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15 novembre 2012

Panorama historique

Père Baudoin Roger, Collège des Bernardins

À partir du XIXe siècle, le discours social de l'Église s'est développé suite aux bouleversements qu'a connus l'Europe, puis s'est précisé en lien avec les situations historiques. Les documents du Magistère publiés par les papes depuis Rerum novarum (1891) constituent la doctrine sociale de l'Église à travers une histoire dont les principales étapes sont retracées.

Religion du Dieu incarné, le christianisme est à l’opposé de toute forme de dualisme qui séparerait les réalités spirituelles de celles du monde. Ainsi, depuis les origines, les chrétiens s’interrogent sur les implications et les exigences concrètes de leur foi. Au XIXe, les profonds bouleversements qui traversent l’Europe relancent l’élaboration par les chrétiens du discours social de l’Église, qui est articulé par le Magistère à travers les publications où s’énonce la doctrine sociale de l’Église.

De Léon XIII à Vatican II

Catholiques libéraux et sociaux

Au début du XIXe, les catholiques libéraux, tels Lacordaire et de Montalembert, reconnaissent la place centrale de la liberté dans le christianisme et tentent de dépasser l’opposition entre l’Église et l’État post révolutionnaire. Leurs orientations sont condamnées par le Magistère jusqu’à ce que leur pertinence soit reconnue, à Vatican II. Sur le plan économique et social, nombre de chrétiens comme Frédéric Ozanam, Albert de Mun, Léon Harmel, en France, l’évêque de Mayence Mgr Ketteler en Allemagne, Mgr Manning, archevêque de Westminster, en Angleterre ou Mgr Gibbons, archevêque de Baltimore, aux États-Unis sont alarmés par les conséquences de la révolution industrielle. Ils contribuent à former le courant du « catholicisme social » qui, outre ses réalisations concrètes, renouvelle le discours social de l’Église. Leurs intuitions, longtemps contestées, seront finalement reprises par le pape Léon XIII dans Rerum novarum.

Les encycliques politiques de Léon XIII

élu pape en 1878, Léon XIII hérite d’une Église bousculée par la perte des états Pontificaux (1870). Après un siècle d’opposition à l’État post révolutionnaire, l’Église est privée de pouvoir temporel et se trouve dans un nouveau rapport avec les États. Tout en restant dans un cadre de relations hiérarchiques entre le religieux et le politique, lié à la primauté du spirituel sur le temporel, Léon XIII développe des intuitions extrêmement aiguës et partiellement en tension avec son cadre de pensée. Il reconnaît la place de la liberté dans l’acte de foi et donc la nécessité pour l’État de tolérer des cultes autres que la « vraie religion » (Immortale Dei, 1885) ; il reconnaît la liberté de l’homme comme le fondement de sa dignité ; il articule la relation entre la liberté et la vérité que la raison discerne, sans toutefois accepter l’erreur au nom de la liberté : « Le vrai, le bien, on a le droit de les propager… ; mais les doctrines mensongères,… les vices…, il est juste que l'autorité publique s'emploie à les réprimer avec sollicitude » (Libertas praestantissimum, 1888) ; enfin, il souligne l’autorité propre à la doctrine chrétienne : « Mise en lumière, elle a par elle-même assez de force pour triompher de l'erreur » (Sapientia  christianae, 1890, §22). On trouve dans ces textes les expressions germinales de réflexions fondamentales sur la relation de la liberté à la vérité, et sur la place de l’Église dans le monde et face aux pouvoirs politiques.

N’ayant plus de prise directe sur la société et le pouvoir politique, le pape exerce donc son pouvoir en proposant sa réflexion aux hommes qui l’accueilleront en en reconnaissant la vérité.

Léon XIII : Rerum novarum (1891)

La révolution industrielle a fait émerger une nouvelle classe sociale qui vit de son travail salarié. La législation sociale embryonnaire, l’interdiction des associations, et un libéralisme théorique qui pense l’économie comme régie par ses lois propres, se traduisent par une situation de misère ouvrière dramatique. Par ailleurs, les idées socialistes se développent rapidement et mettent en question la propriété privée. Profondément préoccupé par cette situation, Léon XIII publie Rerum novarum, première encyclique consacrée aux questions sociales que l’Europe affronte à cette époque.

