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06 septembre 2011

Introduction à Populorum progressio

Le développement des peuples

Philippe Laurent , Jésuite †  

L’encyclique de Paul VI « Le développement des peuples » (Populorum progressio) surgit dans la fête de Pâques 1967 (26 mars) pour apporter la lumière de l’Évangile et de la Résurrection sur les questions sociales du temps. Elle invite d’emblée à un changement d’horizon. « Aujourd’hui le fait majeur dont chacun doit prendre conscience est que la question sociale est devenue mondiale. » Élargissement aux dimensions de la planète, mais aussi implication personnelle de chacun dans la scène internationale des années 60 et dans le prolongement du concile Vatican II.

La société internationale des années 60

Plusieurs phénomènes majeurs marquent l’époque et constituent un fond de tableau pour l’encyclique.

D’abord la décolonisation, qui s’étendra sur une vingtaine d’années, amène à l’indépendance politique beaucoup de nouvelles et jeunes nations, et l’ONU se gonfle en nombre. Dans cette enceinte, elles se rencontrent avec les Grandes puissances, dans des rapports de forces diversifiés.

Pour ne pas être un leurre, l’indépendance politique appelle un minimum d’autonomie économique, ce qui n’est guère facile pour beaucoup. Comment vivre dans la justice, la solidarité, le respect mutuel des nouvelles relations internationales afin de favoriser le développement de ces peuples et leur équitable accès aux ressources disponibles, naturelles autant que manufacturières, sans oublier les biens de la santé, de l’éducation…

Durant les années 50 et 60, les pays développés ont connu une forte croissance économique et une ouverture des échanges commerciaux, avec élévation des niveaux de vie, montée de besoins nouveaux, installation dans l’aisance, sinon dans l’opulence. Des peuples entiers sont devenus riches. Dans le même temps, pour les autres, le progrès a été faible et dépendant, avec une forte poussée démographique ; d’où l’extension de zones de pauvreté, relative et absolue. Cette disparité, accentuée entre peuples riches et peuples pauvres, constitue une situation intolérable, à potentialité explosive ; Paul VI la dénonce au nom de la solidarité universelle et de la justice. Il appelle chacun à s’employer à y remédier. Le même cri prophétique, d’angoisse et d’urgence, ouvre et clôt l’encyclique (Populorum progressio, PP 4 et PP 87).

Durant les années 50 et 60, la coopération internationale s’est organisée pour répondre à ce défi de la fin du XXe siècle : développement de la FAO (agriculture et alimentation) ; création de la CNUCED (Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement) ; première Décennie du développement (1960-1970) ; programme d’aides bilatérales et multilatérales. Comment pour l’Église et les chrétiens participer à ces initiatives et les rendre plus efficaces ?

Malgré des situations difficiles, parfois jusqu’à l’extrême (fusées de Cuba) entre les deux Grands, une détente s’est établie entre l’Ouest et l’Est, sans pourtant que cesse « la course épuisante aux armements ». Et l’espoir naît que le développement solidaire des peuples devienne le meilleur garant de la paix internationale. Paul VI l’a dit à l’ONU en 1964 avec vigueur et émotion ; il le reprend ici comme une conviction fondée « Le développement est le nouveau nom de la paix » (PP 76).

L’Église de Vatican II

Même si elle a ses racines dans Mater et Magistra (1961) de Jean XXIII, qui traite déjà des relations entre pays développés et pays sous-développés (MM 157-185), l’encyclique de Paul VI est un prolongement direct du Concile Vatican II, d’une triple manière.

D’abord le Concile a accueilli les évêques de toutes les parties du monde ; les nouvelles Hiérarchies autochtones, mises en place avant et au moment des indépendances politiques sont présentes et font entendre leur voix. Au cours de l’élaboration de la Constitution pastorale « L’Église dans le monde de ce temps », les évêques d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, qui redoutaient un texte trop occidental soucieux des seuls problèmes des pays développés, ont insisté pour que, dès le début, dans l’exposé des déséquilibres du monde moderne, soient soulignées les « disparités » entre pays riches, moins riches et pauvres » (GS 8) et l’inégale répartition des richesses ; thèmes repris plusieurs fois (GS 29, GS 63, GS 83).

