La doctrine sociale de l’Église ne tombe pas du ciel. On peut le montrer à propos de chacun de ses grands textes, à commencer par Rerum Novarum : sans rien retirer à Léon XIII du mérite qu’il eut à engager son autorité dans cette courageuse dénonciation des injustices subies par les ouvriers, il faut rappeler que le contenu de ce texte-événement doit beaucoup aux réflexions nées des engagements des « catholiques sociaux » de l’époque. Quant aux grandes encycliques sociales qui ont jalonné le XXe siècle, elles ont recueilli les fruits des travaux menés un peu partout – notamment au sein des Semaines Sociales de France – par des chrétiens réfléchissant aux nouveaux défis posés par les évolutions de la société et par les événements politiques mondiaux. Pour ne prendre qu’un exemple, bien connu, on sait tout ce que Populorum Progressio doit au Père Lebret et à la mouvance d’Economie et Humanisme. Il est donc légitime de s’interroger : peut-on, aujourd’hui, repérer les lieux, les personnes, les groupes où germent les éléments d’une réflexion chrétienne sur des thèmes qui pourraient un jour– proche ou lointain – faire l’objet d’une encyclique sociale ?
Le premier thème qui vient à l’esprit pour poser cette question, c’est celui que les Semaines Sociales ont retenu pour leur prochaine session : Vivre autrement. Pour un développement durable et solidaire. Si l’Église, en effet, n’est pas restée muette sur le sujet, elle n’a pas encore publié de document d’ensemble faisant le tour des questions éthiques et théologiques posées par la découverte, assez récente, de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures. Ce ne sont pas les chrétiens, reconnaissons-le, qui ont été précurseurs dans la réflexion sur les enjeux que l’on a définis comme « écologiques » ou « environnementaux » au cours des années 1970, et dont l’importance a émergé dans le débat public surtout à partir de la Conférence de Rio en 1992. On peut certes évoquer la critique radicale des idéologies du progrès dans les écrits du protestant Jacques Ellul (1912-1994) ou du catholique Ivan Illich (1926-2002), mais ils ne furent guère écoutés dans leurs Églises respectives.
La première initiative chrétienne d’envergure sur le sujet, c’est la dynamique œcuménique Paix, justice, sauvegarde de la création, lancée parle Conseil œcuménique des Églises à Vancouver dès 1983, et jalonnée par plusieurs rassemblements importants, les uns européens (Bâle en 1989, Grazen 1997), d’autres mondiaux (Séoul, 1990). Le 3e rassemblement européen va se tenir à Sibiu, en Roumanie, au début de septembre. L’objectif de ces rassemblements n’était pas d’élaborer une réflexion commune sur notre responsabilité envers la « création », mais, en ajoutant « sauvegarde de la création » au couple classique paix justice, ils ont contribué à sensibiliser les Églises (trop peu en France, il faut le reconnaître) à la nécessité d’une» conversion » de nos modes de vie pour donner un avenir à la création reçue de Dieu. Aujourd’hui, et pour nous en tenir à la France (un survol mondial dépasserait de beaucoup les limites de cet article), évoquons quelques documents qui ont attiré l’attention des chrétiens sur les enjeux planétaires du « développement durable » et qui ont posé les jalons d’une réflexion éthique et théologique à leur sujet. Rappelons d’abord la déclaration publiée en janvier 2000 par la commission sociale des évêques de France (qui a changé de nom depuis). Elle invite les catholiques à revisiter leur théologie de la création : les mots de la Genèse «Emplissez la terre et soumettez la », trop souvent invoqués pour justifier une exploitation sans retenue des ressources naturelles, doivent être lus comme une invitation à respecter la terre. L’homme n’en est pas le « maître », mais le « jardinier » ou le gérant.
Le mouvement Pax Christi a créé une antenne « environnement et modes de vie », dont les travaux ont abouti à la publication, en juin 2005, en collaboration avec la commission sociale de l’épiscopat, d’un important ouvrage collectif : Planète vie, planète mort, l’heure des choix (Cerf).
Une équipe interdisciplinaire coordonnée, au sein de Justice et Paix-France, par Elena Lasida a publié en 2005 le fruit de ses réflexions dans un livre dont de nombreux échos disent qu’il est un des meilleurs sur le sujet : Notre mode de vie est-il durable ? Nouvel horizon de la responsabilité (Karthala, 2005) Si les deux tiers de l’ouvrage présentent, avec pédagogie, les faits, les chiffres et les définitions, c’est pour mieux aborder ensuite son objectif propre : souligner les exigences éthiques de la responsabilité qui est la nôtre envers les générations futures (changer nos modes de vie) et inviter à un approfondissement théologique de notre rapport à la création, notamment en revisitant les notions de promesse d’alliance. On trouvera une présentation dans la Lettre de Justice et Paix de novembre 2005.
Ces intuitions théologiques, on les retrouve dans le livre blanc publié en 2006, sous le titre Dialogues pour une terre habitable (Bayard 2006), pour synthétiser les travaux des Assises chrétiennes de la mondialisation. Certes ce processus de dialogue œcuménique n’avait pas pour objet spécifique la question du développement durable, mais comment s’interroger aujourd’hui sur les défis de la mondialisation sans faire une large place à ce thème ? Des convictions communes se repèrent aisément dans ces divers documents, formant le socle de ce que l’on pourrait définir comme un consensus des chrétiens sur ce thème :
● Axer la réflexion sur notre responsabilité à l’égard des générations futures, plutôt que sur le devoir de respecter la nature. L’homme reste au centre aucune connivence, donc, avec les tendances de la « deep ecology » anglosaxonne, qui considère l’homme comme une espèce parmi d’autres.
● Lier ces questions à l’exigence de justice, en réinterprétant le principe de la « destination universelle des biens » : universelle ne doit plus s’entendre seulement « dans l’espace » (tous les habitants actuels de la planète), mais aussi dans le temps (ceux qui l’habiteront demain).
● Eviter le registre du catastrophisme et de la culpabilisation ; inviter plutôt à une conversion en mettant l’accent sur le nécessaire changement de nos « modes de vie » ; redécouvrir, pour cela, l’actualité de l’invitation évangélique à la pauvreté : non pas comme austérité et privation, mais comme libération des fausses idoles, ouverture à la qualité de vie (plutôt qu’à l’accumulation quantitative des avoirs) et la solidarité.
Christian Mellon