Il y dénonce les idées "socialistes” et justifie le droit à la propriété privée tout en ordonnant l’usage des biens possédés au bien commun : affranchissant l’homme de la précarité, le droit de propriété est la condition d’une liberté réelle. Le pape dénonce aussi les excès du libéralisme et légitime l’intervention de l’État dans l’économie. Il y défend le juste salaire, le droit à constituer des associations professionnelles, la nécessité d’adapter les conditions de travail des enfants et des femmes, le repos dominical… nombre de points qui sont repris par la législation sociale qui se met en place à l’époque. Fondamentalement, son propos vise à réveiller les consciences de ses contemporains et à ouvrir des chemins en vue d’un ordre social qui dépasse l’opposition entre classes, et permette d’établir la société dans la concorde et l’harmonie.

Cette encyclique met en évidence les questions éthiques inhérentes à l’ordre économique et établit la légitimité de l’Église à s’exprimer sur les questions sociales. Elle situe l’Église dans une position critique à la fois envers le socialisme collectiviste et le libéralisme individualiste, position qui restera une constante de toute la Doctrine sociale. Concrètement, elle stimule le catholicisme social : développement d’un syndicalisme chrétien, création des Semaines sociales, en France (1904), Espagne (1906), Italie (1907), Canada (1920), fondation de l’Action Populaire (ancêtre du CERAS) par le père Henri-Joseph Leroy (1903),…Rerum novarum constitue une référence pour les successeurs de Léon XIII qui actualiseront la réflexion aux dates anniversaires de sa publication.

Pie XI : Quadragesimo anno (1931)

Ainsi, quarante ans plus tard, le pape Pie XI publie une seconde encyclique sur ces mêmes questions : Quadragesimo anno. Dans un contexte de crise économique mondiale et après une guerre qui a montré l’ambivalence des progrès techniques (mitrailleuse, gaz de combats, sous-marins,…), le pape approfondit les réflexions de Léon XIII. S’appuyant sur les travaux d’Oswald Nell-Breuning, il analyse les mécanismes de l’économie et les institutions de la société pour mettre en évidence les causes de situations qu’il dénonce parfois avec une vigueur extrême.

À l’instar de Léon XIII, il rejette à la fois le socialisme et le libéralisme. Malgré la distinction qu’il opère entre le communisme et le socialisme, notamment le socialisme réformateur, Pie XI condamne les deux comme contraires à la vérité chrétienne en raison de leur matérialisme et de la primauté qu’ils donnent au social sur l’individu. Si le capitalisme n’est pas mauvais en soi, le libéralisme est l’objet d’une critique extrêmement sévère, liée notamment au fait que la « science économique individualiste… ignore le caractère social et moral de la vie économique » (QA95). Si le droit de propriété est rappelé, il n’est pas un absolu et l’ampleur des inégalités fait douter « qu'une si criante inégalité… répondît aux vues infiniment sages du Créateur » (QA5). La concentration du pouvoir économique et son influence sur le politique mettent en question la libre concurrence : « la libre concurrence s'est détruite elle-même ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique » (QA117). Quant à la finance, son importance est reconnue1, mais la concentration du pouvoir des actionnaires et financiers est violemment dénoncée, tout comme les effets néfastes de la spéculation sur l’économie. Pie XI appelle une intervention de l’État, tout en donnant un cadre à son action à travers le principe de subsidiarité : « Que l'autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l'excès son effort » (QA88). Il tente de dépasser l’opposition entre capital et travail, ouvrant la voie aux idées que l’on nommera beaucoup plus tard l’actionnariat salarié, cogestion, participation. À propos des salaires, il pondère la notion de juste salaire en soulignant que si les salaires ne doivent pas être trop bas, ils ne doivent pas non plus être trop haut, pour tenir compte des « nécessités de l’économie » et d’un objectif de plein emploi.

Alors que Léon XIII restait dans une position prudente, prônant la concorde et appelant à la charité pour secourir les plus démunis, Pie XI énonce une critique argumentée des institutions qui appelle leur transformation au nom de la justice : charité et justice sont nécessaires.

