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21 novembre 2016

Les évêques au secours de la démocratie

Bertrand Hériard , jésuite, aumônier du MCC et ancien directeur du Ceras

 

Novembre 2016

Elle semblait devenue un horizon incontournable depuis la chute du mur de Berlin. Or voici que la démocratie est en train de marquer le pas... Que peut faire l’Eglise face à cette vague populiste dans le monde ?

Elle semblait devenue un horizon incontournable depuis la chute du mur de Berlin. Or voici que la démocratie est en train de marquer le pas. Donald Trump a gagné les élections présidentielles aux Etats-Unis et ses idées populistes, xénophobes et islamophobes menacent la paix dans le monde. En Afrique, de nombreux gouvernants sont parvenus à manipuler les Constitutions pour garder le pouvoir. En Asie, seule l’Inde reste un Etat de droit démocratique, en dépit de la rhétorique autoritaire du BJP, hostile aux droits des minorités. En Europe, l’Autriche comme la Hongrie prêtent l’oreille à des discours populistes. En France, les sondages annoncent la présence de Marine Le Pen au second tour, une perspective qui simplifie de manière alarmante le débat électoral.

Que peut faire l’Eglise face à cette vague populiste dans le monde ? Pie XI s’était élevé vigoureusement contre la tentation du totalitarisme par deux lettres courageuses, en 1937, contre le nazisme, puis le communisme1. Dans un radio message de 1944, Pie XII avait reconnu la légitimé des aspirations démocratiques des peuples meurtris par la guerre. Depuis que le Concile a déclaré nécessaire la collaboration de tous à la vie publique (Gaudim et Spes, GS 75), tous les papes ont réitéré le ralliement, certes tardif, de l’Eglise à cette forme de gouvernement. Dans ses discours au conseil de l’Europe et au parlement européen, le pape François invitait les peuples d’Europe à résister à la peur et à construire des compromis démocratiques.

Au seuil de l’année électorale, le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France a jugé bon d’entrer dans le débat public en publiant deux textes importants. En juin 2016, dans Quelques éléments de réflexion pour l’année électorale, il rappelait que les règles du débat démocratique «permettent de confronter les convictions et de choisir pacifiquement différents projets de société ». Il mettait particulièrement en garde contre les risques de crispations identitaires à propos des plus faibles, du pacte éducatif, de la solidarité, des migrants, de l’Europe. Sur chacun de ces points, il soulignait les exigences évangéliques d’ouverture et de dialogue.

Le 14 octobre dernier, le Conseil permanent a voulu mettre en perspective ces éléments de discernement en publiant une deuxième contribution : Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique. S’il emploie peu le mot démocratie, ce texte en rappelle l’horizon (le politique comme l’existence d’un ‘nous’ qui définit le bien commun), les insuffisances actuelles (on ne fait pas vivre ensemble des individus avec de seuls discours gestionnaires), les conditions dans une société plurielle. Il déplore que la question du sens ait déserté le débat politique et qu’on s’en tienne à une conception étroite de la laïcité qui risque de mettre les religions à l’écart.

Expliquant les raisons qui ont conduit les évêques à écrire ces deux textes, Mgr Pontier a donné une longue interview au journal Le Monde : « La politique a pris le dessus sur le politique. L’organisation a pris le dessus sur les orientations, les projets. On fait des lois et des lois, mais on ne crée pas une capacité de vivre ensemble (…) Nous sommes devenus pluriculturels et il nous faut réussir avec ce que nous avons de meilleur, qui est contenu dans les mots : liberté, égalité, fraternité2 ».

Certains regretteront que, sur le rapport aux idées d’extrême droite, la prise de position soit quelque peu en retrait par rapport à celles de leurs prédécesseurs. On aurait oublié en particulier les mises en garde contre le Front National des cardinaux Decourtray et Eyt, archevêques de Lyon et de Bordeaux, de Monseigneurs Matagrin, de Berranger et Rouet, évêques de Grenoble, de Saint-Denis et Poitiers. Sans oublier le discours de Jean Paul II au corps diplomatique en janvier 1994 : « Nous nous trouvons face à un nouveau paganisme: la divinisation de la nation. L’histoire a démontré que, du nationalisme, on passe bien vite au totalitarisme et que, lorsque les Etats ne sont plus égaux, les personnes finissent, elles aussi, par ne plus l’être. Ainsi la solidarité naturelle entre peuples est-elle anéantie, le sens des proportions, perverti, le principe de l’unité du genre humain, méprisé. L’Eglise catholique ne saurait accepter une telle vision des choses. Universelle par nature, elle se sait au service de tous et ne s’identifie jamais à une communauté nationale particulière. Elle accueille en son sein toutes les nations, toutes les races, toutes les cultures. Elle se souvient - bien plus, elle se sait dépositaire - du projet de Dieu sur l’humanité : rassembler tous les hommes en une même famille. Et cela parce qu’il est Créateur et Père de tous. Voilà pourquoi, chaque fois que le christianisme - qu’il soit de tradition occidentale ou orientale - devient l’instrument d’un nationalisme, il est comme blessé en son cœur même et rendu stérile. »


 

Pourtant 24% des pratiquants réguliers ont cédé aux sirènes du Front national lors des élections régionales de décembre 20153, et les évêques se voient dans une position difficile. Ils constatent que la rhétorique anti-FN risque d’être contre-productive. Et ils proposent d’écouter la souffrance sociale qui s’exprime dans ce vote pour mieux comprendre les problèmes de fond qu’elles révèlent. Certes, ils ne citent pas explicitement la démarche des 10 associations (dont les Semaines sociales) qui se sont accordées pour publier un numéro de la Revue Projet intitulé « Extrême droite, écouter, comprendre, agir ». Mais les évêques en retrouvent les principales intuitions : ne pas stigmatiser les personnes mais être ferme face aux idées contraires aux convictions chrétiennes. Mgr Pontier répond clairement à une question sur les chrétiens tentés par le FN : « On voit bien que c’est un projet qui va nous renfermer, sur notre pays, sur les ‘authentiques’ Français… Lisez plus souvent l’Evangile que les textes politiques. Vous y trouverez un souffle qui nous rend accueillants ».


 

Ces propos seront-ils entendus ? La couverture médiatique du récent texte des évêques a été exceptionnelle : la une du Monde, les honneurs de Libération (« merci messieurs les évêques ! ») des articles dans la presse régionale, sans oublier bien sûr les pleines pages de La Croix… Mais la pertinence de la doctrine sociale de l’Eglise ne sera largement reconnue que si les chrétiens affrontent vraiment les nouveaux problèmes auxquels font face nos démocraties, prises dans une crise sociale et écologique mondiale. Laudato Si l’a fait à sa manière. Les évêques l’ont bien relevé : « Quand la vie démocratique tombe dans le discrédit ou l’impuissance, les intérêts particuliers et les groupes de pression s’habituent à user de leurs moyens de contrainte pour forcer les responsables politiques à satisfaire leurs demandes. »

2 Le Monde du 13 octobre 2016