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24 avril 2017

Les familles, trait d'union entre le public et le privé

Monique Baujard, ancienne directrice du Service national famille et société de la Conférence des évêques de France (CEF),

Avril 2017

Alors que la campagne présidentielle s'est assez peu intéressée aux enjeux de la famille, la pensée sociale de l'Eglise considère celle-ci comme une "école d'enrichissement humain".

Dans une campagne électorale, beaucoup de dossiers concernent, directement ou indirectement, les familles : le chômage, l’éducation, les déserts médicaux, la transition écologique, l’aménagement du territoire et bien d’autres encore. Les familles sont évoquées aussi à travers des questions bioéthiques (PMA/GPA) ou les structures juridiques (mariage et autres formes) qui les soutiennent plus ou moins. Mais il est rare d’entendre parler de la fonction sociale des familles et du lien qu’elles établissent entre le privé et le public. La pensée sociale de l’Eglise insiste sur ce point et le pape François vient encore de le réaffirmer dans Amoris Laetitia.

Dans la pensée sociale, c’est tout d’abord la situation économique de la famille qui retient l’attention de l’Eglise. L’exigence d’un salaire juste permettant au travailleur de vivre et faire vivre sa famille traverse comme un fil rouge l’ensemble des textes, de 1891 (Rerum Novarum) à nos jours. Cette exigence n’a rien perdu de son actualité. A côté du chômage, le nouveau phénomène des « travailleurs pauvres » nous rappelle que cela n’est jamais acquis. La pauvreté affecte les familles et risque de les déstructurer. Le pape François rappelle que les difficultés qui touchent tout le monde deviennent plus dures dans une famille très pauvre (AL 49). Assurer, pour chaque famille, des conditions de vie et un logement décents reste un enjeu politique de premier ordre.

Un autre fil rouge parcourt la pensée sociale : celui de la conciliation entre vie professionnelle et vie privée, même si l’expression en tant que telle ne figure pas dans les textes. Cette préoccupation est à mettre en lien avec une certaine vision de l’homme. L’être humain n’est pas un être unidimensionnel, il n’est pas que travailleur, consommateur ou producteur. C’est un être relationnel et son développement intégral (Populorum Progressio 14) implique qu’il ait aussi du temps pour sa famille, ses amis, et pour Dieu. Le bien-être de chacun et de chaque famille passe par des temps de partage gratuit et demande de cultiver ses dimensions relationnelles et spirituelles. Aujourd’hui, cela revient à interroger notamment l’utilisation des médias dans l’espace familial, la façon dont la publicité peut conditionner les enfants et les jeunes, mais aussi les possibilités d’accès à la culture pour le plus grand nombre. A cela s’ajoutent les questions du temps de travail et de transport. Mais le temps est en grande partie organisé de façon collective, et ces préoccupations ne peuvent échapper aux responsables politiques soucieux d’aider les familles.

A côté de la dimension économique et de l’équilibre familial, l’Eglise met clairement l’accent sur la fonction sociale des familles. Une fonction sur laquelle tout le monde est globalement d’accord : les familles assurent l’éducation des enfants et la solidarité de proximité. Cela va tellement de soi que, même dans la pensée sociale de l’Eglise, le thème n’apparaît qu’au milieu des années soixante quand le modèle familial classique commence à être remis en question. La critique dont la famille fait l’objet va être ainsi l’occasion de se pencher sur ses bienfaits.