Les encycliques politiques de Pie XI et les Radio messages de Pie XII

À la fin de son pontificat, Pie XI revient sur les questions politiques pour s’opposer aux idéologies communistes et nazies (Divini redemptoris et Mit brennender Sorge, publiées à quelques jours d’intervalle en mars 1937). Sa réflexion est prolongée par Pie XII, notamment dans les Radio messages des années 1941 à 1944. Elle marque le début d’une évolution de la position de l’Église sur la question des droits de l’homme.

L’Église s’était opposée aux Droits de l’homme affirmés par la Révolution française : ils correspondaient aux droits d’un individu autonome, affranchi de toute dépendance religieuse. Cette autonomie absolue de l’homme porte en elle les germes du totalitarisme : aucune norme ne limite les prétentions du politique. Ainsi, les idéologies communiste et nazie ont conduit à des formes politiques totalitaires où la société exerce une primauté absolue sur les hommes qui la composent.

L’Église ne peut pas limiter les excès du pouvoir politique par référence à sa seule autorité ou à celle de Dieu, puisqu’ils ne sont pas reconnus. Elle est ainsi conduite à reconnaître le fondement de cette limitation dans la personne humaine, sa dignité, et corrélativement dans une compréhension juste du bien commun qui est la fin de l’État. La personne humaine possède une dignité et des droits irréductibles que tout homme peut reconnaître, et que l’Église associe à sa nature créée par Dieu. L’État n’a pas la charge d’assurer le bien des personnes, mais seulement le « bien commun » qui porte sur les » conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, intellectuelle et religieuse » (Noël 42). Pie XII affirme ainsi la primauté de la personne sur la société, norme qui s’impose à tout régime politique, et préserve la sphère personnelle des empiètements des États : la perfection de chacun ressort de la liberté personnelle ; la personne est mise au centre des institutions, elle en est le but et la fin. Cette affirmation centrale deviendra une constante importante de la Doctrine sociale de l’Église.

Conclusion

Dans cette première phase de son développement, la Doctrine sociale apparaît comme une réflexion critique sur les institutions économiques, politiques et sociales. Les papes développent leurs analyses à la lumière de la Révélation, dans le cadre d’un schéma hiérarchique où l’Église occupe le sommet, en vertu de la vérité dont elle est le témoin. Leur propos s’attache à préciser comment cette lumière éclaire les réalités sociales pour déterminer les principes d’un ordre social juste et conforme à l’Évangile. En dégageant nombre de critiques et de principes, il ouvre à l’intelligence de l’ordre social et contribue de manière significative aux évolutions sociales de l’époque.

Cette manière d’articuler la réflexion de haut en bas va évoluer au profit d’une approche plus inductive. À partir de Jean XXIII et Vatican II, au lieu d’éclairer l’ordre social à la lumière de la Révélation, la réflexion se déploie davantage à partir de la réalité sociale pour en dégager les enjeux et la portée spirituels. En ce sens la Doctrine sociale n’est plus simplement sociale ; elle devient beaucoup plus « théologique ».

La Doctrine sociale après Vatican II

De Jean XXIII à Vatican II : Mater et magistra (1961), Pacem in terris (1963), Gaudium et spes et Dignitatis humanae (1965)

Jean XIII articule sa réflexion sociale autour de la personne et de l’unité entre les dimensions temporelles et spirituelles. Cette anthropologie personnaliste et théologique, qui sera précisée par les Pères du Concile dans Gaudium et spes est un fondement du discours social de l’Église.

Le caractère précurseur des idées de Jean XIII apparaît dans nombre de domaines. Il parle du « développement intégral » de la personne, et de la nécessaire prise en compte de la dimension spirituelle de l’homme pour fonder un « ordre temporel solide et fécond » (Mater et magistra, MM217), comme il le souligne dans le dernier chapitre de Mater et Magistra, intitulé « Renouer les liens de la vie en commun dans la vérité, la justice et l’amour ». Ce développement passe aussi par le travail et l’entreprise qui doivent tendre à devenir des « communautés de personnes ». La société est une « réalité spirituelle » qui trouve son « fondement objectif dans le vrai Dieu transcendant et personnel » (Pacem in terris, PT38). Il affirme les droits de l’homme en lien avec ses devoirs, tout en rappelant que, au-delà des droits et des devoirs, l’ordre de la société repose ultimement sur quatre piliers : la vérité, la justice, l’amour et la liberté. Les hommes sont invités à s’engager concrètement pour satisfaire les « exigences » de la justice et du bien commun. Ces exigences concernent en particulier les chrétiens à qui il rappelle que l’engagement dans le domaine socio-économique n’est pas contraire à la perfection chrétienne : il est un des lieux de sa vérification et de son accomplissement. Jean XXIII prend en compte les nouveaux horizons du monde : l’extension mondiale des interdépendances l’amène à parler du « bien commun universel » et d’une autorité mondiale qu’il appelle à développer.

