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19 octobre 2012

Exclusion, immigration, mondialisation

Pierre Martinot-Lagarde, jésuite, conseiller au Bureau international du travail 

Ce texte reprend l’intervention donnée le 13 octobre 2007 au Chatelard (69), dans le cadre de la rencontre de l’Apostolat social de la Compagnie de Jésus. L'auteur, ancien directeur du Ceras, est en poste au Bureau international du Travail.

Je voudrais pointer quelques-uns des enjeux qui ont émergé durant ces quinze dernières années. Je les note à partir de l’expérience du Ceras : celle de voir des sujets, des préoccupations, remonter vers nous ; celle aussi de faire des propositions. Il s’agit donc de dessiner un parcours, avec l’ambition de nommer le point où nous sommes arrivés, notre préoccupation du moment.

Trois constats marquants

Ce parcours peut être décliné à partir de trois constats marquants. D’abord, nous sommes passés progressivement d’une réflexion sur la pauvreté à une réflexion sur l’exclusion. Ensuite, la question de l’étranger et de l’immigré est venue occuper tout le champ et nous détourner de la question sociale telle que nous pouvions la comprendre auparavant. Enfin, la question de la mondialisation a émergé progressivement : elle pourra conduire à restructurer complètement la question sociale en intégrant les deux dimensions précédentes, celle de l’exclusion et celle de l’étranger.

J’insiste sur le mot « constat » : il ne s’agit pas d’expliquer ou de justifier des observations, mais de suggérer des points d’attention. Il ne s’agit pas non plus de relire le passé mais plutôt de nourrir les préoccupations que portent ces trois constats, de faire en sorte que ces trois champs d’interrogations demeurent bien vivants. Pour chacun d’entre eux, je pointerai les formes de réponses que le Ceras a pu trouver, en tâtonnant et progressivement.

De la pauvreté à l’exclusion

Premier constat : un mouvement fort et progressif, inauguré dans les années 80, nous a fait passer d’une réflexion sur la pauvreté à une réflexion sur l’exclusion, aboutissant à une repolitisation de la question sociale. La fragilité ou la vulnérabilité sociale ne sont pas simple absence de moyens matériels, d’éducation scolaire ou de logement. Dans le débat français notamment, on s’accorde à dire que cette fragilité sociale aboutit à une exclusion, c’est-à-dire à une désocialisation, une rupture des liens de communauté. Etre pauvre, c’est être exclu, c’est-à-dire non pas simplement sans moyens de subsistance mais aussi sans lieux de rencontre, dans une grande solitude, parfois enfermé dans un logement dont on ne sort plus, habitant des quartiers coupés du reste des agglomérations, quartiers les plus enclavés, dont les habitants souffrent le plus du chômage, où l’on vote le moins. Cette fragilité peut déboucher sur une perte de citoyenneté.

Dans la société française, nous concevons facilement cette exclusion comme une menace pour la cohésion sociale et pour l’identité du groupe dans son ensemble. Le dernier gouvernement Villepin s’était doté d’un ministère de la cohésion sociale, intitulé qui peut évidemment faire débat : il s’agit de maintenir la cohérence du groupe ; celui qui est exclu devient une menace pour la société. Comme le titrait un ouvrage déjà ancien (et qui avait fait scandale) : « Classes laborieuses, classes dangereuses »1 ! Cette manière de voir est plutôt absente des débats allemand ou américains, pour des raisons ancrées dans des traditions différentes d’approche de la question sociale.

Dans ce cadre, les actions engagées ne visent pas simplement la redistribution, ne sont pas non plus des actes de charité. Elles ont pour objet de resocialiser, de reconstituer des communautés de vie, même embryonnaires. On essaye de tisser des liens autour des restos du cœur, des épiceries sociales… Ainsi, dans les projets éducatifs, à côté des modules professionnels, d’autres visent à développer les capacités relationnelles des élèves.

Le soutien aux étrangers, nouvelle figure de l’action sociale

Deuxième constat : la question de l’étranger est venue nous détourner de la question sociale au sens traditionnel du terme. La question sociale, dans la tradition fordiste, était fortement centrée sur les inégalités et les injustices créées par les conditions économiques.