Le Concile Vatican II évoque la famille comme « source de vie sociale » (GS 32,2) et « école d’enrichissement humain » (GS 52,1). Il souligne le rôle essentiel que les familles jouent dans l’apprentissage du vivre ensemble. Elles sont « lieu de rencontre de plusieurs générations qui s’aident mutuellement à acquérir une sagesse plus étendue et à harmoniser les droits de la personne avec les autres exigences de la vie sociale » (GS 52,2). Plusieurs textes reviendront ensuite sur tel ou tel aspect de ce rôle social des familles. Ainsi, le pape Jean-Paul II qualifie la famille de« communauté de travail et de solidarité » (CA 49), tandis que le pape Benoît XVI prévient que dans des familles très petites « les relations sociales courent le risque d’être appauvries, et les formes de solidarité traditionnelle de ne plus être garanties » (CV 44). Le pape François rappelle que « la famille est la première école des valeurs, où on apprend l’utilisation correcte de la liberté » (AL 274) et que « la famille est le lieu de la première socialisation, parce qu’elle est le premier endroit où l’on apprend à se situer face à l’autre, à écouter, à partager, à supporter, à respecter, à aider, à cohabiter. (…) Il n’y a pas de lien social sans cette première dimension quotidienne (…) » (AL 276). Pour l’Eglise, les familles sont donc avant tout des lieux d’humanisation, des lieux de « formation permanente » des petits et des grands qui aident à tisser des liens harmonieux dans la société.

Cependant l’éducation et la solidarité sont aussi des domaines où interviennent les pouvoirs publics. L’enjeu est donc de trouver la bonne articulation entre le rôle joué par les familles dans le domaine privé et l’action institutionnelle menée dans le domaine public. Une articulation qui peut évoluer dans le temps selon les besoins et les nécessités de chaque époque, mais qui implique une reconnaissance réciproque de l’apport et du rôle de chacun. Et c’est là, peut-être, le point où se cristallisent les plus grandes divergences.

Les familles ne perçoivent pas toujours cette reconnaissance de la part des pouvoirs publics. Il arrive que les institutions manifestent de la méfiance à leur égard, notamment à l’égard des familles les plus pauvres. A l’inverse, certaines familles peuvent formuler des attentes excessives à l’égard des institutions, exigeant par exemple de l’école qu’elle assure la réussite scolaire de leur enfant. Des familles peuvent aussi être tentées par le repli sur soi et ne pas jouer leur rôle de passerelle vers la société. Sur ce dernier point, le pape François est catégorique. « La famille ne doit pas se considérer comme un enclos appelé à se protéger de la société. Elle ne reste pas à attendre, mais sort d’elle-même dans une recherche solidaire. Ainsi, elle devient un lieu d’intégration de la personne à la société et un trait d’union entre ce qui est public et ce qui est privé » (AL 181).

Admettre que les familles ont pour fonction d’intégrer la personne à la société, oblige les responsables politiques à s’interroger sur les conditions qui favorisent ou empêchent une famille de jouer ce rôle. La grande pauvreté est certainement un facteur d’isolement pour les familles. Des raisons culturelles ou religieuses peuvent également jouer. Le pape François met spécifiquement en garde les familles chrétiennes contre le risque d’être trop à distance de la société (AL 182). Mais cela vaut aussi pour les autres religions car chacune, à sa façon, prône une forme de distance critique par rapport au monde qui nous entoure. Comment éviter le repli sur soi et encourager l’ouverture sur la société ? Sont importants ici les liens multiples qui passent aussi bien par l’insertion professionnelle des parents, l’école des enfants, la vie associative du quartier, etc. En ce sens, il n’est pas sûr qu’aborder les problèmes uniquement sous l’angle des droits individuels de chaque membre suffise. Ceux-ci sont indispensables, mais ils ne permettent pas d’appréhender la famille comme entité avec sa dynamique propre. Ils n’aident pas non plus à aborder la question de la stabilité familiale. Une stabilité à laquelle, selon tous les sondages, la majorité de nos contemporains et surtout les jeunes continuent à aspirer, mais qui reste un sujet tabou en politique. La liberté individuelle prime ici sur tout autre considération. Reste que cette même liberté individuelle permet aussi d’adopter, comme nous y invite le pape François, la fidélité comme style de vie (AL 310). Et, surtout, d’inviter les responsables politiques à regarder toutes les familles avec confiance, car : « Aussi blessée soit-elle, une famille pourra toujours grandir en s’appuyant sur l’amour » (AL 53).