facebook
12 octobre 2012

La finance contemporaine requiert-elle un enseignement social chrétien spécifique ?

Jean-Yves Calvez, jésuite

Jésuite, décédé en janvier 2010. Membre du Ceras, il enseignait au Centre Sèvres à Paris. Ce texte est issu de son intervention au colloque de juin 2008 (Institut catholique de Paris) sur Ethique et finance.

Je fais d’abord une double réponse rapide à la question posée, avant de préciser un peu plus ensuite. D’une part, il est clair pour moi qu’il n’y a qu’un seul enseignement social chrétien parce qu’il n’y a qu’une société humaine, avec ses diverses spécifications : il n’y a pas de secteur isolé, hors morale, l’économie par exemple, échappant aux relations humaines fondamentales. Mais, d’autre part, il me semble tout à fait indispensable à l’enseignement social chrétien de réfléchir spécialement sur la finance comme telle ; il l’a trop peu fait ces dernières décennies : j’ai mentionné cela comme l’une de ses carences dans un livre de 19991, et j’ai l’impression que François Villeroy de Galhau et Antoine de Salins dénonçaient le même manque en écrivant Le développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du christianisme et en le publiant –en 1994– au Conseil Pontifical Justice et Paix sous le patronage et avec l’introduction du Cardinal Etchegaray.

Un principe pour tous les échanges

Ensuite, je dirai qu’il y a des aspects des échanges financiers qui relèvent des points de vue généraux de l’enseignement social chrétien concernant tous les échanges, par exemple de ce principe fondamental : « Les avantages de la règle de libre-échange sont évidents quand les partenaires ne se trouvent pas en conditions trop inégales de puissance économique […] Il n’en est plus de même quand les conditions deviennent trop inégales entre eux, les prix qui se forment ‘librement’ sur le marché peuvent entraîner [alors] des résultats iniques » (Paul VI2). Il faut, bien entendu, en ce cas, apporter des compensations à l’inégalité entre ceux qui échangent, s’assurer contre les effets injustes qu’on vient d’indiquer, créer des situations de suffisante égalité de chances. Les applications au domaine financier ne manquent pas, dès qu’on a affaire, directement ou indirectement, aux petits déposants, aux petits emprunteurs, petits débiteurs, etc.

Le domaine financier

Le domaine financier a été compris par l’Eglise –quand elle en a parlé– comme comprenant tout le monde où des biens –biens et services – sont évidemment en cause mais indirectement, c’est-à-dire à travers des signes les représentant, à distance d’eux : monnaie, actions, titres. Le principe fondamental est alors qu’agissant sur les signes, on tienne compte des effets réels : des effets sur les personnes réelles. Je puis, par telle opération boursière, mettre en faillite une entreprise, mettre aussi dans le dénuement les familles des personnes y travaillant. En spéculant massivement à la baisse de la valeur d’une monnaie, injustement appréciée à nouveau, on peut faire tomber dans la pauvreté toute une classe sociale dépendant de cette monnaie.

Les prises de position du Concile Vatican II

Le Concile Vatican II, qui n’est pas entré en détail dans l’économie financière, d’ailleurs encore dans l’enfance alors (nous sommes en 1965), a du moins formulé ces points :

D’abord : « Ceux qui décident d’investissements (individus, groupes, pouvoirs publics) doivent avoir ces buts à cœur et se montrer conscients de leurs graves obligations : prendre des dispositions tendant à faire face aux besoins d’une vie décente tant pour les individus que pour la communauté entière ; prévoir l’avenir, assurer un juste équilibre entre les besoins de la consommation actuelle […] et les exigences d’investissement pour la génération qui vient ». Cela implique par exemple de laisser ses disponibilités investies à assez long terme, de ne pas voltiger d’une finalité à une autre. S’ajoutaient ces mots, au titre de la responsabilité de toute l’humanité : « On doit également toujours avoir en vue les besoins pressants des nations et des régions économiquement moins avancées »3. Est ici impliqué le co-développement, dans l’un au moins des sens de ce terme ; on en parle beaucoup aujourd’hui, on le pratique trop peu.

