facebook
25 novembre 2016

De la nouvelle évangélisation à Lampedusa, un déplacement d'accent ?

Gérard Masson,  Sociologue, membre du CA de FORS-Recherche sociale

Le dernier acte important du Pape Benoit XVI, avant sa démission, fut la réunion d’un synode sur La Nouvelle Évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne. Il appelait dans le texte préparatoire à poursuivre la mobilisation de l’Eglise catholique entreprise par Jean-Paul II qui voulait réagir contre « la diffusion incessante de l'indifférence religieuse, de la sécularisation et de l'athéisme… arrivant jusqu’à remettre en question les fondements qui apparaissent indiscutables, comme la foi dans un Dieu Créateur et providentiel, la révélation de Jésus-Christ unique sauveur, et la compréhension commune des expériences fondamentales de l’homme comme la naissance, la mort, la vie au sein d’une famille, la référence à une loi morale naturelle » (Instrumentum laboris pour l'assemblée du Synode, paragraphes 13, 43)1.

Après son élection, la première grande initiative du Pape François fut un déplacement rapidement improvisé non pas dans un sanctuaire religieux, mais à Lampedusa, le lieu d’arrivée des migrants en Europe, pour dénoncer « une globalisation de l’indifférence ». Il ne s’agissait plus de l’indifférence religieuse, mais de celle des Européens face au drame des migrants.

La connexion intime entre évangélisation et promotion humaine

Il en explicite le sens « théologique » dans sa première lettre aux catholiques La joie de l’évangile (Evangelii Gaudium, EG). Bien que celle-ci se présente comme la conclusion du synode sur la "Nouvelle Évangélisation" réuni par son prédécesseur, il n’y reprend jamais ce terme, en dehors du paragraphe qui fait référence directe à cet événement (EG 14) et de la conclusion (EG 260). Recommandant d’avoir « l’attention constamment éveillée aux signes des temps » (EG 51), selon une citation reprise de Paul VI, il décrit longuement « les défis du monde actuel », auxquels il faut répondre : « la crise de l’engagement communautaire », « l’économie de l’exclusion … la nouvelle idolâtrie de l’argent … l’argent qui gouverne au lieu de servir… la disparité sociale qui engendre la violence ».

Face à ces défis, « évangéliser, c’est rendre présent dans le monde le Royaume de Dieu » (EG 176) : « Il s’agit d’aimer Dieu qui règne dans le monde. Dans la mesure où il réussira à régner parmi nous, la vie sociale sera un espace de fraternité, de justice, de paix, de dignité pour tous » (EG 180). Dans un long paragraphe, il revient aussi sur l’enseignement de l’Église sur les questions sociales. Et il en retient « deux grandes questions qui me semblent fondamentales en ce moment de l’histoire… Il s’agit, en premier lieu, de l’intégration sociale des pauvres et, en outre, de la paix et du dialogue social » (EG 185). Il précise que « pour l’Église, l’option pour les pauvres est une catégorie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique », en citant Benoit XVI et Jean-Paul II, selon lequel, elle est une « forme spéciale de priorité dans la pratique de la charité chrétienne dont témoigne toute la tradition de l’Église » (EG 198), en écho à la parole de Jésus selon l’Evangile de saint Matthieu: « Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (EG 179). Ainsi « à partir du cœur de l’Évangile, nous reconnaissons la connexion intime entre évangélisation et promotion humaine » (EG 178).

La sauvegarde de la maison commune

Sa première encyclique, Loué sois-tu (Laudato Si, le début du cantique de Saint François d’Assise) n’est pas adressée aux évêques et aux fidèles, selon l’usage traditionnel, mais « face à la détérioration globale de l’environnement… à chaque personne qui habite cette planète » (LS 3). Son propos est « d’entrer en dialogue avec tous au sujet de notre maison commune » (LS 2). Il le fait à partir de « certaines raisons qui se dégagent de la tradition judéo-chrétienne » (LS 15) mais en mentionnant « la réflexion d’innombrables scientifiques, philosophes, théologiens et organisations sociales qui ont enrichi la pensée de l’Église sur ces questions » (LS 7), ainsi que l’apport d’autres Églises et communautés chrétiennes, comme aussi d’autres religions. Et il résume ainsi son message : « Aujourd’hui croyants et non croyants, nous sommes d’accord sur le fait que la terre est essentiellement un héritage commun, dont les fruits doivent bénéficier à tous. Pour les croyants, cela devient une question de fidélité au Créateur, puisque Dieu a créé le monde pour tous. Par conséquent, toute approche écologique doit incorporer une perspective sociale qui prenne en compte les droits fondamentaux des plus défavorisés » (LS 93).

« Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas »

Du temps d’Aragon invitant à s’unir dans la résistance à l’occupant nazi, la grande division des français était entre « celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas ». Ce Dieu du ciel d’Aragon, celui sur lequel les Français s'affrontaient, donnait un fondement absolu aux messages de l'Eglise catholique sur l'homme et la société, auquel s’opposait le fondement, tout aussi absolu, de la raison et de la science, à la base du progrès technique et moral de l’humanité… Les uns et les autres partageaient la foi commune des occidentaux à détenir la vérité universelle sur l’homme.

En même temps que l’Occident perdait sa suprématie économique et politique, cette conscience d’être porteur de la civilisation pour toute l’humanité était ébranlée. Cela a suscité des réactions « fondamentalistes », de défense de l’absolu de Dieu et/ou de la raison, comme fondements de l’universalité de nos vérités sur l’homme et la société. Mais parmi les nouvelles générations en Occident, beaucoup ne croient plus que l’homme puisse posséder une vérité absolue sur le monde et ne s’intéressent plus à cette bataille des fondements : ils se sont majoritairement détournés de toutes les institutions prétendant en être les dépositaires et les guides : les partis, mouvements et syndicats, prophètes du progrès de l’humanité au nom du sens de l’histoire… et les Eglises chrétiennes (50% des 18-25 ans, en France se déclarent aujourd'hui « sans religion »), perçues comme les lieux de défense des grandes vérités éternelles.

Normes objectives et appel évangélique

Dans les grands textes du Pape François, on retrouve cette représentation d’un monde où des principes universels s’imposent parce qu’ils sont fondés sur Dieu. Dans La joie de l’Evangile, il reprend la description de la situation à laquelle la nouvelle évangélisation voulait répondre : le « projet de sociétés qui veulent se construire sans Dieu » (EG 86), « …une indifférence relativiste diffuse » (EG 61). Et, citant les Évêques des États-Unis d’Amérique, il rappelle que « l’Église insiste sur l’existence de normes morales objectives, valables pour tous » (EG 64). De même dans l’exhortation apostolique sur la famille, La joie de l’amour (Amoris laetitia, AL), il ne touche pas à l’enseignement traditionnel de ces derniers siècles sur le mariage et la sexualité, même s’il en reconnaît les limites en citant Saint Thomas d’Aquin : « dans le domaine de l’action … la vérité ou la rectitude pratique n’est pas la même pour tous dans les applications particulières, mais uniquement dans les principes généraux …Plus on entre dans les détails, plus les exceptions se multiplient » (AL 304). Cependant, à travers ses gestes et son message, sa première mission, - l’évangélisation -, n’est pas un enseignement, celui de la vision chrétienne du monde et de l’au-delà. Elle est d’abord un engagement pour faire advenir aujourd’hui dans ce monde les prémices d’un Règne de Dieu qui se manifeste par « le service de la charité » aux pauvres de ce monde dominé par une « économie de l’exclusion » : « La Parole de Dieu enseigne que, dans le frère, on trouve le prolongement permanent de l’Incarnation pour chacun de nous : "Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait" (Mt 25, 40)... C’est la priorité absolue de "la sortie de soi vers le frère" » (EG 179). De même, la mission de l’Eglise n’est pas d’abord de défendre et de répéter les principes moraux, et encore moins de s‘en servir pour juger les autres « en appliquant seulement les lois morales à ceux qui vivent des situations ‘‘irrégulières’’, comme si elles étaient des pierres qui sont lancées à la vie des personnes » (AL 305), mais de manifester la « miséricorde » envers les plus marginaux, de les accueillir et de les accompagner.
A travers ses paroles et ses gestes, le Pape François rappelle ainsi que la vérité ne se trouve pas que dans des contenus universels, mais qu'elle est à rechercher au cœur même de l'action, dans des situations particulières.

Un déplacement d’accent

Le pape François continue donc de penser et de s’exprimer dans le cadre de la représentation du monde « des enseignements de l’Eglise » de ces derniers siècles, celle des « lois naturelles » données à tous par le Créateur. Le « grand public » l’a découvert récemment quand les journalistes ont rapporté ses propos sur la théorie du « genre » ; mais la plupart ont omis de renvoyer à l’ensemble de la conversation où le pape racontait comment il avait accueilli et accompagné un homosexuel et un transgenre, ajoutant « S’il vous plaît, ne dites pas ‘le pape sanctifie les trans’… parce que je vois déjà les titres des journaux ».