Au point de départ -et c’est sans doute le plus problématique-, nous avons vu se développer dans l’opinion publique un ressentiment de plus en plus fort vis-à-vis des étrangers. Celui-ci a été utilisé par les politiques. Les frontières ont été fermées. L’étranger est présenté comme celui qui prend la place du français et l’immigré récemment arrivé comme celui qui prend la place de l’immigré plus ancien. Dans les quartiers, ces visions globales correspondent aussi à des frictions entre les familles d’origines étrangères et des « Gaulois » souvent prisonniers de situations sociales inextricables, des hommes et des femmes qui n’ont pas d’autres endroits où aller, « coincés » et sans vision claire d’un avenir meilleur. Ce ressenti est aujourd’hui accentué par l’élargissement des flux migratoires. Dans l’habitat, les univers culturels mis en présence sont de plus en plus éloignés les uns des autres.

Les politiques sont entrés dans un jeu de face à face avec l’opinion publique, excluant l’intervention de tout tiers dans ce débat. Les conditions d’une surenchère, aussi bien verbale que législative, sont apparues. Le réalisme des législations, c’est-à-dire leur capacité à être autre chose que des instruments de communication, est mis à mal. Aujourd’hui, comme l’ont très bien montré certains experts du domaine migratoire, nos législations conduisent peu à peu à créer des sans-papiers. On notera que la réflexion sur les rapports Nord-Sud est quasiment absente du débat. Notamment, les situations démographiques d’une vieille Europe et d’une jeune Afrique sont totalement ignorées.

Les situations sont souvent dramatiques, mettant en danger la vie des personnes. Face à cela, une mobilisation très forte s’est mise en place. D’un côté, pour contrer les expulsions, on a vu apparaître de nouvelles formes de réseaux associatifs qui utilisent largement l’internet. En même temps, chaque grande institution caritative, mais aussi de nombreux petits groupes, ont développé des lieux d’accueil, mis en place des moyens pour guider les étrangers dans les procédures juridiques. Cela a donné à l’aide sociale une composante légale et juridique jusqu’alors assez marginale.

Mondialisation : un bouleversement de nos perceptions

Troisième constat : l’émergence progressive d’un changement d’échelle, avec la mondialisation aussi bien économique que sociale, culturelle que politique. Quand, il y a une quinzaine d’années, le Ceras avait proposé une session sur la mondialisation, avec pour thème « le monde à ma porte », celle-ci n’avait pas eu beaucoup de succès. Les seuls inscrits étaient des responsables de congrégations religieuses qui étaient confrontés à des mutations culturelles au sein de leurs propres instituts. La situation a bien changé !

Il y a évidemment plusieurs manières de regarder le phénomène de la mondialisation, et la question de l’immigration est une première manière de le faire. Mais il convient avant tout de rappeler qu’il ne peut y avoir de débat pour ou contre la mondialisation. Nous voulons plutôt saisir ce qui se joue au niveau anthropologique et social pour voir ensuite comment une réponse peut être élaborée.

La mondialisation n’est que l’amplification d’un phénomène commencé avant la décennie 90 et qui se poursuit : nos vies ne s’inscrivent plus dans un espace unique, mais simultanément dans plusieurs espaces. Et les distances entre ces espaces sont en train de se remodeler profondément. Pour employer un vocabulaire conceptuel, nous sommes en train de passer d’une civilisation unifocale à une civilisation multifocale. Les espaces du travail, des loisirs, de scolarisation des enfants, de la vie familiale ne coïncident plus. Dans ce qui constituait une communauté de vie, une ville de banlieue parisienne par exemple, une certaine proximité entre ces lieux subsistait. Aujourd’hui, ce modèle est moribond. La conséquence immédiate est que chacun peut entretenir des relations qui ne se recoupent plus entre elles. Les personnes que l’on rencontre au travail, celles que l’on rencontre autour de l’école, ou bien dans sa paroisse, forment des cercles distincts. De ce fait, l’individu est celui qui passe d’un monde à un autre.

La mobilité comme compétence

Mais le deuxième effet, si l’on accepte ce premier postulat, est que chacun de ces espaces établit des proximités (et donc en même temps des distances), proximités qui ne sont pas des communautés de destin. Dans une même cité HLM, l’habitat crée une proximité entre des cultures différentes : Algérie, Maroc, Angleterre, Maurice, Sri Lanka, France, Portugal, Pologne, Antilles, Afrique, Amérique latine… Des gens qui se côtoient quotidiennement ont des pratiques culturelles et des liens familiaux qui renvoient à des univers extrêmement différents. On pourrait dire que l’économie établit ce même type de lien, parfois de manière plus fugace, parfois aussi de manière durable. Aujourd’hui, les centres d’appels peuvent nous mettre en relation avec l’Irlande, la Tunisie, le Maroc ou les Philippines, pour de la maintenance informatique, des contrats téléphoniques et même pour des cours de langues ! Nos territoires économiques sont mis en compétition avec des territoires très lointains.

