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06 septembre 2011

Introduction à Octogesima Adveniens

En réponse aux besoins nouveaux d’un monde en changement

Philippe Laurent , Jésuite †  

Bien qu’elle ne porte pas le titre d’encyclique, la lettre pour le 80e anniversaire de Rerum Novarum (Octogesima Adveniens) que Paul VI adresse au cardinal Roy, en tant que président de la Commission « Justice et Paix » et du Conseil des laïcs, reprend le geste des papes précédents : marquer cet anniversaire dans la continuité et l’innovation, par une manifestation significative liée aux évolutions en cours.

Évolution de la société

En 1971, la situation économique dans le monde est assez favorable. C’est avant le premier choc pétrolier. Depuis vingt-cinq ans, les pays développés enregistrent une croissance continue et des élévations importantes de niveaux de vie. Certes, les pays en développement connaissent un décalage important sur lequel Paul VI attire l’attention avec urgence dans son encyclique sur « Le développement des peuples ». Les tensions internationales semblent moins vives ; une coexistence pacifique, sans doute fragile, est porteuse d’espoir.

L’attention de Paul VI s’attache alors aux questions sociales, à prendre en charge dès maintenant, sinon « elles deviendront trop graves pour qu’une solution pacifique puisse être espérée » (Octogesima adveniens, OA 9). Lesquelles ?

L’urbanisation

Ce phénomène majeur atteint davantage, par son ampleur et sa rapidité, les pays en développement avec toutes les conséquences sociales résultant de l’exode rural : déracinement des habitudes agraires, accumulation dans les grandes villes avec une large paupérisation ; c’est le basculement de la civilisation rurale à la civilisation urbaine. Pour la première fois, un texte pontifical aborde ce thème de société, avec quelque ampleur. Comment le maîtriser ? Quel sens lui donner ?

Le développement des moyens de communications sociales

Autre changement majeur de notre temps – et qui se confirme – le rôle croissant de la TV, de la radio, et des autres médias. Messages et informations deviennent disponibles à profusion, transformant les mentalités, les connaissances, les cultures. Se créent de nouveaux pouvoirs – le quatrième pouvoir – d’autant plus forts qu’ils mettent en disposition de passivité la plupart de ceux qui les reçoivent. Avantages et risques sont à évaluer (OA 20).

L’interrogation des sciences humaines (OA 38-40)

Les sciences qui prennent l’homme comme objet d’étude affirment leur autonomie par rapport à la philosophie, avec la diversité et la spécialité de chacune. Elles postulent un statut scientifique, par la rigueur de leurs méthodes, l’objectivité des résultats et leur prétention à une explication cohérente globale. Elles visent aussi à orienter des actions qui transforment l’homme et la société. Quelle attitude avoir à leur égard ? Refus et soupçons ? Ou bien accueil et discernement ? L’Église trace des limites ; mais « à l’intérieur de ces limites, les sciences humaines assurent une fonction positive que l’Église reconnaît volontiers ».

Le questionnement des idéologies

Les idéologies sociales, construites au XIXe siècle, se sont imposées comme cadre de réflexion et d’action au XXe siècle. On commence à constater leur décalage par rapport aux évolutions réelles ; décalage dans leur analyse des situations contemporaines et dans leur pouvoir d’action pour mettre en place des systèmes sociaux adaptés, même si elles exercent encore une séduction sur les esprits. C’est le temps d’une nécessaire révision de ces idéologies et du questionnement sur leur but ultime. Il convient de lever leur ambiguïté, même pour ­l’idéologie du progrès omniprésente depuis le XIXe siècle (OA 41). Que signifie alors la ­renaissance des utopies, qui bousculent sans cesse horizons et idéologies (OA 37) ?

L’interrogation sur l’homme

Devant les mutations actuelles, si profondes et si rapides, la première démarche est d’être attentif aux nouvelles victimes de ces changements (immigrés, jeunes, vieillards). Mais surtout « chaque jour l’homme se découvre nouveau, et il s’interroge sur le sens de son être propre et de sa survie collective » (OA 7). Incertitude, pour l’homme, sur le sens et sur l’histoire.

C’est dans ce contexte évolutif, éclaté et plus riche d’interrogations que de certitudes, que Paul VI adresse sa Lettre au cardinal Roy.