La constitution pastorale Gaudium et spes présente le regard de l’Église sur le monde dans une perspective où les dimensions temporelles et spirituelles sont unifiées. Ce regard éclairé par la Révélation engage à découvrir la profondeur spirituelle en jeu dans les réalités du monde. Nous évoquerons principalement la première partie de Gaudium et spes, où les Pères explicitent l’anthropologie théologique ébauchée par Jean XXIII.

Partageant les angoisses et les espoirs des hommes, les Pères mobilisent les ressources de la raison et de la théologie pour traiter de la personne, de la société et de l’activité humaine. Leur anthropologie est à la fois personnaliste, soulignant l’importance des relations dans la constitution de la personne, et théologique, au sens où la dimension spirituelle inhérente à l’homme y est pleinement honorée et où le propos est largement éclairé par la Révélation. C’est à la lumière de celle-ci que se découvre la vérité de l’homme : « En réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné » (Gaudium et spes, GS22). L’unité des dimensions temporelle et spirituelle est exprimée par le terme « intégral ». Les Pères parlent de vocation intégrale de l’homme, de développement intégral (GS59), de culture intégrale, de production au service de l’homme tout entier, de bien complet de l’homme. Cette unité conduit les Pères à affirmer avec force la nécessité d’un engagement temporel : « Ce divorce entre la foi dont ils [les chrétiens] se réclament et le comportement quotidien d'un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps » (GS43).

Cette anthropologie ouvre à une réflexion sur la communauté humaine, qui comporte une dimension théologique elle aussi éclairée par la Révélation : Les Pères notent « une certaine ressemblance entre l’union des Personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour » (GS24).

Cette communauté qui s’ouvre à la communion se réalise notamment par l’activité de l’homme, envisagée elle aussi sous l’angle spirituel qui lui est immanent. Ainsi « le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se détourner du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant » (GS34). L’homme à qui la création est confiée par Dieu en est co-créateur : il a la responsabilité de construire ce monde pour faire advenir la « fraternité universelle », en vue de l’établissement du Royaume de Dieu. L’autonomie dont l’homme dispose dans cette vocation est source de l’ambivalence du « progrès » : il peut « servir au bonheur véritable des hommes » ou devenir un « instrument de péché ». C’est pourquoi les activités humaines « ont besoin d’être purifiées et amenées à leur perfection par la croix et la résurrection du Christ » (GS37).

À partir de Vatican II, la Doctrine sociale se redouble d’une dimension théologique : la réflexion sur les contours d’un ordre social juste est liée à l’assomption des dimensions spirituelles de l’homme et de la société.

La Déclaration Dignitatis humanae, achève la réflexion sur la place centrale de l’homme et sur ses droits en traitant des droits en matière religieuse. Se situant d’abord sur un plan civil et juridique, elle affirme le droit à la liberté religieuse, au plan privé comme au plan public. L’absence de contrainte en matière religieuse s’impose aux États, et aux Églises. Dans la seconde partie, les Pères se placent au plan théologique pour montrer que la liberté, même dans l’erreur, doit être respectée. Comme le Christ lui-même l’a fait, L’Église, dans sa mission, respecte la dignité et la liberté de la personne humaine. Ainsi la Doctrine sociale de l’Église, étant l’une des formes de l’annonce de l’Évangile par l’Église, se présente-t-elle non pas comme des prescriptions, mais comme la présentation d’une réflexion visant à décrire la vérité en matière sociale, une vérité qui s’impose par la puissance qu’elle porte en elle-même.

