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02 septembre 2011

Introduction à Mit Brennender Sorge

Sur la situation de l’Église catholique dans le Reich allemand

Jean-Louis Schlegel, Directeur de la rédaction de la revue Esprit

Le régime nazi pavoisait encore après la publication, le 19 mars 1937, de l’encyclique Divini Redemptoris contre le « Communisme athée », quand « éclata comme une bombe »1 celle de l’encyclique Mit brennender Sorge : en effet, le 21 mars 1937, dimanche des Rameaux, le texte, daté du 14, lu en chaire dans toutes les églises, était « comme magiquement répandu sur toute l’étendue du Reich » ; diffusé dans le plus grand secret, il avait échappé à la vigilance des réseaux policiers et partisans. La surprise fut totale, et la colère du Führer abominable, dit-on. L’encyclique venait pourtant après des années d’avanies et de violences, et les évêques allemands l’avaient expressément demandée à Pie XI, après les mesures de plus en plus coercitives et répressives décidées par le Reich en 1936, notamment envers la jeunesse (inscription obligatoire aux Jeunesses hitlériennes). Une première version, remise par le cardinal Faulhaber, archevêque de Munich, en janvier 1937, fut, semble-t-il, complétée par le cardinal Pacelli, secrétaire d’État et futur Pie XII, ainsi que par le P. A. Bea, futur cardinal, avant d’être mise au point définitivement et ratifiée par Pie XI, le 14 mars.

Un contexte historique compliqué par le concordat

Si les raisons de l’encyclique étaient trop évidentes2, le contexte de sa publication était compliqué par une série de faits. Les uns sont habituels et permanents dans cette conjoncture : il fallait prendre l’exacte mesure de la situation allemande et des conséquences pour les catholiques de ce pays, affrontés à, mais aussi déjà fortement impliqués dans une dynamique qui emportait tout sur son passage. Les autres relevaient du Concordat signé avec l’Allemagne en 1933, à la demande d’Hitler.

On a discuté l’opportunité de ce Concordat (juillet 1933). N’a-t-il pas lié les mains du Saint-Siège ?3 Six mois après les pleins pouvoirs arrachés par le Führer dans un contexte de violences et d’intimidations physiques et morales, n’était-ce pas lui accorder une reconnaissance de facto, qui pouvait dérouter ceux, encore nombreux, qui résistaient à l’hitlérisme (en 1932, 1/3 des catholiques avaient voté pour le Parti du centre) ? De plus, depuis 1930, et même avant, des évêques, isolément ou dans leur ensemble, avaient interdit, sous peine d’excommunication, l’adhésion au Parti national-socialiste et condamné ses doctrines racistes, ses cultes néogermaniques et son exaltation de la supériorité aryenne. Après le Concordat, il était difficile, sinon impossible, de réitérer cet interdit, d’autant plus que sur le papier l’Église retirait de l’accord des avantages substantiels (liberté de culte et d’enseignement totale…) En fait, Pie XI et ses conseillers savaient parfaitement qu’il s’agissait aux yeux d’Hitler d’un chiffon de papier qu’il n’allait cesser de traiter comme tel, mais dont, bien entendu, il usa et abusa pour séduire des catholiques désormais libres d’adhérer au Parti sinon à ses thèses. Pour le Vatican, le Concordat relevait d’une attitude pragmatique : se donner, devant un pouvoir qui avait déjà laminé toutes les forces vives et saines du pays, un argument de droit international pour protester contre ses agissements. « Position de défense juridique », qui permettait aussi de prévenir l’élimination pure et simple des catholiques allemands et d’espérer maintenir vivantes au moins les structures horizontales des paroisses et des mouvements4 .

La vérité oblige encore à ajouter que, dans les années 30, le bolchevisme apparaissait de plus en plus à l’Église comme l’ennemi numéro un. Or, selon un propos prêté à Pie XI et rapporté par le cardinal Faulhaber, archevêque de Munich, Adolf Hitler devait être désigné « devant le monde entier comme l’homme d’État, qui a, le premier après le Pape, élevé sa voix contre le bolchevisme »5. Les évêques allemands emboîtèrent le pas dans quelques déclarations bienveillantes, « peut-être un peu trop »6, envers le régime nazi et l’obéissance qui lui était due. En fait, ils tentaient de concilier l’impossible : le loyalisme des citoyens envers l’État « légal », l’hostilité à ses méthodes illégales et surtout à sa doctrine parfaitement antichrétienne.

