entre amis ; il est indispensable dans l’éducation et la pastorale.

Cependant, son champ d’action ne se borne pas à cela. Si Paul VI a indiqué à plusieurs reprises que la « civilisation de l’amour » 9était le but vers lequel devaient tendre tous les efforts dans le domaine social et culturel comme dans le domaine économique et politique, il convient d’ajouter que ce but ne sera jamais atteint tant que, dans nos conceptions et nos réalisations concernant le domaine large et complexe de la vie en commun, nous nous en tiendrons au principe « œil pour œil et dent pour dent10 » ; tant que nous ne tendrons pas, au contraire, à le transformer dans son essence, en agissant dans un autre esprit. Il est certain que c’est aussi dans cette direction que nous conduit le concile Vatican II lorsque, parlant d’une manière répétée de la nécessité de rendre le monde plus humain,11 il présente la mission de l’Église dans le monde contemporain comme la réalisation de cette tâche. Le monde des hommes ne pourra devenir toujours plus humain que si nous introduisons dans le cadre multiforme des rapports interpersonnels et sociaux, en même temps que la justice, cet « amour miséricordieux » qui constitue le message ­messianique de l’Évangile.

Le monde des hommes pourra devenir « toujours plus humain » seulement lorsque nous introduirons, dans tous les rapports réciproques qui modèlent son visage moral, le moment du pardon, si essentiel pour l’Évangile. Le pardon atteste qu’est présent dans le monde l’amour plus fort que le péché. En outre, le pardon est la condition première de la réconciliation, non seulement dans les rapports de Dieu avec l’homme, mais aussi dans les relations entre les hommes. Un monde d’où on éliminerait le pardon serait seulement un monde de justice froide et irrespectueuse, au nom de laquelle chacun revendiquerait ses propres droits vis-à-vis de l’autre ; ainsi, les égoïsmes de toute espèce qui sommeillent dans l’homme pourraient transformer la vie et la société humaine en un système d’oppression des plus faibles par les plus forts, ou encore en arène d’une lutte permanente des uns contre les autres.

C’est pourquoi l’Église doit considérer comme un de ses principaux devoirs – à chaque étape de l’Histoire et spécialement à l’époque contemporaine – de proclamer et d’introduire dans la vie le mystère de la miséricorde, révélé à son plus haut degré en Jésus-Christ. Ce mystère est, non seulement pour l’Église elle-même comme communauté des croyants, mais aussi, en un certain sens, pour tous les hommes, source d’une vie différente de celle qu’est capable de construire l’homme exposé aux forces tyranniques de la triple concupiscence qui sont à l’œuvre en lui12. Et c’est au nom de ce mystère que le Christ nous enseigne à toujours pardonner. Combien de fois répétons-nous les paroles de la prière que lui-même nous a enseignée, en demandant : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés », c’est-à-dire à ceux qui sont coupables à notre égard13 ! Il est vraiment difficile d’exprimer la valeur profonde de l’attitude que de telles paroles définissent et inculquent. Que ne révèlent-elles pas à tout homme, sur son semblable et sur lui-même ! La conscience d’être débiteurs les uns envers les autres va de pair avec l’appel à la solidarité fraternelle que saint Paul a exprimé avec concision en nous invitant à nous supporter « les uns les autres avec charité ».14 Quelle leçon d’humilité est ici renfermée à l’égard de l’homme, du prochain, en même temps que de nous-mêmes ! Quelle école de bonne volonté pour la vie en commun de chaque jour, dans les diverses conditions de notre existence ! Si nous nous désintéressions d’une telle leçon, que resterait-il de ­n’importe quel programme « humaniste » de vie et d’éducation ?

Le Christ souligne avec insistance la nécessité de pardonner aux autres : lorsque Pierre lui demande combien de fois il devrait pardonner à son prochain, il lui indique le chiffre symbolique de « soixante-dix fois sept fois »15, voulant lui montrer ainsi qu’il devrait savoir pardonner à tous et toujours. Il est évident qu’une exigence aussi généreuse de pardon n’annule pas les exigences objectives de la justice. La justice bien comprise constitue pour ainsi dire le but du pardon. Dans aucun passage du message évangélique, ni le pardon ni même la miséricorde qui en est la source, ne signifient indulgence envers le mal, envers le scandale, envers le tort causé ou les offenses. En chaque cas, la réparation du mal et du scandale, le dédommagement du tort causé, la satisfaction de l’offense sont conditions du pardon.

Ainsi donc, la structure foncière de la justice entre toujours dans le champ de la miséricorde. Celle-ci toutefois a la force de conférer à la justice un contenu nouveau, qui s’exprime de la manière la plus simple et la plus complète dans le pardon. Le pardon, en effet, manifeste qu’en plus du processus de « compensation » et de « trêve » caractéristique de la justice, l’amour est nécessaire pour que l’homme s’affirme comme tel. L’accomplissement des conditions de la justice est indispensable surtout pour que l’amour puisse révéler son propre visage.

[…]

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 30 novembre 1980, premier dimanche de l’Avent, en la troisième année de mon pontificat.

2Ibid.
3. Mt. 5,38.
4. Mt 5,7.
5. Cf. Mt 25, 34-40.
6.  Cf.1 Co 13, 4.
7. Cf. Lc 15,11-32.
8. Cf. Lc 15,1-10.
9. Cf. Enseignements de Paul VI, XIII (1975), p. 1568, Discours de clôture de l’année sainte, 25 décembre 1975.
10. Mt 5,38
11. Cf. Gaudium et spes GS 40 ; Paul VI, Exhortation apost. Paterna cum benevolentia (8 décembre 1974), ­particulièrement 1 et 6, DC 1975, p. 2 et pp. 5-6.
12.  Cf.1 Jn 2,16.
13. Mt 6,12.
14. Ep 4,2 ; cf. Ga 6,2.
15. Mt 18,22.