Paul VI : Populorum progressio (1967)

Avec Populorum progressio, que Benoît XVI qualifiera de « Rerum novarum de l’époque contemporaine » (Caritas in veritate, CV8), Paul VI entame un nouveau chapitre de la Doctrine sociale de l’Église : dans la ligne ouverte par Jean XXIII, il étend la réflexion aux horizons du monde. Il s’appuie sur les travaux du P. Lebret pour analyser les causes du sous-développement et la nature d’un développement pleinement humain.

La décolonisation a amené de nombreux pays à l’indépendance politique et a modifié le cadre général de leurs relations économiques avec les pays industrialisés. Mais leur indépendance reste limitée par une situation économique qui demeure le plus souvent précaire. Des zones de pauvreté absolue s’y étendent, tandis que s’accroît l’écart avec les pays industrialisés. Paul VI attire l’attention du monde sur une situation qui lui paraît aussi inacceptable que dangereuse. Soulignant que « la question sociale est devenue mondiale », il estime que la pauvreté et le sous-développement ne sont pas seulement le fruit de causes naturelles, mais aussi d’injustices qui doivent être « combattues et vaincues ». Aussi invite-t-il les nations à des « transformations audacieuses… » et des « réformes urgentes » (PP32), dans le cadre d’un appel à « une action concertée pour le développement intégral de l'homme et le développement solidaire de l'humanité » (PP5).

Il met en garde contre une conception purement économique du développement.» Pour être authentique, il doit être intégral, c'est-à-dire promouvoir tout homme et tout l'homme » (PP14). Le développement vise un « plein épanouissement humain » qui comporte, outre des conditions matérielles de vie, la « possibilité de participer aux responsabilités hors de toute oppression », d’être plus instruit pour devenir capable d’être l’agent responsable de sa situation matérielle, « de son progrès moral et de son épanouissement spirituel » (PP34). Le développement de tout homme suppose de vivre concrètement une réelle solidarité entre les peuples. Cette solidarité est un devoir fondé sur la « fraternité humaine et surnaturelle » (PP44) et constitue aussi le chemin vers la réalisation concrète d’une telle fraternité pleinement vécue.

Cet apport de Paul VI fut repris par la Conférence des Évêques d’Amérique du Sud réunis à Medellin en 1968. Les références faites par Paul VI à l’oppression, à la libération de la servitude, les appels à combattre les injustices soulignées par les évêques sud-américains nourrirent le développement de la théologie de la libération. En conséquence, un grand nombre de chrétiens s’engagèrent dans un mouvement à forte connotation politique parfois marxiste visant la libération de l’oppression au plan temporel. Cela amena Paul VI à préciser sa visée en publiant Octogesima adveniens (1971). Il y met en garde contre les idéologies, notamment le marxisme, et rappelle que la condition d’une véritable libération est la liberté « intérieure ». Cette perspective plus franchement théologique est développée dans Evangelii nuntiandi (1975). La libération y est évoquée dans une acception théologique : la vraie libération est le salut opéré par le Christ qui libère l’homme du péché. Si, au nom même de l’évangélisation, l’Église doit s’engager pour la libération aux plans économique et politique, un tel engagement doit rester ordonné au salut en Jésus-Christ : animé par la « justice dans la charité » (Evangelii nuntiandi, EN 35), conçu comme coopération à l’œuvre salvatrice de Dieu et finalisé par le Royaume de Dieu. L’action de l’Église vise d’abord la conversion des cœurs, qui est la condition et le moyen premier de l’établissement de structures justes (EN 36).

La pensée de Paul VI embrasse les considérations temporelles dans une perspective spirituelle qui en donne le fondement et la fin. Elle est l’expression concrète de l’orientation exposée dans Gaudium et spes : l’association intime de l’anthropologique et du théologique. C’est ainsi que Paul VI entrevoit dans la mondialisation la possibilité d’une « vie plus fraternelle dans une communauté humaine vraiment universelle » (PP85).

Jean Paul II : Laborem exercens (1981), Sollicitudo rei socialis (1987), Centesimus annus (1991)

Jean Paul II se situe pleinement dans cette perspective, en donnant une large place à une anthropologie qui est à la fois personnaliste et théologique, ou « intégrale » au sens de Gaudium et spes.