Car nul ne pouvait ignorer la violence et même la terreur que les nazis faisaient régner dans le pays à l’endroit des personnes et des institutions de la société civile. Pour parler des seuls catholiques — mais les Juifs étaient, comme on sait, dans une situation bien pire -, leurs organisations de jeunesse avaient été supprimées, les écoles fermées, les journaux interdits, les religieuses dans les hôpitaux remplacées par les « Sœurs brunes ». Des dirigeants catholiques, comme E. Klausener, président de l’Action catholique à Berlin ou F. Gehrlich, directeur de journal, avaient été assassinés. Avec d’autres, des catholiques, prêtres et laïcs, commençaient à remplir le premier camp de concentration : Dachau (l’encyclique y fait allusion, Mit Brennender Sorge, MbS 46). Des réunions et des bâtiments d’Église étaient assaillis et saccagés, des évêques et des prêtres attaqués physiquement et désignés à la vindicte par la propagande, poursuivis en justice, impliqués dans des affaires de mœurs inventées de toutes pièces.

Parmi toutes les autres violences, la plus répugnante était certainement le racisme ouvertement mis en avant, avec ses conséquences particulières pour les Juifs, mais aussi l’eugénisme qui en découlait : dès 1933 étaient mises en place et appliquées les lois de stérilisation, destinées à empêcher dans le Reich la propagation de handicaps et de maladies divers7 .

À toutes ces mesures et ces agissements, le Vatican avait répondu fermement, mais par la voie diplomatique : une centaine de notes et d’aide-mémoire entre 1933 et 1937, restés bien entendu sans réponse dans les faits, et rejetés, niés dans leur contenu, ou dérivés sur des « erreurs » de subordonnés par le pouvoir nazi. Il fallait donc frapper plus fort : ce fut le rôle de l’encyclique Mit brennender Sorge.

Structure et contenu de l’encyclique

Après l’exorde (MbS1-2), l’encyclique rappelait les origines du Concordat (« proposé » par le Reich) et les responsabilités unilatérales de ses violations ; toutes possibilités de retour au droit, « si minimes soient-elles », seront cependant acceptées (MbS 3-8).

Suivent trois grandes subdivisions :

9-26 : la « vraie foi », en Dieu (MbS 9-17), au Christ (18-21), dans l’Église (MbS 22-25), à la Primauté (MbS 26). Cette structuration du texte permet, à chaque étape, d’identifier et de nommer sans équivoque autant de thèmes « doctrinaux » du national-socialisme directement opposés à la foi chrétienne. On y trouve parfois quasiment la formule de l’anathème : Quiconque professe telle ou telle idée, « n’est pas de ceux qui croient en Dieu ». Sont ainsi dénoncés le panthéisme, l’identification entre Dieu et le « destin impersonnel », « suivant une prétendue conception des anciens Germains », entre Dieu et la race, le peuple, l’État, les hommes au pouvoir, ou toute autre valeur humaine : bref, l’idolâtrie d’un Dieu et d’une religion nationaux.

À la révélation du Christ, Dieu fait homme, on ne saurait en substituer d’autres, dérivées du sang et de la race. La foi en l’Église, « toujours humaine, trop humaine » ne saurait être ébranlée par les calomnies et les scandales imaginaires, ni brisée par le culte de l’État et sa terreur : le vrai croyant est, à cet égard, capable d’aller jusqu’au « courage héroïque ». Enfin, contre la « séduisante image d’une Église nationale allemande » se dressent la primauté et l’universalité de Pierre.