Le contexte de l’Eglise

Sans doute s’agit-il de marquer un 80e anniversaire ; mais plus encore Octogesima adveniens prolonge le travail de Vatican II. Par sa Constitution pastorale « L’Église dans le monde de ce temps », le Concile a en quelque sorte assumé, authentifié, élargi aussi l’enseignement social des papes antérieurs ; Gaudium et spes constitue une nouvelle base de départ. Aussi Paul VI, à la différence des textes de Pie XI (40e anniversaire) et de Jean XXIII (70e anniversaire), juge-t-il inutile de faire, au début de sa lettre, un résumé interprétatif des positions prises avant lui ; il en est d’ailleurs de même pour « Le développement des peuples » (1967), et pour Jean-Paul II quand il traitera du « travail humain » (1981).

Octogesima adveniens porte la marque de Vatican II, non seulement par le prolongement des thèmes – encore que beaucoup y soient abordés avec originalité –, mais par deux autres aspects. L’un est particulier : la Lettre au cardinal Roy est une « lettre apostolique » d’abord destinée à des organismes nés du Concile : la Commission « Justice et Paix » et le Conseil des laïcs, dont on veut par là marquer toute l’importance. L’autre est beaucoup plus large et relève, non d’une procédure de transmission, mais d’une vision de l’Église.

L’Église réunie à Rome pour le Concile Vatican II s’est découverte riche et unie par la même foi au Christ ressuscité et par la même animation de l’Esprit, mais diverse selon les continents, les races, les cultures ; diverse aussi par les environnements où elle existe aujourd’hui. De plus, la collégialité des évêques autour et en communauté avec le Pape a été une affirmation marquante de la Constitution dogmatique sur l’Église. Cette problématique se reflète dans la présentation de Paul VI – point original d’ouverture. D’une part, il affirme : « Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission » (OA 4) ; et cependant ce préambule ne l’empêche pas de s’adresser à tous les chrétiens, avec le sens plénier de sa responsabilité en ce domaine, comme il l’a déjà fait en 1967 sur « Le développement des peuples ». D’autre part, et en conséquence, il renvoie aux communautés chrétiennes, en communion avec les évêques responsables, la responsabilité de se saisir des problèmes sociaux, de les réfléchir à la lumière de l’Évangile et de la pensée de l’Église, de chercher des solutions adaptées, sans oublier toutefois la dimension universelle de l’Église. C’est un autre prolongement de la Constitution sur l’Église : l’Église, c’est le Peuple de Dieu organisé en communautés chrétiennes, susceptibles d’initiatives, de présences et d’action dans des milieux et des situations diverses. Une décentralisation s’opère alors dans la pratique avec des relais de subsidiarité, tout en maintenant l’unité des principes et de l’inspiration. Mais en constatant que les questions internationales deviennent prépondérantes, la position du Pape reste indispensable, car il en perçoit mieux les faces multiples.

Dernière circonstance plus immédiate : la Lettre de Paul VI est datée du 14 mai 1971, alors que le Synode des Évêques se réunira à Rome en octobre 1971 sur le thème « Justice dans le monde ». Paul VI ne veut pas anticiper sur ces travaux, ni se substituer aux documents de préparation ; il les encourage (OA 6). Il n’en garde pas moins la liberté et l’initiative de parler, avec l’autorité qui lui est propre. Sans doute, pour plus de discrétion, il choisit la forme d’une Lettre apostolique au lieu de rédiger une encyclique. Mais les commentateurs ne s’y trompent pas ; nonobstant cette forme particulière et sa relative brièveté, il s’agit d’un des grands documents pontificaux en matière sociale.

Genèse du texte

La Lettre apostolique reflète d’abord la sensibilité de Paul VI en référence à ses récents voyages dans différents continents. Cette innovation des déplacements du Pape hors de Rome sera reprise et amplifiée par Jean-Paul II. « Nous avons approché les foules et entendu leurs appels, cris de détresse et d’espérance à la fois » (OA 2).

La référence au Concile Vatican II et aux récentes encycliques est nette, mais avec la conscience qu’il s’agit d’un acquis – même si l’application est plus lente – qu’il convient de poursuivre. Une coloration personnelle, le souci de l’avenir : l’analyse doit rejoindre les facteurs d’évolution à long terme ; il s’agit d’adopter des attitudes prospectives et de faire preuve d’imagination créatrice. L’Église se doit, elle aussi, d’anticiper les changements pour les mieux orienter. Pourtant il y a un appel répété à l’expérience historique de l’Église et à l’impulsion de l’Évangile, deux sources de renouveau.

