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19 décembre 2013

Pour une lecture contextuelle de la doctrine sociale

Bertrand Hériard, Jésuite, aumônier du MCC et ancien directeur du Ceras et de la revue Projet

On peut distinguer trois manières de se représenter la doctrine sociale de l’Église : internaliste, externaliste, contextualiste.

La conception internaliste souligne le développement chronologique du contenu des 21 lettres qui composent le corpus magistériel, d’où l’importance des dates anniversaires : Quadragesimo anno, Octogesima adveniens, Centesimus annus). Certes, les questions sont nouvelles, mais le message se développe avec une cohérence interne, ce qui lui donne la force d'une tradition philosophique et théologique sûre d'elle-même. Les papes citent beaucoup leurs prédécesseurs (sauf quand ils les contredisent, ce qui est rare). Un tronc principal porte sur le travail, la situation des ouvriers, les droits de l’homme… Puis une maîtresse branche se détache sur les questions de développement : Populorum progressio, Sollicitudo rei socialis, Caritas in veritate. Les questions sont différentes mais la théologie est la même. La doctrine sociale est un trésor dont on tire du neuf et de l’ancien1.
La conception externaliste est défendue surtout par des historiens, qui s’intéressent plus à la diversité des pratiques qu’à la cohérence du discours. Ils étudient la manière dont les chrétiens répondent aux questions de leurs temps : associations de secours et d'entraide pour répondre à la situation des ouvriers au XIXe siècle, mouvements politiques comme le Sillon pour répondre aux questions du début du XXe siècle, mouvements de reconstruction et de modernisation de la société après la deuxième guerre mondiale, mobilisation pour la solidarité internationale au moment de la décolonisation, prises de position des chrétiens au moment de la guerre froide2 .
La conception contextualiste essaie de comprendre la dialectique entre la dynamique interne du corpus magistériel et la dynamique externe des différents contextes. La doctrine sociale est constituée par l'ensemble des pratiques chrétiennes, sédimenté dans des discours, eux-mêmes arbitrés par le magistère des évêques et des papes. Ainsi, Rerum novarum est le fruit de la forte mobilisation des catholiques sociaux tout au long du XIXe siècle et de l'arbitrage par rapport à d'autres mouvements. Contre les ultra-montains qui rêvent d’une restauration monarchiste, Léon XIII appelle au ralliement à la République ; au grand dam du patronat chrétien, pour la plupart libéral, il accorde le droit d'association entre ouvriers, droit qui va nourrir le syndicalisme chrétien dans le monde entier, la Cftc en étant l'expression française. De même, Quadragesimo anno propose le principe de subsidiarité pour cautionner tout le mouvement associatif qui se développe alors et le protéger de l'omnipotence d’un État potentiellement totalitaire. Populorum progressio appuie l'important mouvement de décolonisation des pays du tiers monde et fait de la question du développement la nouvelle question sociale. Caritas in veritate, qui achève la théologisation de la doctrine sociale commencée par Vatican II, souligne l'obligation contextuelle qu’ont les chrétiens de retrouver la charité comme constitutive de l'Église.
Ainsi la lecture contextualiste, qui est celle du Ceras, reconnaît la cohérence interne que développent les théologies internalistes et voit bien l’intérêt de dégager des principes fondateurs de cette doctrine. Mais, avec les externalistes, elle note que l'option préférentielle pour les pauvres apparaît en 1979 à l'occasion des controverses autour de la théologie de la libération, que la solidarité n’est reconnue comme principe que dans une encyclique de Karol Wojtyla, constant soutien de Solidarnosc, et que la reconnaissance de la «laïcité» comme faisant partie de la doctrine sociale catholique n’apparaît dans un texte pontifical qu’à l’occasion du centenaire de la loi de 1905 (lettre de Jean Paul II aux évêques de France).
La notion de controverse est essentielle pour la lecture contextualiste : controverses entre la théorie et la pratique, plus exactement entre les théologies et les pratiques des chrétiens, controverses entre les grands courants constitutifs du christianisme social, controverses entre les progressistes et les conservateurs, entre pays du Nord et pays du Sud, entre les riches et les pauvres...
Les internalistes ont été les premiers à parler de «doctrine»3. Les externalistes préfèrent d’autres expressions, par exemple celle de «discours social». Pour les contextualistes, c'est l'ensemble des pratiques et des discours chrétiens sur la question sociale qui fait doctrine : doctrine par la cohérence d'une pratique, doctrine par l'argumentation philosophique et théologique, doctrine par la volonté de faire Église. L'argumentation philosophique et théologique féconde les pratiques et la cohérence des pratiques fait doctrine4.
L’approche contextualiste ouvre le champ de la doctrine sociale : si les chrétiens sont dans le monde, les préoccupations du monde sont leurs soucis, les débats du monde sont leurs débats, les contradictions du monde sont leurs inquiétudes. Les thèmes de la doctrine sociale ne sont pas seulement ceux qu’on trouve dans les encycliques et dans le Compendium. Même les « silences de la doctrine sociale  »5 deviennent des thèmes en attente : crise écologique, montée des inégalités, régulation financière, situation des familles... aucune question n'est taboue.
S’emparer de nouvelles questions est même un enjeu théologique. Afficher un pluralisme n’est pas mettre en danger l’unité. Se disputer entre chrétiens est même un signe de vitalité. Ouvrir le débat, veiller aux conditions d'un dialogue patient et constructif est même une tâche « catholique ». C'est d'ailleurs la tâche à laquelle se sont employées les Semaines sociales de France depuis plus de cent ans.


1. Le texte phare de cette conception est le Compendium publié sous l’autorité de Jean Paul II en 2005.
2. Le livre de Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, A la gauche du Christ, Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours (Seuil, 2012) en donne un exemple français récent.
3. Voir Jean-Yves Calvez, « Controverses autour de la 'doctrine sociale' »in Chrétiens penseurs du social, t. III : 1968-1988 , (Cerf, 2009).
4. Voir Luc Dubrulle, « La doctrine sociale de l’Église au-delà du discours », http://www.doctrine-sociale-catholique.fr/index.php ?id =7024
5. Jean-Yves Calvez, Les silences de la doctrine sociale, L’atelier, 1999.