Mais, parallèlement, se constituent d’autres frontières ; des espaces géographiquement proches peuvent devenir très distants socialement. Et notamment culturellement. Dans l’agglomération parisienne, on connaît la frontière symbolique du périphérique. Mais il y en a bien d’autres.

Face à cet élargissement, à cet éclatement des communautés, se déplacer dans l’espace et être capable de tisser des liens entre des univers sociaux différents devient une vraie compétence. Mais jusqu’où doit aller cette mobilité, cette pression pour passer sans cesse d’un lieu à un autre ? Est-il vraiment possible de demander à chaque cadre d’une grande entreprise de travailler dans différents pays à la fois ? Et de porter à lui seul cette capacité à passer d’un monde à un autre ? Pourtant, certaines personnes, notamment issues de l’immigration, ont été capables de tisser des liens et de les maintenir entre plusieurs pays à la fois. Une nouvelle frontière se dessine entre les personnes mobiles et celles qui ne le sont pas.

Communautés de solidarité

Notre réponse à cette situation inédite peut se déployer à travers deux dimensions : celle des institutions, celle d’un approfondissement de notre spiritualité. Pour décrire la dimension institutionnelle, je reprendrai un vocabulaire que l’on trouve, pour les jésuites, dans leur 34e Congrégation générale : celui de « communautés de solidarité ». Ce vocabulaire est suffisamment flou pour que l’on essaye ensemble de lui donner du sens.

Communauté n’est pas réseau : ce qui fait la communauté, c’est la reconnaissance d’une fraternité comme un « déjà là » et un « pas encore là », qui nourrit mais qui, en même temps, est un lien à entretenir. Le réseau a quelque chose d’instable et presque parfois d’utilitaire. La fraternité renvoie à un élémentaire.

La communauté de solidarité n’est pas une communauté de vie, une communauté de proximité dans laquelle tout résonne. C’est une communauté qui se construit sur le principe d’un échange possible entre des personnes qui sont de part et d’autre d’une frontière que l’on peut identifier et à laquelle on va essayer de donner un sens positif : frontière entre des gens mobiles et des gens statiques enracinés, entre des gens hyper socialisés et des gens enfermés dans une solitude, entre un côté et l’autre du « périph’« ; mais aussi à l’intérieur d’une ville entre des groupes de cultures différentes.

La communauté de solidarité a une lisibilité, en partie institutionnelle : elle est ouverte, mais reconnaissable. Une certaine dimension textuelle permet à plusieurs d’entrer et de trouver leur place : elle doit pouvoir se dire, s’écrire, se raconter, se formaliser.

La communauté de solidarité qui traverse une frontière prend un sens politique. L’échange qui se constitue en ce lieu et qui en fait le cœur renvoie à une fracture plus large : il devient lisible et exprime de façon à la fois réelle et utopique que la frontière n’est pas un absolu insurmontable mais invite à un dépassement. Enfin, la communauté de solidarité prend un sens dans une dynamique d’alliance, ainsi que l’exprime Etienne Grieu.

Défi de l’unité, défi spirituel

Mais nous ne pouvons nous arrêter à ce travail institutionnel. Une véritable réflexion de pédagogie spirituelle s’offre aussi à nous. Se tenir en des lieux frontières, en des lieux de passage, fait courir le risque de l’hyper volontarisme, du burn out, de l’éclatement ou de l’activisme. En quoi notre spiritualité nous permet-elle de tenir ? Elle nous renvoie au défi de l’unité dans notre vie, à une joie « spacieuse » qui n’est « pas simplement consolation, mais aussi traversée ». Il y a le sens de la durée, de la traversée, du chemin, du fait que l’on peut éprouver différentes motions, tenir, résister, endurer, et puis aussi, passer par des moments de reconnaissance ou de libération. Notre consolation n’est pas étroite.

Pour ma part, j’aime ces scènes évangéliques qui donnent un sens de l’espace, ces contemplations d’Ignace qui nous placent dans un espace multiforme, avec plusieurs manières de se tenir et d’éprouver ce qui est donné à saisir. J’aime aussi ce vocabulaire de la tradition qui donne à la consolation quelque chose de spatial : le cœur de l’homme est une demeure, un espace ouvert, un lieu dans lequel il y a place pour des amours, des amitiés différentes. Le cœur de l’homme se dilate, se découvre. Il est, comme l’écrit Ignace dans son journal en parlant de la Trinité, espace pour des visites.

1  Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, éd. Plon, Paris, 1958.