Cette conversation est révélatrice du déplacement d’accent qui est effectué. Il s’y exprime dans la représentation traditionnelle de la sexualité - elle reste la sienne - mais le « cœur de l’évangélisation » dont il veut témoigner n’est pas d’abord d’enseigner une vision du monde et de l’homme ni d’en défendre les fondements divins : il est de mettre en œuvre l’accueil des plus exclus, dans la voie de Jésus, de François d’Assise « l’exemple par excellence de la protection de ce qui est faible et d’une écologie intégrale, vécue avec joie et authenticité … aimé aussi par beaucoup de personnes qui ne sont pas chrétiennes » (LS 10). Et la foi spécifique du chrétien, qu’il expose, c’est de croire que ce changement est possible, parce que déjà commencé : « Si nous pensons que les choses ne vont pas changer, souvenons-nous que Jésus Christ a vaincu le péché et la mort et qu’il est plein de puissance. Jésus-Christ vit vraiment. Autrement, "si le Christ n’est pas ressuscité, vide alors est notre message" (1 Co 15, 14) » (EG 275).

Le nouveau clivage : accueillir ou non le pauvre et l’étranger

En septembre 2015 Barack Obama accueillait ainsi le Pape François aux États-Unis : « L’enthousiasme suscité par votre visite n’est pas dû à votre rôle de Pape mais à vos qualités humaines. Par votre humilité, votre simplicité, vous êtes l’exemple vivant de Jésus. Vous êtes un leader dont l’autorité morale ne s’exerce pas seulement avec les mots mais aussi avec les gestes. ». Ces phrases donnent quelques repères sur la manière dont ce « déplacement » peut être perçu en dehors d’une appartenance à une Eglise et de la reconnaissance d’une autorité divine : l’engagement d’un homme, la priorité des gestes sur les mots qui donne une « autorité morale » qui ne vient pas d’un pouvoir supérieur, qui renvoie à un autre appel dans l’histoire, celui de Jésus. Un appel auquel on peut répondre positivement même si on reste « incroyant », ou résister, même si on est membre de l’Eglise… Dans cette perspective, le clivage central n’est plus entre croyants et incroyants en l’existence de Dieu, mais dans l’accueil ou non du pauvre et de l’étranger.

La religion change-t-elle ?

Mais cet homme est aussi le pape d’une Eglise d’un milliard de fidèles, qui a une structure, des « dogmes », une image, et c’est précisément ce qui surprend.

On peut donc se demander quelles conséquences ce déplacement peut avoir

sur l’Eglise qu’il exhorte à entrer dans cette « mission » ;

sur la vie de ces communautés qu’il appelle à une « sortie » (EG 20) pour manifester la proximité du règne de Dieu auprès des exclus de nos sociétés, à être accueillantes à toutes les misères matérielles et morales, comme un « hôpital de campagne » ;

sur son organisation et ses fonctions, dont il a amorcé le changement d’image, celle qui prévaut chez beaucoup du pape « infaillible » , défenseur des vérités éternelles : le jour de son élection, il requérait la prière des fidèles avant de donner sa bénédiction et il privilégiait son titre d’évêque de Rome plutôt que celui de Souverain Pontife… En réponse à un journaliste, il disait : « Qui suis-je pour juger les homosexuels ? » ;

sur la distance avec la représentation du monde et de l’au-delà à l’arrière-plan du discours chrétien si l’on admet que le message évangélique a aussi un sens pour ceux qui n’y voient plus une organisation divine.

On peut se demander aussi en quoi ce message d’un « homme d’Eglise » sur les défis de notre société peut modifier chez les « sans religion », qui le reçoivent positivement, la perception du « fait religieux » et du rôle des communautés de croyants dans une société laïque.

Telles sont quelques-unes des questions seulement ouvertes par ce déplacement d’accent.

1La documentation catholique, n°2495, 2 septembre 2012

Gérard Masson a publié de nombreuses analyses sociologiques des politiques sociales et culturelles publiques dans le cadre de la Fondation pour la Recherche sociale (devenue FORS-Recherche Sociale) et, plus récemment « L’ébranlement de l’universalisme occidental. Relectures et transmissions de l’héritage chrétien dans une culture ʻrelativisteʼ » (L’Harmattan, 2009). Il a aussi participé au groupe de travail de la Ligue de l’enseignement, confédération laïque d’éducation populaire, avec Confrontations, association d’intellectuels chrétiens, qui a préparé la publication de Pour un enseignement laïque de la morale (Privat, 2015).