27-39 : nouvelle subdivision pour rappeler le sens des « concepts chrétiens fondamentaux » (MbS 27-34), les principes éthiques du christianisme (MbS 35), le rôle essentiel du droit naturel (MbS 36-39). Contre le détournement de sens de certains mots par l’idéologie nationale-socialiste, le Pape redéfinit ce qu’est la révélation chrétienne, la foi, l’immortalité, le péché originel8 . Contre une moralité détachée de toute référence à Dieu et à l’Écriture, sont réaffirmés les « éternels principes » d’une « morale objective » reçue par révélation. Contre un droit arbitraire, (par exemple, celui que créerait la force) est redit le « droit naturel inaliénable » de la conscience, individuelle et sociale.

40-51 : le Pape s’adresse directement à la jeunesse (MbS 40-44), aux prêtres et aux religieux (MbS 45-47), aux fidèles du laïcat (MbS 48-51), pour les encourager et les appeler à la résistance ; les premiers doivent dire non aux pressions de l’État et à ses mensonges, les seconds doivent proclamer la vérité malgré les persécutions qui menacent, les troisièmes sont appelés à lutter pour leurs libertés et à opposer leur méfiance vigilante aux entreprises nazies.

En conclusion (MbS 52-57), le Pape déclare qu’il n’a pas voulu, par son silence, devenir « complice de l’équivoque », tout en réitérant sa volonté de « paix véritable entre l’Église et l’État » et son appel aux catholiques à résister tant qu’il n’en sera pas ainsi.

Quelques réflexions sur ses conséquences

Accueillie avec fureur et aussitôt saisie en Allemagne, louée en Europe (sauf en Italie) comme acte de résistance – une Europe déjà fort malmenée et comme paralysée par Hitler -, l’encyclique Mit brennender Sorge est un texte beau et fort, allant à l’essentiel sans trop de circonlocutions ni de prudences ecclésiastiques. Sur l’idolâtrie de la race et de l’État, c’est un texte sans égal, trop oublié, à la fois sans doute en raison de sa destination trop particulière et de l’écroulement du Reich allemand, qui l’empêchèrent de devenir un texte plus universel. On peut aussi s’interroger sur son influence immédiate en Allemagne même.

Le national-socialisme (le mot n’y est pas) comme phénomène politique proprement mortel n’est-il pas sous-estimé dans la lettre ? Il est plutôt représenté comme une persécution meurtrière, mais conjoncturelle, « classique » pour ainsi dire, contre laquelle est élevé le rempart du courage et du témoignage spirituels, dans la « lutte pour la foi » (MbS 2), mais non l’appel à la résistance politique. En ce sens, on pourrait dire qu’en réclamant la liberté de vivre la foi, l’encyclique ne tire pas in fine les conséquences qu’appelaient ses analyses lucides et fermes de la doctrine nazie ; la « mystique totalitaire »9 du IIIe Reich était déjà largement à l’œuvre pourtant : élimination totale de l’État de droit par la suppression de toutes les structures intermédiaires, communauté raciale qui ne pouvait qu’en appeler à une « pureté » terrifiante pour tous ceux qui en étaient exclus, volonté d’unité expansionniste ne supportant aucune extériorité en dehors d’elle.

Ces réflexions a posteriori n’enlèvent rien à la force de l’encyclique. Il est facile de reconstruire après coup : ni le Pape, ni le cardinal Pacelli, ni les évêques allemands n’étaient dupes d’un « système » totalitaire autant qu’anti-religieux, mais dont la dynamique politique interne, liée au mensonge et au double langage, à l’exaltation de l’Allemagne humiliée et à la violence policière, avait largement échappé aux Allemands et aux observateurs extérieurs10 . L’encyclique est, dans cette histoire qui prépare la guerre, un grand acte de résistance11 . L’intervention directe du Pape visait avant tout à affermir les Évêques, le clergé et les catholiques allemands résistants, sans appeler à renverser cet État encore perçu comme « légal », à un moment où l’adhésion de nombreux catholiques lui était déjà acquise et où l’engagement extérieur de l’Allemagne en appelait à leur patriotisme. Comme disait la conclusion de l’encyclique, on « sortait de l’équivoque » que le Führer s’était efforcé plus que tout de maintenir (et dont il joua encore contre l’encyclique, en appelant précisément ses compatriotes à l’obéissance civique contre l’ingérence étrangère). On sortait aussi de la fascination qu’Hitler exerçait en dehors de l’Allemagne.