Après les Trente glorieuses et la chute du mur de Berlin, il écrit dans un contexte historique sensiblement différent de celui de Paul VI. Les problèmes de développement sont toujours aussi aigus, avec des inégalités croissantes, entre et à l’intérieur des pays ; le libéralisme s’impose et débouche sur une mondialisation économique et financière ; la conscience des problèmes écologiques se développe.

Jean Paul II consacre trois encycliques à la morale sociale : Laborem exercens (1981), Sollicitudo rei socialis (1987), et Centesimus annus (1991). Il y traite des questions sociales au sens large, en accordant une part importante aux questions économiques. Ses analyses donnent une place centrale à l’homme, conçu comme « personne », être relationnel et « sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision » (Centesimus annus, CA13). Les institutions sont donc le fruit de la liberté de l’homme ; elles doivent être au service de la personne, et donc être fondées sur une juste conception de la personne.

« …ce qui sert de trame et, d’une certaine manière, de guide à l’encyclique et à toute la doctrine sociale de l’Église, c’est la juste conception de la personne humaine, de sa valeur unique, dans la mesure où l’homme est sur la terre la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même. » (CA11).

A l’inverse, les « erreurs anthropologiques » se trouvent au cœur des dysfonctionnements qu’il dénonce, notamment aux plans économiques, politiques et aussi au plan de l’écologie. Les institutions, économiques, sociales et politiques, sont en effet construites par l’homme en fonction des représentations qu’il se fait de l’homme, de sa nature, et de ses fins.

« L’erreur, comme on l’a dit, consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. » (CA17)

La vérité de l’homme qui conditionne l’exercice juste de sa liberté, c’est qu’il est une personne créée à l’image de Dieu. La personne humaine se développe dans une communauté, à travers les relations qui la lient à la fois à ses contemporains et aux générations antérieures et à venir. Elle trouve son accomplissement dans la communion qu’elle réalise avec les hommes et avec Dieu.

Parmi les erreurs, Jean Paul II évoque le matérialisme qui ne considère l’homme que sous l’angle de ses besoins matériels, et l’athéisme qui nie sa relation à Dieu. Plus fondamentalement, sa conception de l’homme comme « personne » s’oppose à un individualisme qui exalte l’autonomie au détriment de la relation, et au collectivisme qui ne respecte pas la primauté de la personne sur la communauté. Le personnalisme de Jean Paul II est ainsi au cœur de sa dénonciation du libéralisme comme du socialisme.

Jean Paul II accorde une place importante aux questions économiques, qu’il situe dans une perspective anthropologique et théologique.

L’économie et le travail sont l’un des lieux de réalisation de l’homme et de la communauté. Dans Centesimus annus, Jean Paul II souligne nombre d’aspects positifs de l’économie libérale. Celle-ci s’appuie sur la propriété, la liberté de l’homme et sur sa responsabilité en matière économique ; elle suscite sa créativité et sa libre initiative. Autant de points qui fondent une dénonciation tant du socialisme que des développements excessifs de l’État-Providence. Le marché est reconnu comme un moyen efficace d’allouer les ressources, d’identifier et de satisfaire les besoins des hommes, mais il ne traite que les besoins solvables et a des limites (CA34). Le profit est légitime, comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise, mais sans en être le seul critère :

« …le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière » (CA35).

Son jugement positif sur le capitalisme libéral s’accompagne cependant d’une ferme mise en garde contre les conceptions néolibérales du capitalisme (CA42) dont l’histoire allait montrer la pertinence.

Les institutions économiques, sociales et politiques ont pour finalité le développement intégral de l’homme. C’est donc à partir de cette fin qu’il faut concevoir ces institutions. L’interdépendance des hommes les rend collectivement responsables de l’accomplissement de leur vocation, qui est inséparablement accomplissement de la personne et de la communauté.