De plus, le Concile exprime le souhait qu’un organe permanent de l’Église suive les problèmes posés par le développement. Ce sera la création par Paul VI de la Commission pontificale « Justice et paix », qui accompagne l’encyclique (GS 90, 3 ; PP 5).

Enfin, le Concile permet à l’Église de prendre une meilleure conscience d’elle-même et de sa responsabilité dans la transformation du monde. Sa relation au monde se trouve éclairée par Gaudium et spes. Paul VI l’appliquera au développement des peuples (PP 12-22) ; il reprend les termes du Concile : l’Église experte en humanité scrute les « signes des temps » et se met au service des hommes avec des moyens spécifiques et dans une vision globale de l’histoire. Paul VI l’explicite au début de son encyclique : « Au lendemain du deuxième Concile œcuménique du Vatican, une prise de conscience renouvelée du message évangélique lui fait un devoir de se mettre au service des hommes pour les aider à saisir toutes les dimensions de ce grave problème et pour les convaincre de l’urgence d’une action solidaire en ce tournant décisif de l’histoire de l’humanité » (PP 1).

Les sources

Outre les textes de Vatican II, spécialement Gaudium et spes, où l’encyclique puise son inspiration principale, d’autres sources sont propres à Paul VI.

D’abord les références bibliques, nombreuses, donnent au texte une tonalité évangélique ; toutes les paraboles sur les riches et les pauvres sont évoquées ; et la vigueur d’interpellation est celle d’un prophète qui attire l’attention de tous et de chacun sur des situations qui ne peuvent plus durer –, le jugement de Dieu se prépare et éclatera ! D’où, pour le prévenir, un très large appel : « À tous les hommes et à tous les peuples de prendre leurs responsabilités » (PP 80). À la différence des encycliques antérieures, la démarche de l’enseignement social de l’Église aboutit à un engagement plus direct, au nom de l’évangile, sans passer par des déductions philosophiques – même s’il emprunte à l’un ou l’autre son vocabulaire (« être » et « avoir ») – ni par le détour du pur droit naturel.

Nouveauté aussi, Paul VI se réfère à des travaux de théologiens, de philosophes, de spécialistes, en les mentionnant explicitement. Les Pères de Lubac et Chenu, Mgr Lorrain (Chili), J. Maritain et surtout le P. Lebret, fondateur d'« Économie et Humanisme », auquel l’encyclique doit beaucoup : sensibilisation aux problèmes, expressions, solutions possibles ; on y retrouve aussi des éléments de la pensée de l’économiste F. Perroux. L’éventail reste ouvert. Toutefois l’encyclique, qui se veut d’abord un appel (prise de conscience et invitation à l’action) ne fait pas état, directement, de la vaste documentation, parfois assez technique, qui, depuis quinze ans, s’est accumulée sur les problèmes de développement et sur les rapports entre pays riches et pays pauvres. C’est d’abord un regard, une sensibilité, une présentation, à grands traits et sans prétention d’originalité, d’une situation d’ensemble. Les « données du problème » occupent une place limitée (quelques brefs paragraphes 6 à 12), avec des horizons ouverts et une insistance sur l’urgence : aspiration des hommes (PP 6), colonisation et colonialisme (PP 7), déséquilibre croissant (PP 8), prise de conscience accrue (PP 9), heurt de civilisations (PP 10), se terminant par un avertissement sur les graves dangers que de telles situations peuvent engendrer (PP 11).

Dernière source toute personnelle : les voyages que Paul VI a entrepris avant et pendant son pontificat, en Amérique latine, Afrique, Inde, Proche-Orient, à l’ONU. Paul VI, qui n’était pas l’homme des grandes foules, a été marqué par ce qu’il a vu, entendu, touché durant ces rapides déplacements. Il pourra alors s’adresser en termes concrets à chacun de ses lecteurs sous forme d’examen de conscience renouvelé (PP 47) et d’appel diversifié selon les catégories d’acteurs et de responsabilité. Dans sa finale, il s’adresse successivement aux catholiques, aux chrétiens et croyants, aux hommes de bonne volonté, aux hommes d’État, aux sages, mais aussi aux jeunes, aux experts…

Structure et argumentation

Le développement, idée maîtresse de l’encyclique, en assure l’unité ; de nombreux adjectifs essaient d’en préciser le contenu : il doit être vrai, plénier, intégral, solidaire… Il déborde largement la seule croissance économique, pourtant nécessaire et dont les fruits doivent être répartis avec équité entre les peuples. Mais la visée profonde est le développement de l’homme, de tout l’homme et de tout homme, dans son « être » plus encore que dans son « avoir ».