Les citations bibliques sont rares – il est vrai que le texte est concis, sans se répandre dans de grands développements. Cependant, à la manière de Gaudium et spes, les notations spirituelles et théologiques sont assez nombreuses, discrètes d’ailleurs, pour donner un sens tout nouveau à la réflexion sociale ; affirmation du rôle de l’Esprit Saint et du mystère pascal, à propos de l’utopie, de la liberté, du progrès, de l’engagement dans l’action…

À coup sûr, Paul VI a tenu compte des différentes recherches en cours dans divers centres sociaux chrétiens – y compris en France – en ce qui concerne l’évolution des idéologies, la place grandissante de la dimension politique dans la société humaine.

La Lettre reflète-t-elle surtout les préoccupations des sociétés industrielles avancées ? Une lecture trop rapide pourrait le laisser croire. Pourtant, Paul VI en relevant les problèmes nouveaux : urbanisation, emploi, migrations, statut de la femme… souligne combien ils concernent de façon plus urgente les pays en développement ; dans ses voyages, il les a éprouvés lui-même.

La pédagogie de la Lettre s’articule en quatre attitudes : prendre conscience à temps des nouveaux problèmes pour prévoir des solutions ; essayer de maîtriser les mutations ; chercher des solutions et les expérimenter en faisant preuve d’inventivité ; et surtout discerner. Ce mot caractérise l’apport et l’attitude des chrétiens. Les jugements de la Lettre sont nuancés et ouverts, parce qu’ils tiennent compte de l’évolution des situations et des idées. Contrairement à ce que l’on a pu dire ou écrire, Paul VI ne présente pas une « troisième voie » entre le libéralisme et le marxisme ; il invite les chrétiens à discerner comment progresser dans les situations et les systèmes où ils sont engagés.

Par-delà son destinataire principal, le cardinal Roy, la Lettre Octogesima Adveniens s’adresse à tous les chrétiens. Paul VI le dit explicitement, « c’est à tous les chrétiens que Nous adressons, à nouveau et de façon pressante, un appel à l’action » (OA 48). Appel particulier, mais non exclusif, aux organisations chrétiennes. Il insiste à la fois sur la relation nécessaire entre la Parole de Dieu reçue et l’action à mener au service des frères, et aussi sur la spécificité irremplaçable de la présence des chrétiens dans le monde, sans pour autant qu’ils se séparent d’un « avenir désormais commun ».

Plan et points majeurs

Le plan est simple. Entre une introduction (ouverture et sensibilisation) et un appel à l’action (conclusion), trois parties : Nouveaux problèmes sociaux (points d’attention marqués de façon concise et concrète) ; Aspirations fondamentales et courants d’idées (jugements sur les idéologies en évolution) ; Les chrétiens devant ces nouveaux problèmes (précisions sur les conditions de l’engagement).

Comme il s’agit d’une Lettre, le texte ne porte pas de titre qui en centre le contenu. Des titres divers ont été proposés, sans caractère officiel, selon la lecture faite. Le Ceras pour sa part a retenu, pour son commentaire de l’époque, « La responsabilité politique des chrétiens. » C’est en effet un point majeur et original ; l’économique et le social sont liés au politique, dimension englobante de la société (OA 24 et 25) ; le politique est le lieu des pouvoirs, c’est aussi une manière de se mettre au service des hommes. « La politique est une manière exigeante – mais non la seule – de vivre l’engagement chrétien au service des autres » (OA 46).

Autre point majeur : l’analyse des différents courants idéologiques actuels et leurs évolutions historiques, avec des jugements fermes et nuancés sur les divers socialismes, sur le marxisme et sur le libéralisme dans leurs formes actuelles. L’engagement des chrétiens dans l’action au service des autres donne lieu à des précisions : valeur de la pensée sociale de l’Église comme inspiratrice et éducatrice, source de discernement et de jugement ; mais l’Église ne propose pas de modèle préfabriqué (OA 42), elle laisse un pluralisme d’options : « Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents », dont chacun doit vérifier l’authenticité (OA 50).

La Lettre Octogesima adveniens a eu un impact et une diffusion très au-delà de son destinataire officiel, le cardinal Roy, et des deux Commissions (Justice et Paix, Conseil des laïcs) dont elle encourageait le travail. Par l’ampleur et la nouveauté des thèmes d’avenir, par les libertés qu’elle suscitait dans les communautés chrétiennes, elle a servi d’appui pour bien des engagements ; elle s’est trouvée aussitôt reprise dans des documents nationaux.