Ainsi, dans Laborem exercens, le travail humain est envisagé comme expression de la personne humaine, et comme lieu d’accomplissement de sa vocation personnelle, communautaire et spirituelle : par son travail, l’homme actualise et développe ses capacités, « il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, “il devient plus homme” » (Laborem exercens, LE9). Par son travail, il s’unit aux autres hommes pour former une communauté. C’est le cas dans l’entreprise, « communauté de personnes… au service de la société toute entière » (CA35). C’est aussi le cas par l’échange entre les hommes et à travers les générations des produits du travail. Par son travail, l’homme contribue à l’œuvre rédemptrice du Christ et à l’édification du «corps de la nouvelle famille humaine » et au « développement du Royaume de Dieu » (LE27).

Le capital ne peut pas être opposé au travail : fruit du travail des générations, il reste ordonné au travail. La primauté du travail sur le capital est impérative parce qu’elle résulte de la primauté de l’homme sur les choses. Ainsi Jean Paul II s’oppose-t-il à une forme de « capitalisme “rigide” qui défend le droit exclusif de la propriété privée des moyens de production comme un dogme intangible de la vie économique » (LE14). Il critique aussi, avec fermeté, les formes de collectivisation des moyens de production. Entre ces deux extrêmes, il reconnaît le droit de propriété sur les moyens de production, mais il en circonscrit strictement la portée en soulignant que « l’unique titre légitime à leur possession… est qu’ils servent au travail » (LE14).

L’interdépendance des hommes dans le travail ne se limite pas à la relation employeur-employé. Jean Paul II évoque à ce propos la notion d’employeur indirect. Cette distinction entre employeur direct et indirect permet de mettre en évidence la responsabilité éthique d’acteurs qui, sans intervenir directement dans la relation de travail, en conditionnent indirectement la teneur. Les États, les entreprises qui sous-traitent, les donneurs d’ordres, et aussi les consommateurs se tiennent dans un réseau d’interdépendance où leur responsabilité éthique est engagée. Ils déterminent indirectement les conditions concrètes dans lesquelles le travail s’opère.

À propos du développement, Jean Paul II prolonge, dans un contexte différent, le propos de Paul VI dans Populorum progressio :

«… le développement ne doit pas être compris d’une manière exclusivement économique, mais dans un sens intégralement humain. [Il s’agit] de construire, par un travail solidaire, une vie plus digne, de faire croître réellement la dignité et la créativité de chaque personne, sa capacité de répondre à sa vocation et donc à l’appel de Dieu » (CA29).

« … le sous-développement n’est pas seulement économique ; il est également culturel, politique, et tout simplement humain » (Sollicitudo rei socialis, SRS15).

Il souligne en outre que ce sous-développement ne touche pas seulement les pays pauvres, mais aussi les pays riches : d’une part de nouvelles formes de pauvreté s’y développent, d’autre part, la sur-consommation laisse subsister une insatisfaction radicale et conduit à une forme d’aliénation à l’égard des choses matérielles. Ces évolutions mettent en question la capacité des hommes à accomplir leur vocation fondamentale et appellent à des « prises de position essentiellement morales » (SRS35), à des « changements des attitudes spirituelles » (SRS38).

Benoît XVI : Caritas in veritate (2009)

Caritas in veritate se situe dans le prolongement de Populorum progressio, dont Benoît XVI développe les intuitions2. Il en reprend l’horizon mondial de la réflexion, qui s’impose dans un monde dorénavant largement globalisé, et, en centrant son propos sur l’amour caritas, il lui donne une portée théologique marquée.

Dans un contexte de grave crise économique et financière, le pape pose sur le monde contemporain un regard à la fois perspicace et critique, mais surtout optimiste et plein d’espérance. Cette espérance est fondée sur la charité, dans laquelle le pape voit le fondement de la dynamique qui doit animer les hommes pour construire une fraternité humaine universelle. Jean-Paul II mettait la personne humaine au centre de sa réflexion et de la Doctrine Sociale, Benoît XVI y met l’amour-charité, principe actif qui anime l’homme dans la réalisation de sa vocation.

La charité, expression parfaite de l’amour, don de Dieu qui est amour, selon le titre de sa première encyclique, est l’axe central de son propos. Elle est la « voie maîtresse de la Doctrine Sociale » (CV2), et la « force dynamique essentielle du vrai développement » (CV1). Vivre la charité dans la vérité est la vocation de tout homme. Elle appelle tous les hommes de bonne volonté à reconnaître et à œuvrer pour « l’idéal chrétien d’une unique famille des peuples, solidaire dans une commune fraternité » (CV13). La charité dans la vérité éclaire la profondeur des réalités sociales, économiques et politiques où cette fraternité se construit.