Deuxième point : « En matière monétaire, il faut se garder d’attenter au bien de son propre pays, ou à celui d’autres nations. On doit s’assurer que ceux qui sont économiquement faibles ne soient pas injustement lésés par des changements dans la valeur des monnaies »4. Pensons ici à Georges Soros tentant de mettre à genou la Banque d’Angleterre, il y a une quinzaine d’années. Pensons de même à tout ce qui s’est passé en Argentine en 2001-2002, par la dévaluation des deux tiers, n’atteignant évidemment pas tout de monde de la même manière, n’atteignant pas ceux qui pouvaient prendre le large. Dévaluation dramatique qui faisait suite assurément à une folle surévaluation antérieure… On doit peut-être évoquer aussi le très conscient glissement du dollar ces dernières années, il a bien coûté à quelqu’un.

L’éthique s’étend à ces aspects structurels

La question posée à tous dans notre colloque, « La finance contemporaine requiert-elle un enseignement social chrétien spécifique ? », appelle la considération attentive de ces divers aspects, sectoriels, ou disons mieux, structurels. Il ne suffit pas de recommander aux responsables d’observer une bonne éthique personnelle, prudente éthique de père de famille, se gardant de toute espèce d’attention à des réformes structurelles. S’en garder c’est donner la réponse : « Non, la finance ne requiert pas d’enseignement social chrétien spécifique ». « Je ne vole pas »… pour employer l’expression simple… Mais puis-je m’arrêter là, doit-on répondre, si le système vole pour moi ? Ne fût-ce que le système courant qui attribue au propriétaire du capital tout le revenu. L’enseignement social chrétien s’interroge, lui, sur des structures « de péché », comme disait Jean-Paul II, et sur des propriétés carrément « illégitimes », celles qui ne servent pas au travail (à nouveau selon Jean-Paul II). Il y a vraiment à se mettre au travail.

L’international désormais fondamental

Les problèmes financiers ont une dimension internationale, peu abordée encore au plan éthique. Exemple : on a beaucoup dit ces dernières décennies que la rémunération du capital a été privilégiée en de nombreux pays (le nôtre entre autres) par rapport à celle du travail. On a régulièrement fait observer à ce sujet que, s’il n’en était pas ainsi, le capital se déplacerait vers les lieux où il est plus facilement rémunéré. Mais… c’est clairement aussi en rapport avec une sous-rémunération du travail (fût-ce en Chine, en Inde). Chacun peut ainsi réaliser qu’il n’y a de justice possible qu’au moyen d’accords internationaux permettant par exemple de freiner l’invasion des marchés des pays les plus riches par les produits des pays émergents en échange d’une aide à l’élévation des salaires et surtout de la protection sociale dans ces mêmes pays. Le capital ne s’enfuirait pas si facilement vers ceux-ci. Un certain équilibre s’établirait peu à peu dans la confiance mutuelle. Sans qu’il fît ce genre de proposition précise, c’est cette question qui apparaissait dans ce que l’on peut appeler le dernier message en ces matières du pape Jean-Paul II : un discours à l’Académie pontificale des Sciences sociales en 1997 concernant l’exploitation du travail bon marché des pays émergents. Jean-Paul II nous a en somme laissé en héritage de répondre à ce type de question, question « spécifique », peut-on dire à nouveau, pour se référer à notre titre, l’économie financière étant largement en cause en cela.

C’est dans ce contexte aussi que Jean-Paul II se référait à un Etat « social », ce que ne doit jamais cesser d’être en effet l’organe de notre communauté politique humaine : pas simplement Etat « de bien-être » ou Etat « providence », mais Etat juste et assurant la justice autant qu’il se peut. Bien entendu sur un fond de société civile tendant aussi à la justice, tous ceux qui y peuvent quelque chose assumant leur responsabilité sans attendre l’Etat5.

Nous avons vraiment –c’est ma très simple conclusion – à faire entrer tout ce secteur en éthique, bien davantage qu’on ne l’a fait jusqu’à maintenant.

1  Les silences de la doctrine sociale catholique, éd. de l’Atelier.

2  Encyclique sur le développement, Populorum progressio, 1968, n. 58.

3  L’Eglise dans le monde de ce temps, Gaudium et spes, n.70.

4  Ibid.

5  Le principe de subsidiarité de la doctrine catholique n’a pas seulement pour sens la mise en garde contre un recours excessif à l’Etat, mais de souligner les obligations d’un chacun, de chaque entreprise aussi, sans attendre l’Etat. Contrairement au propos souvent entendu : « Si l’Etat me fait une obligation, alors bien entendu j’obtempérerai, mais pourquoi me risquerais-je avant ? ».