Deux parties structurent le texte et, par leurs titres, indiquent des lignes d’action : « pour un développement intégral de l’homme » (Ière partie, aspect plus personnel) et « vers le développement solidaire de l’humanité » (IIe partie, aspect plus collectif) ; et l’on notera, dans ces deux formulations, la nuance des termes retenus : pour, un, intégral, (1er titre) et vers, le, solidaire (2e titre).

L’anthropologie chrétienne du développement devient la vocation de l’homme (PP 15) ; celui-ci met en œuvre les capacités d’intelligence, de liberté et d’action que Dieu lui a données. Dans le développement, des seuils sont à franchir pour le passage de l’homme à un plus être (PP 20-21), avec une échelle de valeurs pour apprécier ces étapes.

Le concept de développement des peuples est moins facile à préciser. Au départ, il y a un seuil à dépasser (la lutte contre la faim) et des niveaux de vie suffisants à atteindre, répondant aux besoins essentiels (santé, emploi, éducation…) ; puis c’est la promotion sociale, politique et culturelle dans le respect des spécificités de chaque peuple, enfin vient le consensus autour des valeurs morales. Ce développement des peuples doit naître d’une solidarité voulue entre tous, par la promotion de la justice et de la fraternité ; il s’inscrit dans le cadre des relations internationales, avec le souhait que la coopération internationale arrive à constituer un ordre juridique universellement reconnu (PP 78) et même à établir – comme l’indiquait déjà Jean XXIII dans Pacem in terris – « une autorité mondiale efficace ». C’est dans ces perspectives très larges que le développement sera au service de la paix internationale et en prendra même le nom (PP 76).

Pour rejoindre ces espérances, Paul VI, dépassant les débats idéologiques sur les structures sociales que chaque pays se choisit, insiste sur les actions à entreprendre et suggère des institutions (Fonds mondial de développement). Il touche rapidement à de nombreux problèmes humains en rapport avec le développement : démographie, alphabétisation, travailleurs migrants, planification, accueil des étudiants… La diversité est ouverte, avec le rappel de quelques idées de base sur la propriété, sur le travail, sur la tentation de la violence…

Une question originale et d’actualité est traitée plus à fond : l’équité des relations commerciales internationales (PP 57-66), avec une recherche sur le juste prix des échanges et sur les conditions pour établir des contrats équitables. Ces problèmes difficiles étaient abordés, dans ces mêmes temps, aux conférences des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (1964, 1968, 1972…) auxquelles le Saint-Siège participait.

Portée et influence

L’encyclique sur « Le développement des peuples » fut accueillie de façon très positive par les responsables politiques et économiques, mais aussi par les organisations privées et par les opinions. Elle encourageait et orientait les chrétiens déjà engagés dans les tâches de développement ; elle suscitait de nouvelles vocations et rappelait à chacun sa responsabilité face au défi majeur de la fin du XXe siècle. Elle contribuait à élargir les horizons. Sans proposer de solutions toute faites, ni de modèles, l’encyclique donne des orientations et suscite des motivations pour l’action. Certes, pour devenir opérationnels, ces conseils doivent passer par une analyse plus rigoureuse de la diversité des situations et des causes du sous-développement. Reste alors le choix des objectifs à atteindre et des stratégies de développement à mettre en œuvre, en tenant compte des contraintes et des étapes, en rapport avec l’évolution des situations internationales : crise économique ; évolution des rapports de forces dans leurs aspects technologiques, financiers, militaires… ; transformations des mentalités et adaptation des cultures… La bonne volonté ne suffit pas, ni les projets les plus généreux, sans un rapport exigeant avec le réel.

En 1967, la parole prophétique de Paul VI a été lancée ; elle a été recueillie ; elle a germé et foisonné en de multiples initiatives. Celles-ci, pour être efficaces et s’élargir, doivent certes tenir compte des évolutions en cours, des difficultés des situations, mais aussi de l’expérience qui, avec le temps, transforme les espérances en réalités.