Le pape en explicite les conséquences concrètes et aussi les exigences au regard de la situation du monde contemporain. Sans donner de solutions pratiques, il s’appuie sur les documents de ses prédécesseurs pour ouvrir des perspectives nouvelles et interpeller les consciences dans un message plein d’espérance : l’homme est libre et responsable, les structures et institutions qui façonnent le monde sont construites par l’homme, elles ne sont jamais hors des prises de sa liberté. À la lumière de la charité dans la vérité, la liberté de l’homme peut découvrir comment orienter son action selon les normes de la justice, de la solidarité, de la subsidiarité, et du bien commun qui dérivent de la charité.

La charité en acte se matérialise par le don et la gratuité, deux notions qui traversent le propos du pape. Le premier don est celui de Dieu : don de l’amour-charité (CV2, 5, 34), don de la création (CV48), don de la vie. L’homme est appelé à vivre ce don qui trouve sa source dans la charité : « L’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance » (CV34). La charité est la force qui permet à l’homme de vivre ce don dans les différents domaines de son existence, elle est la « force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière » (CV1).

Le pape explicite l’œuvre et les exigences de la charité concernant un certain nombre de questions concrètes : la société politique, les relations internationales, le rapport à l’environnement, à la vie, aux techniques, à l’économie. Dans chacun de ces domaines, la charité est au service du don, de la gratuité pour constituer une fraternité universelle et solidaire :

« …si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité. » (CV34)

Il développe plus particulièrement sa réflexion sur les questions économiques. Le pape critique la trop franche séparation entre l’économique et le politique, les dérives d’une finance mondialisée et son emprise excessive sur les entreprises via l’intéressement des dirigeants. Sans prôner la décroissance, il appelle à une révision des styles de vie, à l’utilisation plus économe et mieux répartie des ressources naturelles. Cependant, sa perspective reste fondamentalement positive : l’économie, la finance, le marché, la mondialisation, comme les techniques que l’homme développe, ne sont pas mauvais en soi. Mais ils possèdent une dimension éthique, qu’il appartient à l’homme d’assumer. Là encore, l’homme est responsable des institutions, de leur forme comme de leur utilisation. C’est à l’homme de les animer selon la charité dans la vérité, pour en faire les lieux de fraternité et de « communion avec les autres hommes pour une croissance commune » (CV51).

« Nous pouvons par nous-mêmes constituer la communauté des hommes, mais celle-ci ne pourra jamais être, par ses seules forces, une communauté pleinement fraternelle ni excéder ses propres limites, c’est-à-dire devenir une communauté vraiment universelle : l’unité du genre humain, communion fraternelle dépassant toutes divisions, naît de l’appel formulé par la parole du Dieu-Amour » (CV34).

Conclusion

Ce panorama historique montre comment la réflexion de l’Église constitue une doctrine à la fois cohérente et stable, dont le contenu se précise progressivement dans les documents magistériels en lien avec les situations historiques. À partir de Vatican II, la Doctrine Sociale devient plus franchement théologique. Jean-Paul II met en évidence l’articulation centrale : la personne humaine et sa vocation naturelle et surnaturelle, dont la vérité s’éclaire en référence à la personne du Christ. Benoît XVI souligne le rôle central de l’amour-charité reçu de Dieu dans la construction d’une humanité accomplie : l’homme est une personne créée à l’image de Dieu. Il accomplit sa vocation et atteint sa perfection dans la communion fraternelle et universelle. Cette vocation et cette communion ont une dimension concrète : elles se réalisent dans le monde en s’appuyant sur les institutions économiques, sociales, politiques que les hommes construisent. En élaborant son discours social, l’Église contribue à cette réalisation en proposant une réflexion nourrie par les ressources de la raison et de la Révélation.

1  Elle délivre « le sang de l’organisme économique » (QA114).

2  Elle devait être publiée en 2007, pour le quarantième anniversaire de Populorum progressio.