À l’encyclique, celui-ci répliqua en dénonçant la violation du Concordat par l’Église et par une campagne de violences accrues12, auxquelles la guerre mit une sourdine, en attendant une « solution finale » pour les chrétiens aussi. De son côté et jusqu’à sa mort, Pie XI ne cessa de reprendre les condamnations de l’encyclique, les complétant même, à propos de l’antisémitisme ; c’est de 1938 que date son mot fameux : « Nous sommes spirituellement des sémites. » Mot qui ne put rien, hélas ! contre la « condition inhumaine » – Auschwitz -, dernier mot du nazisme, mais qui appelle aujourd’hui comme hier à la vigilance et à la résistance contre l’hydre toujours renaissante du racisme idéologique, avec son cortège de crimes.

   (On sait aujourd'hui qu'une nouvelle encyclique fut en préparation dans la dernière période du pontificat de Pie XI sur le sujet du racisme, qui eût pu compléter et prolonger Mit brennender Sorge. Trois jésuites connus, les pères Desbuquois (de France), Gundlach (d'Allemagne) et Lafarge (des Etats-Unis) ont collaboré à cette préparation. L' « encyclique cachée », a-t-on dit depuis, et le texte du brouillon est connu. Il ne fut certes pas repris comme tel par le pape nouveau pape Pie XII. Qui sait si n'avait pas déjà commencé ce temps des inquiétudes qui dissuadèrent ce dernier de davantage intervenir publiquement).

1  R. d’Harcourt, « En Allemagne après l’encyclique » dans Études, t. 231, avril-juin 1937, p. 294.

2  Cf. entre autres, J. Nobécourt, « L’encyclique Mit brennender Sorge », dans A. Grosser, Dix leçons sur le nazisme, pp. 131-154 ; Daniel-Rops, Un combat pour Dieu. L’Église des révolutions. 1870-1939, Fayard, Paris, 1963, pp. 413 et 518-533. G. Jarlot, Pie XI. Doctrine et action sociale (1922-1939), Université grégorienne, 1973. Il donne en outre la « version Faulhaber » du texte

3  J. Nobécourt, id., pp. 140-145 ; et surtout Jarlot, id., pp. 370-379

4  Les structures politiques chrétiennes – le Parti du Centre – se décomposèrent littéralement en quelques mois

5  Nobécourt, id., p. 141

6  Selon l’expression de Daniel-Rops (p. 522).

7  Cf. « La doctrine sociale du IIIe Reich », Dossiers de l’Action populaire, 25 avril 1937, pp. 891-924 ; cette étude est tout à fait remarquable ; sur l’eugénisme et les stérilisations, cf. pp. 8-10 (898-900).

8  Cf. les exemples de travestissements linguistiques donnés dans le texte indiqué note précédente. Ainsi pouvait-on lire dans Durchbruch : c’est « dans la galerie de nos maréchaux que Dieu s’est révélé à nous ; dans le sang et dans le sol, Dieu nous a donné ses deux sacrements… Adolf Hitler est à nos yeux le Rédempteur du peuple allemand. Ô Hitler, ton nom est notre foi… Prends notre vie, Führer, prends-nous tout entiers ; prends notre corps, prends notre âme ; en tes mains, nous remettons notre destin » (Dossiers, id., p. 32).

9  Id., p. 23 ; cette étude montre bien précisément le caractère totalitaire du Reich allemand.

10  De cet aveuglement, on pourrait multiplier les exemples, à commencer par les Juifs eux-mêmes.

11  Auparavant, dès 1934, l’Église confessante, rassemblant les protestants résistants sous l’impulsion de K. Barth et D. Bonhœffer, avait publié la « Déclaration théologique de Barmen », contre le national-socialisme et contre les « Chrétiens allemands », partisans de Hitler.

12  Cf. d’Harcourt, art. cité, sur les réactions en Allemagne : « L’accusé se fait accusateur, vieille tactique en vérité… Il ne se justifie pas, il attaque » (p. 294).