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21 décembre 2012

La laïcité, principe de la doctrine sociale de l’Eglise

La fabrique de la doctrine sociale

Christian Mellon, Jésuite, Ceras, ancien secrétaire de la Commission Justice et Paix France

« Le principe de laïcité … s’il est bien compris, appartient aussi à la doctrine sociale de l’Église ». Ainsi s’exprimait Jean Paul II, peu avant sa mort, écrivant au président de la Conférence épiscopale française à l’occasion du centenaire de la loi de 1905. Une affirmation qui peut surprendre. Certes, chacun sait que personne n’entend remettre en cause le régime juridique et politique qui, sous le nom de « laïcité », régit en France les relations entre les autorités politiques et les « cultes ». Mais, de là à inscrire la laïcité, en tant que « principe », dans la doctrine sociale de l’Eglise universelle !

Ce pas, pourtant, Pie XII l’avait déjà franchi, déclarant en mars 1958 : « La légitime et saine laïcité de l’Etat est un des principes de la doctrine catholique ». Et il vient d’être confirmé par Benoît XVI, déclarant à Paris que « la laïcité est un fruit de la foi ». Elle ne se réduit donc pas à un accommodement pragmatique de l’institution ecclésiale avec une réalité sociale et politique « franco-française » ; c’est une question de « doctrine » : la distinction des domaines politique et religieux est inhérente à la foi chrétienne. Chacun pense à la célèbre formule de Jésus « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 12,17) et à son immense fécondité historique ; mais c’est toute la révélation biblique qui peut être relue dans ce sens1. Vatican II souligne cette distinction : le pouvoir civil doit respecter la vie religieuse des citoyens2 et l’Église n’est liée à aucun système politique3.

Le rappel de ce socle « doctrinal » de la laïcité permet de relativiser les controverses récentes. Alors que la loi de séparation avait été commémorée, en 2005, dans un climat assez serein, marqué par des colloques et publications de qualité4, les discours prononcés par le Président de la République au Latran (20.12. 2007) et à Ryad (janvier 2008) viennent de rallumer d’anciennes querelles5.

Certains s’offusquent qu’on ajoute un adjectif au mot « laïcité ». Pourtant, comment soulignerait-on que le mot ne désigne pas seulement le régime juridique des cultes, mais un mode de rapport entre les croyances et un corps social « sécularisé »6 ? Hier, la Ligue de l’Enseignement prônait une « laïcité ouverte » ou « plurielle »7. Les détracteurs de la « laïcité positive » (formule proposée par M. Sarkozy et approuvée par Benoît XVI le 13 septembre dernier, déjà employée par J.- P. Chevènement, alors Ministre de l’intérieur8) ont-ils bien lu sa définition : « une laïcité qui ne considère pas que les religions sont un danger mais plutôt un atout » ? On peut préférer dire, avec Mgr Dagens, « qu’il y a un usage positif ou négatif de la laïcité »9. Peu importe : aucune de ces formules n’entend remettre en cause la loi de 1905 ! Elles ne cherchent qu’à souligner que la foi influence forcément les comportements publics. Dans leur Lettre aux catholiques de France, les évêques demandaient que les chrétiens soient reconnus « comme des citoyens qui prennent part à la vie actuelle de la société française, qui en respectent la laïcité constitutive et qui désirent y manifester la vitalité de leur foi »10.

Selon la doctrine sociale de l’Église, les chrétiens doivent s’engager en vue du « bien commun » de la société. Or, dans nos sociétés démocratiques, ce souci du bien commun est aujourd’hui fragilisé, de l’aveu même de maint observateur agnostique. Dix huit ans après qu’Edgar Morin ait constaté que l’affaiblissement concomitant des deux adversaires d’hier, l’Église et le camp « laïc », creusait le « trou noir de la laïcité »11, Marcel Gauchet appelle de ses vœux un « civisme chrétien » : « A partir du moment où les chrétiens…n’ont plus la prétention de détenir le dernier mot sur l’ordre de la vie collective, une carrière considérable leur est ouverte dans la manifestation des valeurs et des options qui leur paraissent bonnes pour la vie dans la cité. La religion… trouve dans ce paysage une légitimité considérable, y compris aux yeux de ceux qui ne croient pas »12.

La « théologie politique », qu’on avait cru un temps dépassée, trouve dans ces enjeux de fortes motivations pour se développer à nouveau13.

Christian Mellon

1  Voir Pierre Debergé, « Bible et laïcité », Documents Episcopat, 8, 2005.

2  « Le pouvoir civil, dont la fin propre est de pourvoir au bien commun temporel, doit donc, certes, reconnaître et favoriser la vie religieuse des citoyens, mais il faut dire qu’il dépasse ses limites s’il s’arroge le droit de diriger ou d’empêcher les actes religieux » (Dignitatis Humanae, III).

3 Gaudium et spes 76,2

4  Les travaux d’Emile Poulat, par leur objectivité, ont contribué à déminer le terrain des débats historiques sur ce que fut réellement la loi de 1905 et sur ses aménagements successifs. Voir notamment Notre laïcité publique, Paris, Berg international, 2003 et « La laïcité qui nous gouverne », Documents Episcopat, 8/9, juin 2001.

5  On relira, dans le numéro d’avril de La Lettre, les opinions de J.-B. de Foucauld et de Mgr Defois sur ces controverses. Très éclairant aussi l’article de J.-L. Schlegel, « Nicolas Sarkozy, la laïcité et les religions », Esprit,  février 2008.

6  Voir J.-M. Donégani, « La sécularisation et ses paradoxes », Projet, n°306, septembre 2008.

7  « Laïcité au pluriel » : titre d’un dossier de Projet, en 1991, dans lequel s’exprimaient deux membres de la Ligue de l’enseignement.

8  Discours lors de la consécration épiscopale de Mgr Doré, 23 novembre 1997.

9 La Croix, 18 janvier 2008.

10 Proposer la foi dans la société actuelle, Cerf, 1997, p 28. Ce document a contribué à décrisper les relations entre l’Église et les non sectaires du « camp laïc » : pour Michel Morineau (Ligue de l’enseignement), il « prouve la sincère prise en compte de la laïcité par l’Église » (Projet, n° 267, automne 2001, p 81).

11 Le Débat, n° 58, janvier 1990.

12 La Croix, janvier 2008.

13  Voir H-J Gagey, « L’énigme de la théologie politique », Documents Episcopat, mai 2002. Et aussi Paul Valadier, Détresse du politique, force du religieux, Seuil, 2007.